Véritable mode depuis une dizaine d’années en Europe, la « responsabilité sociale des entreprises » (RSE) est désormais le maître-mot du développement économique en Afrique francophone. Les multinationales occidentales entendent préserver leurs positions, en prétextant proposer une voie d’amélioration de l’exploitation économique du continent.
C’est le 29 février dernier que la loi « Warsman 4 » a été votée. Parmi le patchwork de mesures qu’elle tente de fédérer (tellement péniblement qu’elle a été attaquée pour ce motif au Conseil constitutionnel, qui doit se prononcer prochainement), l’une d’elles veut obliger les entreprises françaises de plus de 5 000 salariés à intégrer dans leur rapport annuel, à partir de 2013, une liste d’informations dites « extra-financières », sur leur politique au niveau social et environnemental.
Cette obligation, qui correspond à la traduction maintes fois retardée d’un des engagements du Grenelle de l’Environnement de 2007, devrait être progressivement élargie jusqu’à concerner toutes les entreprises de plus de 500 salariés, filiales comprises... dont celles opérant en Afrique. Une avancée... vers l’arbre qui pourrait cacher la forêt.
Il faut dire que la vague d’intérêt pour la « responsabilité sociale (ou sociétale) des entreprises » est générale : depuis le début des années 2000 en Europe, et une décennie de plus aux Etats-Unis, on assiste à une véritable explosion des « démarches de RSE » et de la communication qui les accompagne : des « codes de conduite » et autres « chartes éthiques » ont ainsi fleuri dans toutes les multinationales pour expliquer comment, spontanément et volontairement, elles prennent à bras le corps les grands problèmes de société – avec un numéro d’équilibriste revenant à expliquer que leurs pratiques sont désormais exemplaires, sans pour autant reconnaître qu’elles ne l’étaient pas jusqu’à présent.
Cet engouement vise en effet à redorer l’image des entreprises et du monde des affaires, ternie par des scandales retentissants, tout en soutenant que ces derniers n’étaient que des exceptions et non la règle générale (qui serait, à l’inverse, que les entreprises prennent soin des gens et de la planète). Et communiquer à ce sujet leur est facile : la RSE peut regrouper à peu près tout et n’importe quoi, puisqu’on considère généralement que cela englobe l’ensemble des démarches de l’entreprise qui ne sont pas strictement liées à son activité économique – du tri des déchets dans les locaux au versement d’un salaire supérieur au minimum légal, en passant par exemple par la fourniture de services sociaux (soins, formation, ...).
Evidemment, nombre de ces engagements permettant de « reverdir » une image dégradée restent lettre morte. Afin de « garantir » leurs engagements, les multinationales ont pourtant développé des certifications ou des labels, parfois en lien avec des ONG reconnues comme le WWF – dont la gentille image de panda masque une propension à multiplier les partenariats avec des entreprises trop contentes de pouvoir communiquer sur cette alliance de circonstance.
Ces labels peuvent parfois simplement garantir le respect de la réglementation, comme c’est le cas pour de nombreuses certifications de l’industrie forestière : il s’agit en effet d’un « effort » et cela doit être reconnu et valorisé ! Mais, le plus souvent, ils promettent des démarches qui vont au- delà des seules exigences légales... et offrent ainsi un rideau de fumée verte bien pratique. Face à une critique, les firmes peuvent en effet choisir le type de réponse qui les désavantage le moins et prétendre avoir résolu le problème... à l’instar de la Compagnie fruitière, dont les plantations camerounaises sont certifiées GlobalGAP, et qui se gargarise de protéger les habitations environnantes par des haies d’arbres plutôt que de renoncer à l’épandage de pesticides par avion.
On peut certes y voir un progrès ; mais on peut aussi y voir un moyen de faire taire la critique à moindre coût. Ce rideau de fumée peut aussi concerner des Etats : ainsi le gouvernement du Canada, qui offre pourtant aux sociétés minières une réglementation sur mesure pour favoriser le pillage du sous-sol de toute la planète, s’est vu remettre le prix de la « meilleure démarche étrangère pour l’impulsion de la RSE en Afrique » lors du premier « Forum international des pionniers de la responsabilité sociétale des entreprises en Afrique » organisé du 8 au 10 novembre 2011 à Douala par une organisation patronale camerounaise et l’Institut Afrique RSE. Cet « institut », qui avec un tel nom cherche à usurper un peu de prestige, n’est qu’une coquille de plus pour abriter les activités de Thierry Téné, que Les Echos (22 février 2012) présentent comme « l’un des rares consultants africains de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) et de l’économie verte ». Ce Camerounais installé à Lille aime vanter « les opportunités de green business et d’investissement en Afrique », comme il l’écrit sur son blog (25 janvier 2012).
Et sans complexe : « Des entrepreneurs canadiens rencontrés en Afrique ont confié à La Presse des marges de profits de 10 %... à 130 % sur certains projets. Vous connaissez un endroit au monde où on peut trouver mieux ? (...) Face à ce constat, vous avez décidé de sauter dans le premier vol à destination de l’Afrique pour faire des affaires. (...) Faites de la responsabilité sociétale des entreprises et de la croissance verte le cœur de votre business model » (24 janvier 2012).
Le green business n’a pas attendu Thierry Téné, bien sûr. Vigeo, société créée en 2002 et dirigée par l’ancienne syndicaliste CFDT Nicole Notat, s’est fait une spécialité de l’évaluation et du conseil sur les démarches RSE.
Implantée au Maroc depuis 2005, Vigeo organisait le 30 janvier dernier la remise de trophées des « Top-performers RSE » à huit entreprises « identifiées comme les plus performantes parmi les 40 plus grandes capitalisations cotées à la Bourse de Casablanca ». On a ainsi vu Nicole Notat remettre des prix à de grands groupes marocains et français, comme le cimentier Lafarge, la société Maroc Télécom (filiale du groupe Vivendi), la société Lydec (filiale de Suez Environnement) ou encore la Centrale laitière (liée au groupe Danone).
Forte de son expérience, Vigeo vient même de conclure un partenariat avec le Conseil français des investisseurs en Afrique (CIAN), dont la première réalisation devrait être la publication d’un « Guide des bonnes pratiques RSE des entreprises françaises en Afrique ».
Le CIAN ne s’en cache pas : il s’agit pour lui de « réagir au dénigrement systématique dont les entreprises françaises sont l’objet dans leurs activités africaines » en faisant valoir leurs démarches RSE, notamment leurs « nombreuses actions en faveur des populations » (Agence Ecofin, 24 février 2012).
On attend que Nicole Notat aille expliquer cela aux populations riveraines de la Sosucam, qui luttent contre l’accaparement de 10 000 hectares supplémentaires par cette société sucrière camerounaise appartenant à Alexandre Vilgrain, le président du CIAN.
Pour les entreprises françaises, se redorer le blason grâce à tous ces discours généreux a évidemment un intérêt notoire : faire valoir l’argument dans la compétition vis- à-vis de leurs concurrentes en Afrique, notamment chinoises. Ainsi, il n’y a plus en France un colloque ou un forum officiel sur le développement économique de l’Afrique où n’est évoquée la « plus grande responsabilité » de nos entreprises, comme rempart à la concurrence.
Thierry Téné relevait d’ailleurs sur son blog, le 24 novembre dernier, que « l’Europe et le Canada font de la responsabilité sociétale des entreprises un nouvel outil diplomatique pour la coopération économique ». Un outil de chantage que certains responsables politiques français voudraient voir utiliser encore plus clairement : le sénateur socialiste des Français de l’étranger, Richard Yung, a ainsi questionné Alain Juppé le 1er mars sur le nombre croissant d’appels d’offres de l’Agence française de développement que remportent les firmes chinoises au prix de « bas coûts et du dumping social que pratiquent ces entreprises ».
Ce serait faux de prétendre le contraire. Mais ce serait tout aussi de faux de faire croire que les entreprises françaises sont vertueuses. Pourtant, derrière sa demande d’un contrôle plus strict de ces appels d’offre, se cache la suggestion de verrouiller ces derniers avec des critères de RSE qui ne régleront pas les problèmes des populations locales, mais qui au moins permettront d’empêcher la Chine de nous piquer « nos » marchés.
Mais la RSE est sans doute encore plus pernicieuse dans sa capacité à modifier les rapports de forces entre les entreprises et leurs salariés et les populations riveraines. On le doit à la « philanthropie » de nos grandes firmes, qui, à l’instar du groupe Bolloré, financent souvent écoles et centres de santé : lorsque s’opposer à son employeur n’entraîne pas que la suspension de son salaire voire la perte de son emploi, mais aussi la fin de l’accès aux soins pour sa famille et la désinscription de l’école pour ses enfants, forcément on hésite. Pire, lorsqu’on est soigné dans un hôpital financé par son employeur, on n’est pas prêt de faire reconnaître une maladie professionnelle : ainsi, à en croire les statistiques officielles, les employés des bananeraies de la Compagnie fruitière au Cameroun ne semblent pas plus développer de cancers liés à leur exposition aux pesticides que les salariés nigériens des mines d’Areva de cancer induits par la radioactivité.
Une double aubaine pour les firmes françaises : en faisant, via une fondation, quelques « dons », déductibles à 60% des impôts depuis 2003, les firmes françaises peuvent gonfler leur politique RSE sur laquelle elles communiquent largement, tout en renforçant leur emprise sur les populations. Gageons que si le nombre de fondations d’entreprises en France est passé de 100 en 2001 à 450 en 2011 (Le Figaro, 30 mars 2012), ce n’est pas par un élan soudain d’altruisme.