Survie

Branle-bas de combat contre un rapport qui dérange

(mis en ligne le 1er février 2012) - Groupe Rwanda

La communication aux parties
par les juges Trévidic et Poux
des résultats de l’expertise
balistique sur l’attentat du
6 avril 1994 a réveillé les
défenseurs de la politique
menée par la France au
Rwanda entre 1990 et 1994.

Furieux que la piste d’un assassinat
commis par le FPR soit désormais
improbable et que les soupçons de
la justice française se tournent enfin vers
les extrémistes hutu, plusieurs journalistes,
universitaires et responsables politiques
ont depuis déversé dans les médias des
tombereaux de mensonges soigneusement
affûtés.

Leurs thèses sont connues. Leurs noms aussi.
Pour eux, le Front patriotique rwandais
(FPR) de Paul Kagame a abattu l’avion du
président Habyarimana et « déclenché »
ainsi le génocide rwandais (ils ont beaucoup
de mal à dire « génocide des Tutsi »). Pour
eux, Kagame, mu par une soif inextinguible
de pouvoir, peut être considéré comme le
responsable du génocide des siens. Pour
eux, il est également coupable d’un génocide
des Hutu. C’est le même discours qui est
ainsi tenu en boucle à l’opinion publique
française depuis bientôt dix-huit ans. Et
qui a resurgi avec une force inattendue
pour tenter de relativiser le rapport des
experts et l’interprétation que l’on peut
raisonnablement en donner.

Jeter le doute sur le travail des experts

Faire feu de tout bois pour atténuer la portée
du rapport balistique sur l’attentat, tel semble
être le mot d’ordre. Le premier contrefeu
consiste à affirmer que les conclusions du
rapport reposeraient sur l’expert acoustique,
qui ne s’est pas rendu au Rwanda (Hubert
Védrine, Le monde selon Hubert Védrine,
France Culture, 13 janvier 2012
 ; Bernard
Lugan, sur le site de l’association France-
Turquoise ; Alma Rodinson, Politis du 26
janvier 2012).

Rappelons les faits : quand les cinq experts
français ont demandé l’aide d’un acousticien,
les constatations matérielles faites sur la
carcasse de l’avion incitaient déjà à exclure
que le site de Masaka puisse être le lieu du
tir des missiles. Elles montraient en effet que
le missile avait atteint le dessous de l’aile
gauche. Or, depuis Masaka, le missile ne
pouvait pas percuter l’avion à cet endroit. Il
ne pouvait que percuter un des réacteurs, alors
qu’ils n’onta pas été touchés. L’expertise
acoustique a d’abord confirmé que Masaka
était trop loin pour que les témoins aient pu
entendre le souffle de départ des tirs depuis
le camp de Kanombe où ils se trouvaient.
Elle a servi ensuite à préciser les lieux de tir
possible à Kanombe. Fondée sur la différence
entre la vitesse du son et la vitesse de la
lumière ­ – les témoins avaient-ils d’abord
vu la trajectoire du missile ou entendu le
souffle de son départ ? – qui est la même à
Paris et à Kigali, elle ne nécessitait pas de se
rendre sur place, des relevés topographiques
très précis ayant été réalisés au Rwanda
par les cinq autres experts.

Concernant
les témoins, il est presque comique de lire
sous la plume d’Alma Rodinson qu’ils ont
été « fournis par le régime rwandais, les
témoins d’autres pistes [Masaka] ayant été
écartés
 ». Parmi les témoins « fournis par
le régime rwandais
 » figurent en effet trois
médecins militaires belges et un officier
français, le commandant de Saint-Quentin,
qui logeait au camp de Kanombe avec sa
famille ! Quant aux « témoins de Masaka »,
dont le juge Bruguière avait fait grand
usage, l’un d’entre eux a protesté qu’on
avait détourné ses propos, d’autres ont été
convaincus de mensonge et le principal,
Abdul Joshua Ruzibiza, a reconnu sur
procès-verbal qu’il n’était pas présent sur
les lieux de l’attentat.

Le FPR s’infiltre partout...

Une fois admis que les tirs sont bien partis
de Kanombe, la deuxième ligne de défense
consiste à suggérer que le camp était en
quelque sorte ouvert à tous vents et qu’il était
possible pour le FPR de s’infiltrer dans la
zone, « à l’intérieur ou à l’extérieur du camp »
(Stephen Smith, Libération du 23 janvier
2012 ; Alma Rodinson). Rappelons, même si
tout est possible avec un peu d’imagination,
que nous parlons d’un camp militaire abritant
le cantonnement d’une des unités d’élite
des Forces armées rwandaises (FAR), le
bataillon para-commando, et un détachement
de la garde présidentielle affecté à la sécurité
de la résidence du chef de l’Etat jouxtant le
camp...

Et revoilà les missiles venus d’Ouganda !

Balayant ces objections, l’un de nos braves
polémistes s’interroge : « Est-ce que c’est
central que les missiles soient partis d’un
camp hutu ? Ce qui est central, ce n’est pas
l’affirmation, peut-être inexacte [admirons
l’artiste !], sur l’origine du tir. C’est l’origine
du missile. C’est un missile numéroté dont
on a retrouvé la trace et qui est un missile
soviétique qui est arrivé en Ouganda et qui
est passé de l’Ouganda au FPR
 » (Hubert
Védrine). L’adjectif « numéroté » est là pour
impressionner le chaland.

En exclusivité
pour ses lecteurs, Billets d’Afrique va donner
le numéro de série de ce missile, ou plus
précisément de son lanceur : 9 M 322.
La rédaction tient cette information ultra-secrète d’une source confidentielle : le rapport
de la Mission d’information parlementaire de
1998... Les députés se sont en effet penchés
sur l’attentat du 6 avril en étudiant les
différentes pistes.

Ils ont été opportunément éclairés par des
photographies fournies par la Direction du
renseignement militaire (DRM), présentées
comme des photographies du lanceur d’un
des deux missiles SA 16 ayant servi à abattre
l’avion. Le lanceur photographié portait le
même numéro que l’un des deux lanceurs
évoqués par Filip Reyntjens en 1995. Après
avoir longuement examiné la question, les
députés concluent : « La probabilité étant
forte que le missile photographié n’ait pas
été tiré, ce missile ne peut en aucune manière
être considéré de façon fiable comme l’arme
ayant abattu l’avion du président Juvénal
Habyarimana
 ».

Alors de deux choses l’une :
soit M. Védrine parle d’un autre missile et il
doit dans ce cas prendre rapidement rendez-vous avec les juges Trévidic et Poux pour
leur communiquer ses informations ; soit il
parle du missile étudié par la MIP, et il est
alors étonnant que l’ancien secrétaire général
de l’Elysée et ancien ministre des Affaires
étrangères ait si mal lu le rapport de la Mission
d’information parlementaire présidée par son
ami Paul Quilès, autre gardien intransigeant
de l’héritage mitterrandien. Ajoutons que les
députés avaient eu un fort sentiment d’avoir
été « enfumés » avec ces documents apportés
pendant le génocide au général Huchon, chef
de la Mission militaire de coopération, par
le lieutenant-colonel Rwabalinda, de l’Etat-major des FAR. Ils écrivent en termes peu
diplomatiques : « L’intervention des FAR en
exil dans cette tentative de désinformation
ne les désigne-t-elle pas comme possibles
protagonistes d’une tentative de dissi­mulation ? A moins que sincères, les FAR en
exil aient elles-mêmes été manipulées mais,
dans ce cas, par qui ?
 ».

Les FAR n’avaient pas de missiles SA 16

Hubert Védrine et Bernard Lugan le
proclament, Alma Rodinson et Stephen Smith
le laissent entendre : les missiles provenaient
d’un stock de l’armée ougandaise, très
proche du FPR. Les FAR n’auraient pas été
en possession de tels missiles. Là encore, on
nous ressert une vieille histoire réfutée par les
députés de la MIP en 1998 : « Nous savons de
sources concordantes, que les forces armées
rwandaises avaient récupéré, en 1990 et
1991, sur le théâtre des opérations militaires
et sur le FPR, des missiles soviétiques,
qu’elles auraient pu utiliser pour perpétrer
l’attentat
 ».

Les FAR ne savaient pas tirer

S’il faut bien admettre que les missiles ayant
servi à abattre l’avion n’ont pas été retrouvés
et que les FAR disposaient de missiles SA
16, comment, dans ces conditions, continuer
à soutenir que seul le FPR a pu faire le
coup ? En arguant que les FAR n’avaient
pas de personnel formé et compétent pour
tirer ces missiles (Stephen Smith). Tout le
monde en convient, effectivement. Reste
alors une seule possibilité : celle d’une
aide extérieure. Militaires ? Mercenaires en
service commandé ? Ou agissant au bénéfice
de certains extrémistes hutu ? Des tireurs
français ? Formés par des Français ? Et Paul
Barril dans tout ça ?

Ce qui est certain, c’est que cette piste d’une
main française dans l’attentat n’a pour le
moment pas été examinée à fond, ni par
les députés, qui l’ont au moins envisagée
grâce aux documents fournis par Patrick de
Saint-Exupéry, ni, évidemment, par le juge
Bruguière.

Le rapport des experts ne dit pas qui a tiré

C’est la dernière trouvaille, l’argument
définitif : le rapport balistique ne révèle pas
l’identité des tueurs (Alma Rodinson). Il s’agit
de « preuves sans conclusions » (Stephen
Smith). Que répondre à tant de bêtise ?
Que puisque tous les autres mensonges de
l’instruction Bruguière se sont dissipés,
le fait que les tirs soient partis d’une zone
étroitement contrôlée par des soldats d’élite
de l’armée rwandaise permet de conclure que
ce sont très probablement, les extrémistes
hutu (et parmi eux des officiers supérieurs)
qui ont assassiné Habyarimama, avant de
perpétrer un coup d’Etat dès la nuit du 6 au
7 avril 1994, et de s’emparer du pouvoir.

La formation du Gouvernement intérimaire
rwandais, dans les locaux de l’ambassade
de France, marquant le 9 avril la réussite du
putsch.

La suite au prochain numéro

Après cette réfutation, bien lassante pour le
lecteur, mais indispensable, des falsifications
répandues dans les médias ces dernières
se­maines à propos du rapport d’expertise, la
question qui se pose est celle-ci : pourquoi
un ancien ministre – Hubert Védrine -, un
ancien spécialiste de l’Afrique à Libération
et au Monde, aujourd’hui professeur
d’université aux Etats-Unis – Stephen Smith
 , un historien – Bernard Lugan -, un inconnu
sous pseudo aux débuts prometteurs dans
le domaine de la désinformation – Alma
Rodinson (dans Politis), ne peuvent-ils pas
accepter l’idée que ce n’est pas le FPR qui a
abattu l’avion du président Habyarimana ?

Réponse à cette question dans la deuxième
partie de cet article, à paraître dans Billets
d’Afrique de mars sous le titre « Un
négationnisme d’Etat
 ».

Soutenez l'action en justice contre Total !
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 210 - février 2012
Les articles du mensuel sont mis en ligne avec du délai. Pour recevoir l'intégralité des articles publiés chaque mois, abonnez-vous
Pour aller plus loin
a lire aussi