Survie

Tunisie : les facteurs économiques et sociaux de la révolution

(mis en ligne le 7 février 2011) - Bernard Schmid

Le renversement politique,
qui vient d’avoir lieu en
Tunisie, est d’abord une
révolution démocratique.
Cependant, elle enferme
aussi, en son sein, un
soulèvement à caractère
social qui a déclenché
l’ensemble du processus.

Ceci est vrai du début jusqu’au
terme (provisoire) du processus.
Le mouvement a été lancé,
rappelons-le, par le geste désespéré d’un
jeune chômeur diplômé – Mohamed
Bouazizi, âgé de 26 ans – qui s’est
immolé par le feu devant la préfecture de
Sidi Bouzid, le 17 décembre 2010.

Cette ville d’environ 40 000 habitants,
située au centre de la Tunisie, fait partie
de ces zones systématiquement délaissées
par le pouvoir au profit du développement
des villes côtières ; le taux de chômage
de la ville est chiffré à 46 %, celui des
jeunes générations à 60 %. Sidi Bouzid
est loin d’être situé dans une zone
désertique (à la différence de régions
dans l’extrême sud de la Tunisie), et
possède au contraire une agriculture qui
pourrait être prospère. Cependant, 80 %
des terres de la région étaient accaparées
par le clan qui entourait Ben Ali.

Des chômeurs diplômés par milliers

Mais le désespoir des jeunes, souvent bardés
de diplômes et néanmoins chômeurs
sans véritable perspective (à défaut
d’appartenir à une « bonne famille »
ou d’avoir du « piston » qui marche),
va bien au-delà de Sidi Bouzid ou
d’autres régions de l’intérieur enclavé
de la Tunisie.

L’étincelle, provoquée
par l’immolation du jeune Mohammed
Bouazizi, qui entendait
protester contre
son harcèlement par les policiers locaux
(alors qu’il gagnait sa vie péniblement
en tant que vendeur « à la sauvette »
du secteur informel), a pu embraser
l’ensemble du pays.

Si cela a été possible,
c’est parce que des centaines de milliers
de Tunisiens – jeunes et moins jeunes
– se sont immédiatement reconnus dans
la situation du jeune précaire, mort deux
semaines et demie après s’être aspergé
de térébentine.Le terme de « chômeurs
diplômés
 » est connu dans l’ensemble
des pays du Maghreb ; au Maroc, il
existe depuis une dizaine d’années un
« mouvement des chômeurs diplômés »
structuré.

En Tunisie, la situation a fini par devenir
plus explosive parce qu’aucune activité
de protestation légale n’était possible
avant la chute du régime de Ben Ali
– aucune « soupape » n’était laissée à
la contestation. Cependant, il existe
des traits communs entre les différents
pays : Maroc, Tunisie, ou encore (avec
quelques différences) Égypte.

Tunisie, Maroc, des économies pour de la main d’oeuvre peu qualifiée

Plus on monte en niveau de formation et
de diplômes, plus on court de risques de
finir son périple comme chômeur.
Ce constat, qui ressort même des
statistiques officielles – particulièrement
nettes dans le cas du Maroc –, tient à
la structure profonde de l’économie.
Celle-ci est, d’un côté, marquée par
une prépondérance des emplois « de
basse qualification
 », délocalisés depuis
l’Europe où le patronat ne trouve plus (en
nombre) la main-d’oeuvre suffisamment
peu chère et malléable qu’il recherche.

Dans le cas de la Tunisie, une bonne
partie de l’économie se caractérise par la
sous-traitance, et une étroite dépendance
vis-à-vis de certaines « niches » des
marchés européens ; par exemple dans
le secteur de l’industrie automobile,
qui fait fabriquer en Tunisie les tapis
de voiture, alors que les véhicules eux-mêmes
sont construits ailleurs.

Avec
la crise financière et économique qui a
atteint l’Europe (en particulier le secteur
automobile) en 2008, la situation des
sous-traitants en Tunisie s’est d’ailleurs
elle-même assombrie.

Le même constat est valable pour le secteur
textile, deuxième plus gros employeur en
Tunisie avec 200 000 emplois (contre
230 000 dans le secteur du tourisme
« pas cher »), depuis la fin de l’Accord
multi-fibres en 2005 et l’exacerbation
de la concurrence mondiale depuis cette
période.

De l’autre côté, la monopolisation des
« morceaux de choix » de l’économie,
des meilleurs emplois et des rentes se
situation (le monopole pour l’importation
de voitures) par des clans mafieux – au
coeur desquels se trouvaient les familles
de Ben Ali et de son épouse Leila
Trabelsi – a contribué à fermer tous les
débouchés.

Si les facteurs sociaux ont été présents lors
du déclenchement de la révolte, ils l’ont
également été lors de son aboutissement
provisoire. Le changement de régime
politique (même si certains hommes, à
commencer par Mohamed Ghannouchi,
Premier ministre depuis le 17 novembre
1999, sont restés) est allé de pair,
dans de nombreuses entreprises, avec
l’éviction de dirigeants – imposée par
les travailleurs de la base – dès lors que
ceux-ci étaient impliqués dans l’ancien
régime et les réseaux de la corruption
généralisée.

Le PDG de TunisAir,
compagnie extrêmement phagocytée par
les pratiques de corruption – à l’instar
d’autres compagnies aériennes du
continent – a ainsi cru devoir s’enfermer
dans un bureau du cinquième étage, les
salariés lui demandant des comptes…

Des parasites au pouvoir

Une partie de la bourgeoisie locale
tunisienne peut elle-même trouver, en ce
moment, son compte dans les changements
en cours. En effet, les entreprises (surtout
PME) détenues par des nationaux ne
profitaient souvent pas vraiment de la
situation, mais se faisaient ponctionner
par des membres de la mafia régnante,
qui exigeaient des prises de participation
pour encaisser des dividendes sans
rien apporter.

En revanche, le grand
capital international – surtout français et
européen – arrivait très bien à s’arranger
avec la mafia du pouvoir : il concluait ses
affaires directement avec ses membres
les plus éminents.

Prenons l’exemple de
France Télécom-Orange, dont la filiale
Orange Tunisie était à 49 % la propriété
de l’entreprise française, mais à 51 % la
propriété d’un gendre de Ben Ali, Marwan
Mabrouk. Aujourd’hui, Mabrouk a fui le
pays, et la multinationale française fait
face à un léger problème…

Le capital international, surtout européen,
est aussi attristé que ses centres d’appel
délocalisés en Tunisie – 8 % à 12 %
des appels des opérateurs téléphoniques
français passaient jusqu’ici par ce pays –
marchent actuellement au ralenti, du fait
des grèves et bouleversements en cours.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 199 - février 2011
Les articles du mensuel sont mis en ligne avec du délai. Pour recevoir l'intégralité des articles publiés chaque mois, abonnez-vous
a lire aussi