Témoignage de Sara
Prestianni, membre du
réseau Migreurop qui compte
40 associations d’Europe,
d’Afrique et du Moyen Orient
ainsi qu’une trentaine de
chercheurs et de militants.
Migreurop étudie les impacts
des politiques migratoires
européennes dans l’espace
européen et à l’extérieur,
notamment la politique de
sous-traitance de la gestion
migratoire aux pays de
transit des migrants.
Billets d’Afrique (BDA) : Quels sont les fondamentaux de la relation italo-libyenne ?
Sara Prestianni : Les relations entre
l’Italie et la Libye ont commencé en
1911, par la colonisation de ce territoire
sous contrôle ottoman qui se poursuit sous
le gouvernement fasciste de Mussolini
période de pacification violente, et
s’achève en 1951. Cette colonisation a
surtout permis à l’Italie de faire un pont
avec l’Afrique, de montrer à la France
et à l’Angleterre qu’elle avait aussi des
colonies.
La relation économique entre les deux
pays repose principalement sur le gaz
et le pétrole. L’exploitation du pétrole
commence à la fin de la colonisation.
La grosse entreprise pétrolière d’Etat
italienne, ENI, arrive sur le territoire libyen
à la fin des années 1950. De l’exploitation
de quelques puits de pétrole au départ, elle
s’est développée au fil des ans, notamment
en mer. ENI est actuellement le premier
producteur étranger. Elle exporte vers
l’Italie le quart de la production libyenne
(plus de 500 000 équivalents barils de
pétrole ou gaz produits par jour, dont 244
000 exportés vers la Botte), notamment
via le gazoduc Greenstream passant sous
le canal de Sicile et apporte 10% de la
production de gaz du pays au territoire
italien.
Récemment, en octobre 2007,
la signature d’un accord « stratégique »
entre ENI et NOC (la compagnie nationale
libyenne de pétrole) a renforcé la place de
l’Italie comme premier partenaire de la
Libye pour le pétrole. ENI y obtient le prolongement de son contrat
d’approvisionnement en gaz et pétrole
pour les vingt-cinq prochaines années et
s’ouvre des perspectives d’importants
investissements sur les dix ans à venir. Elle
s’assure ainsi l’exploitation du pétrole et du
gaz libyen respectivement jusque 2042 et
2047.
BDA : A quel moment la question migratoire
devient-elle également un élément clef de la
relation entre l’Italie et la Libye ?
SP : C’est surtout à partir du début des
années 2000, au moment où l’île de Lampe
dusa devient une des portes d’entrée de
l’Europe pour les migrants en provenance
d’Afrique. On parle alors d’une moyenne
de 30 000 arrivées par an. L’Italie se rend
compte que la majorité part de Libye où les
migrants subsahariens et même maghrébins
transitent. Elle décide alors de faire pression
sur la Libye afin qu’elle collabore au
contrôle de l’immigration, qu’elle bloque
les migrants avant qu’ils n’arrivent à
Lampedusa. Les négociations sont menées
de 2003 à 2008, tant par le gouvernement
de gauche de Romano Prodi que par le
gouvernement de droite de Berlusconi.
Kadhafi a fait traîner les négociations afin
d’augmenter la contrepartie financière.
Il n’a pas hésité non plus à faire pression en
ouvrant et fermant le robinet de l’immigration pour faire pression. Pour lui, le fait
d’avoir des immigrés n’est pas un problème
car l’économie libyenne repose sur le travail
de migrants. C’est finalement Berlusconi
qui signe ce premier « Traité d’amitié et
coopération italo-libyen » en août 2008
à Benghazi. Il est présenté officiellement
comme un dédommagement de l’époque
coloniale mais prévoit surtout nombre
de clauses économiques et relatives aux
migrations. Il révèle pour la première fois, et
de façon évidente, l’intrication permanente
de ces deux dimensions.
Par cet accord –
révélé par La Repubblica – l’Italie accorde
cinq milliards d’euros sur vingt-cinq ans
à la Libye pour développer son réseau de
transports et la mise en place d’infrastructures et de services, à condition que cela
soit fait par des entreprises italiennes. De
son côté, la Libye s’engage à contrôler ses
frontières maritimes c’est-à-dire bloquer
la migration qui part des côtes libyennes
vers l’Italie et à contrôler sa frontière Sud,
avec le Tchad, le Soudan et le Niger. Pour
ce faire, elle accepte de construire un mur
électronique anti-immigrés dont le coût
s’élève à 300 millions d’euros, financé à 50%
par l’Italie et à 50% par l’Union européenne.
La construction de ce mur est confiée à
une entreprise italienne, Selex sistemi
integrati, liée à Finmeccanica. L’Italie offre
également du matériel. Ainsi, en mai 2009,
la brigade financière italienne fait don de six
vedettes patrouilleurs. Les effets de l’accord
de Benghazi sont immédiats : le nombre
d’arrivées à Lampedusa baisse de quelques
milliers à quelques centaines en une année,
au point qu’il n’y avait presque plus
d’arrivées à Lampedusa fin 2009.
Kadhafi,
gendarme de l’Europe et sous-traitant de la
gestion migratoire, collabore étroitement en
acceptant également les migrants refoulés.
BDA : Et qu’en est-il du volet économique
de l’accord de Benghazi de 2008 ?
SP : Les liens sont très étroits entre les
deux pays. La Libye a investi dans les
entreprises italiennes. Elle possède des
actions de la banque Unicredit, de l’équipe
de football de la Juventus de Turin, de
FIAT, etc.). L’accord d’août 2008 a conduit
à l’augmentation importante du nombre
des entreprises italiennes en Libye. Ces
entreprises sont souvent liées ou sont des
filiales d’ENI – dont on a déjà parlé - ou de
Finmeccanica - entreprise semi-publique,
spécialisée dans les systèmes de contrôle,
qui travaillait jusque-là surtout avec les
Etats-Unis. Finmeccanica a signé en 2009
un accord pour la mise en œuvre d’activités
stratégiques avec la Libyan investissement
authority et le fonds d’investissement
Libyan African investissement portfolio.
Objectif : développer une coopération
stratégique en Afrique et au Moyen-Orient.
L’Italie a également vendu des armes
à la Libye : hélicoptères, des systèmes
de contrôle et d’armements. Le chiffre
d’affaires de Finmeccanica est passé de
45 milliards d’euros en 2006 à près de cent
milliards d’euros en 2016 notamment grâce
aux marchés en Libye !
Cette collaboration très étroite a été présentée, par le gouvernement Berlusconi, comme
un important succès dans la lutte contre
l’immigration clandestine et pour les affaires
des entreprises italiennes en Libye. En
revanche, elle a fermé les yeux sur la nature
du régime libyen, sachant parfaitement que
c’était une dictature n’hésitant pas à torturer
les migrants refoulés du territoire italien.
En février 2011, les Italiens ont été terrifiés
par ce qui se passait en Libye. Berlusconi a
confirmé son amitié avec le gouvernement
de Kadhafi avant de s’aligner tardivement
sur les partenaires européens. Un discours
populiste visant à effrayer l’opinion devant
la menace d’une « invasion » de migrants
et l’augmentation du pétrole a avancé des
chiffres totalement improbables. Il a en effet
été question d’1,5 millions de migrants et
d’un baril de brut à 200 dollars.
BDA : C’est à ce moment-là que la France
rentre en jeu ?
SP : La France a toujours essayé de
mettre la main sur la relation avec la
Libye. La façon dont Sarkozy a géré
l’affaire des infirmières bulgares en jouant
les médiateurs en 2007 en est le parfait
exemple. En février 2011, la France
fait le même calcul sachant la relation
privilégiée entre Kadhafi et l’Italie.
En affichant tout de suite sa proximité
avec le Conseil national de la transition
libyenne (CNT), elle espère avoir un rôle
politique plus important en plus d’avoir
la mainmise sur les ressources pétrolières
après leur victoire. Mais d’une certaine
façon la situation est revenue à un
équilibre car le 29 mars dernier, Moustafa
Abdel Jalil, responsable du CNT a
déclaré que son mouvement respectera
les accords avec l’Italie tant sur les
questions migratoires qu’économiques.
On constate malheureusement qu’il y a
peu d’inflexion par rapport à la politique
de Kadhafi.
BDA : La question migratoire, qui a
cristallisé la relation entre la France et
l’Italie ces dernières semaines, serait-
elle la partie visible de l’iceberg des
tensions entre les deux pays ?
SP : C’est clair que l’octroi de permis de
séjour par l’Italie aux migrants afin qu’ils
puissent rejoindre la France est un moyen
de faire pression sur elle et de lui faire
comprendre que la question migratoire,
c’est l’affaire des Italiens. C’est peut-être
aussi une façon de lui faire comprendre
que la Libye est une chasse gardée.
De son côté, Kadhafi utilise toujours
les migrants pour faire peur à l’Italie :
nombre de migrants arrivés à Lampedusa
racontent qu’ils sont partis directement
du port de Tripoli et qu’ils ont reçu des
pressions des troupes de Kadhafi. Cela a
eu de l’effet puisque la Ligue du Nord a
remis en cause la collaboration de l’Italie
avec l’OTAN avec un discours très
clair : bombes = clandestins. Cela mène
aussi à une hécatombe dans le canal de la
Sicile. Depuis février 2011, on a compté
1400 morts et le chiffre est certainement
bien plus élevé en réalité.
La nature du régime de Kadhafi puis la
guerre libyenne n’a pas conduit à une
remise en question des relations très
étroites entre l’Italie et la Libye, ni même
le partenariat privilégié que l’Union
Européenne entretient avec elle, ni les
négociations en cours sur les questions
migratoires.
C’est en fait l’inverse qui
s’est produit : Anna Cecilia Malmström,
commissaire européenne aux Affaires
intérieures déclarait en mars qu’il fallait
relancer l’accord migratoire UE-Libye
et que le nouveau gouvernement était en
capacité de le faire ! L’immigration est
désormais un enjeu clef de la relation
avec des pays tiers, interdépendante de
la question économique. In fine, elle
conduit les pays de l’UE à soutenir
des régimes dictatoriaux, la violation
des droits fondamentaux, la torture,
l’enfermement et souvent la mort des
migrants.
Propos recueillis par Juliette Poirson