Survie

Cameroun : le laboratoire de la Françafrique

(mis en ligne le 5 avril 2011) - Samuël Foutoyet, Thomas Deltombe

Entretien avec Thomas
Deltombe à l’occasion de la
sortie du livre Kamerun !, la
guerre cachée aux origines
de la Françafrique, 1948-
1971, Thomas Deltombe,
Manuel Domergue et
Jacob Tatsitsa, éditions La
découverte, 2011

Billets d’Afrique : Comment est né
votre ouvrage ?

Thomas Deltombe : Kamerun ! c’est la
rencontre de trois auteurs s’intéressant à la
politique de la France en Afrique. Constatant
que de nombreux ouvrages évoquaient de
très graves « troubles » ayant eu lieu au
Cameroun au moment de l’indépendance
de ce pays mais que, comme l’expliquait
François-Xavier Verschave dans La
Françafrique, une étude systématique de ces
événements restait « à faire », le journaliste
Manuel Domergue et moi-même avons
décidé de remonter nos manches.

Manuel
s’est plongé dans les archives françaises et
je suis parti en 2006 enquêter au Cameroun,
pendant deux ans. Là, j’ai rencontré Jacob
Tatsitsa qui avait été conseiller historique
d’un film réalisé par la télévision suisse
sur l’assassinat de Félix Moumié, président
de l’Union des populations du Cameroun
(UPC). Dans le cadre de recherches
universitaires, Jacob travaillait depuis des
années et avec beaucoup d’abnégation, dans
les archives camerounaises, sur la résistance
kamerunaise et la répression française à
l’Ouest-Cameroun.

A mon retour en France
en 2008, nous avons poursuivi les recherches
avant de passer à la phase d’écriture.

Quelle méthodologie, quelles sources
avez-vous utilisées ?

Thomas Deltombe, Manuel Domergue, Jacob Tatsitsa : KAMERUN ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique 1948-1971. 740 pages, La Découverte, janvier 2011, 25 euros.

Une des difficultés de départ était que
beaucoup de choses étaient dites ou
écrites sur ces « événements » sans
que ces informations soient toujours
vérifiées et étayées. Nous devions donc
naviguer entre des faits solides, plutôt
rares, et un amas d’histoires, parfois
vraisemblables, parfois plus douteuses.

L’idée fondamentale était donc d’essayer
d’établir les faits, de façon la plus
irréfutable possible, en nous appuyant sur des
sources directes et vérifiables. Des sources
écrites d’abord : fonds Foccart ; archives
militaires, coloniales et diplomatiques
françaises ; archives nationales, régionales
ou départementales camerounaises. Mais
aussi une multitude d’entretiens, que nous
avons filmés en France et au Cameroun,
avec des administrateurs coloniaux,
des militaires français ou camerounais,
d’anciens combattants indépendantistes,
etc.

Grâce cette énorme matière, nous
pouvions progressivement emboîter les
différentes pièces du puzzle, comprendre
les grandes phases du conflit et documenter
dans le détail les techniques employées par
les belligérants.

Quelles sont les grandes avancées de
votre enquête, par rapport à ce qui a
déjà été écrit sur ce sujet ?

Outre l’importance de pouvoir enfin
s’appuyer sur des sources fiables et
recoupées, ce qui saute aux yeux dans
cette guerre c’est l’omniprésence de la
doctrine de « guerre révolutionnaire »
(DGR). Comme vous le savez, cette
doctrine a été élaborée par des officiers
français après leur défaite en Indochine.
Elle postule que l’ennemi n’est pas
« en face » mais caché à l’intérieur
de la population elle-même. Selon cette
doctrine, il faudrait donc contrôler cette
population totalement, physiquement et
psychologiquement, pour aller y détruire le
« virus subversif ».

De là découle toute une
série de techniques : militarisation des civils,
regroupement des villages, endoctrinement
des non-combattants, légitimation et
systématisation de la torture, etc...
On sait que ces techniques ont été
utilisées en Algérie. On n’ignorait
en revanche que cette doctrine avait
également inspiré les autorités françaises
au Cameroun dès janvier 1955.

Roland
Pré, alors haut-commissaire de la France
à Yaoundé, demande à toute la hiérarchie
administrative de s’inspirer des réflexions
du colonel Charles Lacheroy, principal
théoricien de la DGR. A partir de là, la
DGR a constitué la matrice et la colonne
vertébrale du système politico-sécuritaire
came­rounais. Et, d’une certaine façon,
elle le demeure encore aujourd’hui.

Vous dites que ce modèle de guerre
est aussi une des épines dorsales de la
Françafrique...

Comme l’ont montré avant nous d’autres
chercheurs et journalistes, la DGR porte en
elle un double danger. D’un côté, elle offre une technologie propice aux génocides :
anéantissement d’un « ennemi intérieur »
défini ethniquement (comme au Rwanda).
De l’autre, son aspect « totalitaire »
facilite l’établissement de dictatures
féroces dont la perpétuation ne se justifie
que par l’éradication permanente de toute
opposition, réelle ou potentielle (comme
ce fut le cas en Amérique latine dans les
années 1960-1970).

Dans le cas du Cameroun, la guerre que
la France a menée contre mouvement
indépendantiste à partir de 1955 va se
perpétuer, à partir des années 1961-1962, sous la forme d’un système de
gouvernement.

En d’autres termes : alors
que l’UPC continue de résister les armes
à la main jusqu’à la fin des années 1960,
la guerre française mute en dictature
africaine. Les techniques de guerre initiées
par les Français – torture, délation, lavage
de cerveau, culte de l’« apolitisme », traque
des « subversifs »... – vont devenir des
méthodes de gouvernement quotidien.

Ce qu’il y a de plus étonnant, c’est que
le Cameroun, considéré dans les années
1950 comme une « brèche » dans l’empire
français, du fait de son statut international,
va progressivement devenir, aux yeux
des Français, un « poisson pilote » de la
décolonisation.

Premier pays à accéder
à une « indépendance sous contrôle
français
 » et premier pays soumis à
une opération « extérieure » de l’armée
française en Afrique, dès 1960, le
Cameroun devient l’« exemple » d’une
gestion rénovée – mais toujours autoritaire
– de la domination coloniale. Et par
conséquent un « modèle » à exporter.

Parce qu’elle a été gagnée par la France,
la guerre du Cameroun a ainsi constitué
le laboratoire de ce système françafricain
que nous qualifions de « néocolonialisme
contre-subversif
 ».

llustration extraite de Kamerun ! Entraînement des élèves officiers de l’Ecole militaire interarmes du Cameroun, dans la zone de Koutaba en 1960, sous la supervision d’instructeurs français. Selon le colonel Sylvestre Mang, il s’agirait – dans la photo ci-dessus – du lieutenant Lefèvre (à côté de la lampe tempête) et de son adjoint Raymond Bosseboeuf (Archives nationales de Yaoundé).

Cette enquête a-t-elle modifié votre
regard sur la Françafrique ?

Au cours de nos investigations, nous avons
acquis la conviction que la Françafrique
n’est pas née ex-nihilo en 1958, comme
on a trop souvent tendance à le dire.

Bien que « géniaux » dans leur genre, De
Gaulle et Foccart doivent beaucoup à la
IVe république. D’une certaine façon, ils
n’ont fait que reprendre et systématiser
des politiques qui avaient été initiées du
temps de l’Union française : utilisation
intensive des théories militaires nées sous
la IVe, je l’ai dit, mais aussi africanisation
du personnel d’encadrement, contrôle à
distance de ces nouvelles « élites » dociles
grâce à des mécanismes d’interdépendance,
et finalement théorisation du concept de
vraie-fausses indépendances dans le cadre
d’un « grand ensemble » géostratégique.

Nos recherches s’intéressent d’ailleurs
à un concept très en vogue sous la
IVe République : l’Eurafrique.
Laquelle n’était, dans la plupart des
cas, qu’un autre mot pour définir ce
qui deviendra la Françafrique. Ce n’est
qu’une hypothèse mais je pense que
lorsque Houphouët-Boigny « invente » le
terme de Françafrique en 1955, il ne fait en
fait que broder autour du thème alors à la
mode de l’Eurafrique
dont par­le beaucoup
son rival Senghor, par
exemple.

En reconnectant la
Françafrique avec la
pensée
eurafricaine
qui l’a précédée,
on perçoit mieux
l’aspect
collectif
de
l’architecture
néocoloniale
française en Afri­que. Et on en
comprend mieux le
soubassement fon­cièrement
raciste - « Européen »
et
« Africain »
étant à l’époque
les synonymes de
« Blancs » et « Noirs ».

Il ne faut jamais perdre de vue que la
négrophobie est une condition nécessaire
à l’établissement et à la perpétuation de
la Françafrique. Assimiler cette dernière
à un simple « foccartisme » permet à
de trop nombreux commentateurs non
seulement d’en signer péremptoirement
l’acte de décès, mais également de nous
exempter d’une réflexion collective autour
de cette persistante « culture coloniale »,
indécrottablement raciste, dans laquelle
nous continuons à baigner.

Comment est accueilli le livre au
Cameroun ? Est-il médiatisé ?

Il est un peu tôt pour répondre parce qu’à
l’heure où je vous parle, les exemplaires
ne parviennent qu’au compte-goutte au
Cameroun, à cause du coût de transport.
Cependant les nombreux messages qui
parviennent du Cameroun, notamment sur
notre site internet – www.kamerun-lesite.com – sont incroyablement enthousiastes.

Mais nous savons aussi qu’il y a, çà et là,
des gens qui veulent organiser ce qu’ils
appellent « la riposte ». Les gardiens de
prison n’aiment pas qu’on examine les
fondations du pénitencier...

Propos recueillis par Samuël Foutoyet

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 199 - février 2011
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