Survie

Pétrole : De la RDC au boulevard Saint-Germain, les sales histoires de Perenco

rédigé le 30 novembre 2023 (mis en ligne le 31 mars 2023) - Nicolas Butor

Dans une série d’articles publiés en novembre, les médias d’investigation Disclose et Investigate Europe dévoilaient les liens financiers entre la ministre de la Transition énergétique Agnès Pannier-Runacher et Perenco, deuxième producteur français de pétrole brut. Des liens d’autant plus embarrassants que l’enquête révèle les atteintes à l’environnement et aux droits humains de l’entreprise dans ses pays d’exploitation.

Le 15 novembre dernier, un décret publié au Journal officiel indiquait qu’Agnès Pannier-Runacher, ministre de la Transition énergétique, ne pouvait plus s’occuper des dossiers relatifs à Perenco, deuxième producteur français de pétrole brut derrière TotalEnergies. Et pour cause : une semaine auparavant, les médias d’investigation Disclose et Investigate Europe (IE) révélaient ses liens financiers troubles avec l’entreprise pétrolière, qu’elle avait omis de mentionner auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Elle aurait pourtant pu les indiquer dans ses déclarations d’intérêt et de patrimoine à deux reprises, en 2018 (nomination au ministère de l’économie) et en 2020 (nomination au ministère de l’industrie).
Légalement, il est vrai que rien ne l’y obligeait, car ses liens avec Perenco ne sont qu’indirects. Tout commence avec la création en juillet 2016 de l’entreprise Arjunem. Parmi les actionnaires de la société, Jean-Michel Runacher, le père d’Agnès Pannier-Runacher, mais également ses enfants, à l’époque âgés de 13, 10 et 5 ans et pour lesquels la ministre a signé des documents les autorisant à rejoindre le capital de l’entreprise pour 10 euros symboliques. Le reste du capital (1,2 million d’euros) est apporté par Jean-Michel Runacher.
Pour ce dernier, le but de la manœuvre est de transmettre cet argent à ses petits-enfants sans qu’ils n’aient à payer de droits de succession, un procédé éthiquement douteux. Mais, plus gênant encore, ce cadeau est constitué de fonds spéculatifs déposés dans des paradis fiscaux, dans lesquels se trouvent notamment des investissements de Perenco.

La famille Runacher 
trempe dans le brut

Les liens entre la famille Runacher et Perenco sont anciens. Au moment de la création de l’entreprise pétrolière en 1992, Jean-Michel Runacher est déjà un associé de longue date de son fondateur Hubert Perrodo (dont la famille constitue la 15e fortune française). Nommé directeur général de la compagnie, il en sera ensuite directeur financier puis administrateur jusqu’en 2020. Bien qu’il n’y travaille plus aujourd’hui, il continuerait selon un porte-parole de Perenco à la conseiller ponctuellement. Disclose et IE rapportent même qu’il continue à diriger deux sociétés financières de Perenco, Global Financial Investment SA et la BNF Capital.
Avec la création d’Arjunem grâce au patrimoine accumulé par le père au cours de sa carrière chez Perenco, ce sont maintenant les enfants d’Agnès Pannier-Runacher qui sont associés au groupe pétrolier. Elle nie pourtant tout conflit d’intérêt, arguant qu’il s’agit uniquement du patrimoine de ses enfants et qu’elle n’a pas à être associée aux activités de son père. Mais selon Béatrice Guillemont, directrice générale de l’association Anticor interrogée par Disclose : « La ministre est dans une situation de conflits d’intérêts au sens de l’article 2 de la loi du 11 octobre 2013. En raison de l’exigence de probité, elle aurait dû déclarer ses liens familiaux avec une compagnie pétrolière. »
Au moment de la rédaction de l’enquête, cet avis était partagé par la HATVP, qui indiquait à Disclose et IE que « l’absence d’obligation déclarative ne dispense pas le responsable public de veiller à prévenir et faire cesser les situations de conflits d’intérêts qui naîtraient d’autres intérêts indirects détenus, tels que l’activité des enfants ou d’autres membres de la famille ». Et si, après une enquête ouverte le 8 novembre, l’autorité administrative annonçait la semaine suivante avoir constaté « l’absence de manquement de Mme Pannier-Runacher à ses obligations déclaratives », le décret du 15 novembre semble bien manifester l’ambiguïté de la situation.

C’est dans les 
vieux pots que 
Perenco fait les meilleures soupes (au pétrole)

Mais au-delà du conflit d’intérêt et de la bassesse du montage financier, le fait que l’entreprise concernée soit Perenco a de quoi faire grincer des dents. Le groupe pétrolier, qui possède aujourd’hui 3 000 gisements dans 14 pays pour un chiffre d’affaires de 7 milliards d’euros par an, présente en effet plusieurs singularités par rapport aux autres grandes entreprises du secteur.
D’abord, sa capacité à passer sous les radars légaux : Perenco n’est pas cotée en bourse, ce qui la dispense de certaines règles de transparence qui obligent les autres sociétés, et sa taille (moins de 10 000 salariés) la soustrait à la loi sur le devoir de vigilance de 2017 qui impose aux entreprises françaises de lister les risques liés à leurs activités pour l’environnement et les populations. Ensuite, son opacité financière totale : l’entreprise, bien qu’officiellement domiciliée à Londres et Paris, est en fait composée d’un grand nombre de sociétés, filiales et autres holdings, toutes enregistrées dans des paradis fiscaux. Dernière particularité, et non des moindres, son modèle d’entreprise : la multinationale est spécialisée dans le rachat de gisements en fin de vie auprès de grands groupes pétroliers. L’objectif est d’en tirer un maximum de profits en dépit de toute considération humaine ou environnementale, comme l’avoue lui-même à Disclose et IE un ancien cadre de Perenco en Afrique : « C’est sûr que si l’on compare avec les standards de Total ou des grosses boîtes américaines, nous n’y sommes pas. [Les actionnaires du groupe] se permettent de remettre en cause certaines pratiques qu’ils estiment incompatibles avec leur modèle. » Quand on connaît les « standards » de Total dans ses pays d’exploitation, l’assertion prête à rire nerveusement…

Perenco, ton 
univers impitoyable

L’enquête de Disclose et IE recense les nombreuses exactions qui sont la conséquence directe de l’exploitation pétrolière à la Perenco. L’entreprise est apparemment prête à tout pour sécuriser ses intérêts et s’assurer la rentabilité maximale de ses gisements. Elle n’hésite pas à piétiner les droits des populations autochtones, comme au Guatemela, où plusieurs ONG et habitants accusent Perenco d’être impliqué dans des déplacements de populations indigènes ; ou au Pérou où elle a attaqué en justice la décision gouvernementale de créer une réserve indigène sur un territoire qu’elle exploite.
L’entreprise ne se prive d’ailleurs pas de faire pression d’une façon ou d’une autre sur les pouvoirs publics. Elle a notamment fait condamner le gouvernement équatorien à lui verser 391 millions de dollars quand celui-ci a tenté de réquisitionner par décret les « revenus extraordinaires » de l’exploitation de l’or noir. Au Vénézuela, elle aurait même remis 3 millions d’euros en pot-de-vin à un directeur de l’entreprise pétrolière publique du pays, selon le principal interessé - une accusation qualifiée par Perenco de « fausse et diffamatoire ».
Les conséquences environnementales des activités de la multinationale sont également au cœur de l’enquête de Disclose et IE : en Tunisie, où elle a procédé à des campagnes illégales de fracturation hydraulique, au Gabon, en Colombie… L’exemple de l’exploitation de Muanda en République démocratique du Congo (RDC), largement documenté dans l’enquête, est à ce titre un cas d’école. Perenco possède en RDC une dizaine de gisements situés aux abords du parc marin des mangroves, un écosystème de 700 km2 situé près de la ville de Muanda. Entre 2012 et 2021, pas moins de 167 accusations concernant l’environnement ou la santé des populations locales ont été portées à l’encontre de l’entreprise par des ONG, des universitaires ou encore le sénat congolais.

Muanda à feu et à sang

Dans le paysage du parc, un élément impossible à rater est révélateur des ravages de Perenco sur l’écosystème local : les torchères, de grandes flammes causées par la combustion intentionnelle et continue du gaz libéré lors de l’extraction du pétrole. A elles seules, ces torchères auraient rejeté deux milliards de mètres cubes de méthane dans l’atmosphère. L’enquête dénombre 58 torchères allumées entre 2012 et 2021 dans ou à proximité du parc et apporte la preuve que certaines y brûlent toujours aujourd’hui.
Le torchage a pourtant été interdit par la loi congolaise en 2015, mais Perenco se justifie en invoquant le fait que les contrats ont été signés avant cette date, et assure investir pour diminuer l’utilisation de cette pratique. Selon l’ONG Renad et les habitants des nombreux villages du secteur, mêmes éteintes, ces torchères représentent un danger, car les épanchements de gaz non brûlé bouleversent les cultures et la flore sauvage.
La pollution causée par les activités de l’entreprise en RDC prend d’autres formes. L’enfouissement des boues de forage par exemple, qui peuvent encore contenir des hydrocarbures ou des métaux lourds (même si Perenco affirme que, traitées, elles ne présentent pas de danger) ou les fuites de pétrole dans les sols et les cours d’eau. Disclose et IE en ont dénombré au moins six, ce qui a été confirmé par un ancien employé de l’entreprise à Muanda. Celui-ci avoue d’ailleurs dans l’enquête que certaines de ces fuites sont dues à « l’usure ou à la vétusté des installations ».
La santé des habitants de Muanda aussi pâtit de ces nombreuses pollutions. Les vapeurs toxiques liées aux rejets de gaz seraient à l’origine des taux anormalement élevés de diarrhées, de maladies respiratoires et de contamination au benzène mesurés par l’université de Lubumbashi en 2020. Elles pourraient même être à l’origine de la mort en 2016 d’un bébé de deux mois et d’un homme de 21 ans dans le village de Kitombé après des vomissements de sang.
Face à ce scandale sanitaire et écologique, les ONG Sherpa et Les Amis de la Terre ont décidé en 2019 d’attaquer Perenco en justice pour faire reconnaître sa responsabilité dans les agissements de ses filiales en RDC. Après une victoire en première instance, la Cour de cassation a confirmé en mars 2022 le droit pour les ONG d’accéder aux documents internes de l’entreprise, qui se montre réticente à les communiquer…
Nicolas Butor

Sauf mention contraire, toutes les citations sont tirées de l’enquête de Disclose

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 323 - décembre 2022
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