Depuis 1994, les plus
hautes autorités de l’Etat
dissimulent aux citoyens le
soutien indéfectible accordé
par la France à ceux qui
ont préparé puis commis
le génocide des Tutsi. Pour
cela, il est impératif que le
FPR apparaisse comme
« l’instigateur global » de la
tragédie rwandaise, selon
l’expression d’Hubert Védrine.
Le rapport d’expertise sur
l’attentat du 6 avril remis aux
juges Trévidic et Poux, qui
disculpe en pratique le FPR,
doit donc à tout prix être mis
en doute (Billets n°210, février
2012).
Depuis dix-huit ans, les filets
de la désinformation sont inlassablement tissés par des
responsables politiques, des officiers,
des journalistes et des intellectuels, le
plus souvent les mêmes. Ils ne cessent
d’abreuver l’opinion publique de leurs
« arguments » : le premier est que pour
accéder au pouvoir au Rwanda, le FPR
aurait commis l’attentat du 6 avril 1994
et provoqué ainsi le génocide des Tutsi.
Le second est que ce génocide se serait
doublé d’un génocide des Hutu, commis
par le FPR au Rwanda, puis au Zaïre/
RDC. Enfin, le troisième est que la France
aurait essayé en vain une politique de
conciliation entre les différentes factions
afin d’encourager le Rwanda sur la voie
de la démocratie. Une fois le génocide
déclenché, elle serait intervenue, seule,
pour y mettre fin en lançant l’opération
Turquoise.
En résumé, Paul Kagame serait responsable du génocide des siens et
coupable d’un génocide des Hutu.
Quant à la la France, elle n’aurait rien
à se reprocher, bien au contraire, car
l’opération Turquoise aurait mis un terme
au génocide... Le fait que de tels propos
puissent être tenus aujourd’hui sans
susciter immédiatement des réactions
scandalisées ou ironiques montre le
degré de succès de la manipulation
opérée depuis 1994.
Si les défenseurs de la politique française
au Rwanda ne peuvent accepter l’idée que
l’attentat du 6 avril 1994 a été commis par
d’autres que le FPR, c’est que leur explication du génocide repose implicitement
sur l’idée que l’extermination des Tutsi
a été causée par la colère spontanée de la
population hutu à l’annonce de la mort
du président Habyarimana. Cela permet
d’abord de faire porter la responsabilité du
génocide au FPR qui l’aurait « déclenché »
par sa volonté d’arriver au pouvoir par tous
les moyens. En assassinant le président, le
FPR aurait déchaîné la fureur meurtrière
du « peuple majoritaire » contre les Tutsi.
On accuse donc les victimes d’être les
bourreaux.
Cela donne, sous la plume de Stephen
Smith : « L’expertise [remise aux juges
Trévidic et Poux] [...] ne nous apprend
pas qui a déclenché l’extermination des
Tutsi » (Libération, 23 janvier 2012). On
se frotte les yeux. On sait qui a commis le
génocide : les militaires extrémistes autour
de Bagosora, les milices Interahamwe, le
Gouvernement intérimaire rwandais, ses
préfets, ses bourgmestres, ses gendarmes,
ses policiers communaux, et par une partie
de la population hutu embrigadée de gré
ou de force par les autorités. Stephen
Smith ne va pas jusqu’à prétendre que le
FPR a tué les Tutsi. Il ne peut pas l’écrire
de but en blanc. Alors il le suggère, en
nous faisant croire que sans l’assassinat
d’Habyarimana, par le FPR selon Smith,
le génocide n’aurait pas eu lieu. Or, c’est
faux : tout était prêt pour l’extermination
des Tutsi. Il ne manquait qu’un prétexte.
Mais l’essentiel n’est pas là. Accuser le
FPR d’avoir abattu l’avion d’Habyarimana
et déclenché ainsi un « génocide spontané »
permet surtout d’exonérer les dirigeants
français de la connaissance du projet
génocidaire. Du coup, l’accusation portée
contre eux d’avoir soutenu, en connaissance
de cause, un régime qui préparait
l’extermination des Tutsi tomberait d’elle-
même. Le besoin de se disculper est tel que
l’historien Bernard Lugan ou le général
Didier Tauzin n’hésitent pas à falsifier
les jugements rendus par le Tribunal
pénal international pour le Rwanda
(TPIR). Celui-ci, disent-ils, n’a condamné
personne pour la planification du génocide.
La France n’a donc pas pu collaborer à la
préparation de quelque chose qui n’a pas
été organisé. Mais Bernard Lugan et Didier
Tauzin sont pour le moins mal informés : le
TPIR a bel et bien condamné des accusés
pour « entente en vue de commettre le
génocide ». Et non des moindres, puisqu’il
s’agit de l’ancien Premier ministre du
GIR, Jean Kambanda, du ministre de
l’Information, Eliézer Niyitegeka, et de la
ministre de la Famille et de la Promotion
féminine, Pauline Nyiramasuhuko. Même
si Lugan et Tauzin avaient raison, cela ne
signifierait pas pour autant que le génocide
n’ait pas été prémédité et planifié. Le juge
n’est pas l’historien, même s’il contribue à
l’établissement de la vérité historique (lire
sur survie.org l’article de Géraud de la
Pradelle et Rafaëlle Maison.
Ce qu’il s’agit de faire oublier, c’est que
les autorités françaises ont connaissance
du projet de génocide des Tutsi depuis
octobre 1990, comme en font foi les
télégrammes envoyés par l’ambassadeur
Martres et l’attaché de défense, le
colonel Galinié. La détermination des
extrémistes hutu à mettre en œuvre leur
plan est attestée par les massacres de
Tutsi organisés ou couverts par le régime
Habyarimana de 1990 à 1993, sortes
de répétitions du génocide.
Pourtant,
les dirigeants français accentuent leur
soutien militaire à un régime qui se serait
effondré sans cela : livraisons d’armes,
formation des troupes rwandaises, appui
au combat (des Français commandent
l’artillerie et pilotent des hélicoptères
lors d’affrontements avec le FPR), prise
en main des Forces armées rwandaises
(FAR) par des officiers français, l’un
d’entre eux, le lieutenant-colonel Maurin,
devenant même conseiller du chef d’Etat-major qu’il rencontre quotidiennement.
Intégrés aux FAR dans le cadre de la
formation qu’ils leur dispensaient, présents
en particulier auprès des unités d’élite, on
voit mal comment les militaires français
auraient pu ignorer les préparatifs du
génocide.
Cela est d’autant plus possible
que les Français forment non seulement
les soldats rwandais (les effectifs des FAR
sont multipliés par huit en quelques mois)
mais aussi les miliciens interahamwe,
fers de lance du génocide. Des militaires
français ont aussi participé aux contrôles
d’identité chargés d’identifier les Tutsi, y
compris quand ceux-ci étaient sous leurs
yeux livrés aux miliciens et tués. Au-delà
de la défense de la stabilité d’un Etat allié,
mise en avant pour justifier l’engagement
français, certains responsables politiques
et militaires de notre pays ont poussé la
connivence idéologique jusqu’à considérer
le Tutsi comme l’ennemi.
Le second « argument » avancé par les
défenseurs de la politique menée au
Rwanda consiste à accuser le FPR d’avoir
commis un génocide des Hutu. Réagissant,
le 13 janvier 2012 sur France Culture, au
rapport d’expertise sur l’attentat du 6 avril
1994, Hubert Védrine, secrétaire général
de l’Elysée à l’époque des faits, évoque
ainsi « le rapport des Nations unies qui
a indiqué qu’il y a eu après le génocide,
qu’on évalue en gros à 800 000 morts, ce
qui est déjà atroce... environ 4 millions de
morts dans l’Est du Congo, en RDC, sous
la responsabilité principale de l’armée du
Rwanda, ce rapport que Kagame a réussi
à bloquer pendant deux ou trois ans, n’est
paru que quand ils ont enlevé le mot de
génocide... ».
Rembobinons : Kagame
a bloqué un rapport des Nations-Unies
qui montrait qu’un génocide avait été
commis, sous la responsabilité principale
de l’armée du Rwanda, dans l’Est de
la RDC, et que ce génocide avait fait
4 millions de morts.
Hubert Védrine ne dit pas la vérité quand
il cite le rapport du projet Mapping du
Haut-Commissariat des Nations unies
pour les Droits de l’homme. Daté d’août
2010, ce rapport consacre deux sections à
la question de savoir si un génocide des
Hutu a été perpétré au Zaïre/RDC (§ 27-
33 et § 500-522). Le paragraphe 31 du
rapport répertorie les raisons de répondre
par l’affirmative. Il mentionne entre autres
« l’ampleur des crimes et le nombre
important de victimes, probablement
plusieurs dizaines de milliers [...]
une majorité d’enfants, de femmes, de
personnes âgées et de malades ». Nous
sommes très loin des quatre millions de
morts annoncés par Hubert Védrine. Ce
chiffre de quatre millions de morts ne
provient pas du rapport du Projet Mapping.
Celui-ci note seulement que « les dix
années [1993-2003] ont été marquées par
une série de crises politiques majeures,
de guerres et de nombreux conflits
ethniques et régionaux qui ont provoqué
la mort de centaines de milliers, voire de
millions, de personnes » (§ 15). Le rapport
examine aussi les raisons de ne pas retenir
l’accusation de génocide : l’intention de
détruire le groupe hutu reste à établir. Les
Hutu demeurés au Zaïre, après le retour au
Rwanda de centaines de milliers des leurs,
ont pu être pourchassés et massacrés parce
qu’ils étaient assimilés aux génocidaires
[1]. Compte-tenu des éléments contradictoires relevés,
le rapport conclut à la nécessité d’une
investigation plus approfondie : « Seule
une pareille enquête suivie d’une décision
judiciaire sera en mesure de déterminer
si ces incidents constituent des crimes de
génocide » (§ 522).
Cette accusation de génocide portée contre
le FPR ne date pas des guerres du Congo.
Elle est présente depuis 1994 dans les
propos des responsables français compromis
dans la politique menée au Rwanda. Elle
s’exprime sous leur plume par l’usage
d’un pluriel significatif. C’est Alain Juppé,
alors ministre des Affaires étrangères,
qui déclare dans une tribune publiée par
Libération : « La France [...] exige que
les responsables de ces génocides soient
jugés » (16 juin 1994).
En novembre de la
même année, François Mitterrand parle des
génocides rwandais dans la version écrite de
son discours au sommet franco-africain de
Biarritz. Dominique de Villepin, directeur de
cabinet d’Alain Juppé en 1994, mentionne
en septembre 2003 sur RFI « les terribles
génocides qui ont frappé le Rwanda ».
En 2006, Bernard Debré, ministre de la
Coopération du gouvernement Balladur,
intitule un livre La véritable histoire des
génocides rwandais. En 2012, c’est Hubert
Védrine qui reprend la même antienne.
Cela ne doit rien au hasard. Toutes les
personnalités citées ont été des artisans de la
politique menée par la France au Rwanda.
Une politique qui a abouti à la complicité
dans un génocide. Il est donc essentiel
de persuader les Français que le FPR de
Paul Kagame est au moins aussi criminel
que nos alliés les extrémistes hutu qui ont
exterminé les Tutsi. Pierre Péan et Stephen
Smith ont été les chevilles ouvrières de cette
désinformation dans les médias, comme l’a montré, à propos de ce dernier, François-Xavier Verschave dans Négrophobie (2005).
Des chercheurs universitaires comme
Claudine Vidal et André Guichaoua ont pour
leur part apporté leur caution à un livre qui,
tout en reconnaissant la réalité du génocide
des Tutsi, prétend qu’un génocide des Hutu a
été commis par le FPR (Rwanda. L’histoire
secrète, par Abdul Joshua Ruzibiza). Mais
tous n’ont fait que relayer la position des
dirigeants français aux affaires à l’époque,
exprimée par petites touches insistantes
depuis 1994.
Quand, en 1994, Alain Juppé
et François Mitterrand avancent la thèse du « double génocide », elle n’est à leurs yeux
qu’une arme rhétorique, celle qu’utilisent
également les extrémistes hutu, pour
relativiser le génocide des Tutsi. A cette
époque, les soldats du FPR ont bien tué des
Hutu, mais ces crimes étaient motivés par la
vengeance. Ce que personne n’avait prévu,
c’est que le FPR commettrait au Zaïre/RDC
entre 1996 et 2003, de très graves crimes,
que les négationnistes cherchent par tous
les moyens à transformer en un deuxième
génocide.
Au Rwanda, en 1994-1995, le FPR visait
les génocidaires ou ceux qu’il considérait
comme tels. Il a pu également poursuivre un
but politique, asseoir son pouvoir, comme
l’écrivent les auteurs d’Aucun témoin ne
doit survivre : en mettant fin au génocide,
« Le FPR tua des milliers de gens, aussi
bien des non-combattants que des troupes
gouvernementales et des miliciens. En
cherchant à établir leur [sic] contrôle sur
la population locale, ils [sic] tuèrent aussi
des civils par des exécutions sommaires et
des massacres. Il semble qu’ils aient tué
des dizaines de milliers de gens durant les
quatre mois de combat, entre avril et juillet »
(Human Rights Watch/FIDH, Karthala,
1999, p. 805).
A qui s’ajoutent les dizaines de milliers
de Hutu tués au Zaïre/RDC. Malgré
l’ampleur des tueries, il ne s’agit
cependant pas d’un génocide car le FPR
n’a jamais eu l’intention d’exterminer
les Hutu en tant que groupe. Si cela
avait son projet, pourquoi avoir accueilli
ceux qui revenaient du Zaïre après le
démantèlementdes camps de réfugiés ?
Des camps sous la coupe de génocidaires
réarmés par la France, qui faisaient peser
une menace sur le Rwanda sans que la
communauté internationale ne se donne
les moyens de séparer les assassins des
autres réfugiés.
La thèse du « double
génocide » ne vise qu’à un équilibre dans
l’horreur dont l’objectif est de blanchir
la politique française au Rwanda. Elle
est le complément de l’affirmation
selon laquelle les responsables français
auraient tenté de concilier les factions
en présence en soutenant activement le
processus de démocratisation du Rwanda
et les négociations de paix d’Arusha.
Malheureusement, la politique menée
par nos dirigeants fut en réalité beaucoup
moins glorieuse. Bien loin d’une politique
d’apaisement, les autorités françaises se
sont engagées dans un soutien sans failles
aux génocidaires, avant, pendant et après
1994. Billets d’Afrique aura l’occasion
d’y revenir dans son numéro d’avril.
[1] « « Finalement, les faits qui démontrent
que les troupes de l’AFDL/APR ont épargné la vie, et ont même facilité le
retour au Rwanda d’un grand nombre
de réfugiés hutus plaident à l’encontre
de l’établissement d’une intention claire
de détruire le groupe
», § 32