Survie

Titine en Éthiopie

(mis en ligne le 10 mai 2012) - Odile Tobner

Le mag de Libé daté du
7-8 avril mérite d’être
lu. C’est en effet un
morceau d’anthologie dans
l’expression des poncifs de
l’idéologie négrophobe.

Sous le titre « L’avenir de
l’homme
 »
, on a d’abord un
édito de Béatrice Vallaeys, puis
un article de Annette Lévy-Willard
intitulé « La femme est l’avenir de
l’homme éthiopien
 »
. Ces dames en effet
s’intéressent à l’Afrique, aux femmes
et aux hommes africains. On pouvait
s’attendre au pire. On n’est pas déçu.

Béatrice Vallaeys commence en invo­
quant le démographe Hervé Le Bras,
qu’elle vient justement, avec Catherine
Calvet, d’interviewer pour le Mag du
10-11 mars. « Pour le démographe
Hervé Le Bras, pas de doute. « Le
slogan féministe “un enfant si je veux
quand je veux” s’est mondialisé
 ». Et
d’expliquer : « En Afrique notamment,
si les hommes restent des stakhanovistes
de la procréation, leurs épouses ne
craignent pas de dire qu’elles veulent
moins d’enfants.
 » En fait, si on va
lire cet interview
on trouve la phrase
suivante : « Dans les années 80 [...]
les hommes [...] affirmaient souhaiter
beaucoup d’enfants
 ». L’expression
« stakhanovistes de la procréation »,
est donc du cru de Béatrice Vallaeys,
d’une rare distinction de pensée et
d’expression. Le verbe « restent »
suppose qu’en 2012, soit près de trente
ans après, c’est toujours la même chose.
Deux distorsions de sens qui font dire
à Hervé Le Bras ce qu’il n’a pas dit.
Mais il est bon d’invoquer une autorité
masculine cela donne une caution de
sérieux à un papotage féminin disant
n’importe quoi sur le sujet.

« Des stakhanovistes de la procréation »

L’esquisse par Béatrice Vallaeys d’un
tableau ethnologique de la condition
féminine dans les sociétés africaines du
siècle passé est digne d’un documentaire
de TV grand public : « L’archaïsme le
plus ancestral imposé aux femmes dans
ces pays [...] Les femmes ne quittaient
pas les villages, n’allaient pas à l’école,
pilaient le manioc, accouchaient d’une
marmaille qu’elles élevaient à leur
manière « antique »
 ». C’est sûr qu’il
fallait être en Afrique pour voir des
choses pareilles il y a cent ans. La
conclusion de cet édito ne dépare pas
l’ensemble : « Reconnaître aux femmes
le droit d’accéder à la vie sociale
n’implique pas que les hommes sont tous
des crétins. Encore que... il semble que
les chèvres broutent mieux quand les
femmes s’en mêlent
. » On se demande
ce que Béatrice Vallaeys entend par
« vie sociale », puisqu’il n’y a pas de
groupe humain sans sociabilité. Quant
à l’allusion aux chèvres, comprenne
qui pourra.

Des réfugiées préhistoriques ?

Cet édito n’était qu’un hors-d’œuvre.
Le plat de résistance arrive avec le
reportage en Éthiopie de Annette
Lévy-Willard
. Nous sommes dans le
Mag du 7 avril : il s’agit de célébrer la
journée des femmes du 8 mars. Mais
on sait que l’Afrique a du retard.

La
première femme décrite est une réfugiée
somalienne : « Elle se tient droite, avec
ses cinq petits, dont l’aîné doit avoir 8
ou 9 ans
 ». « L’histoire de cette mère
débarquant en pays étranger et de
son mari, procréateur de huit enfants
(pour l’instant) resté en Somalie
 ». Les
mots sont choisis. Les femmes ont des
« petits » lesquels n’ont pas de père
mais proviennent d’un « procréateur ».
L’animalisation de l’autre est un trait
banal du discours raciste. « A 36 ans
et sept enfants
 » - deux sont restés en
Somalie - Sahra n’intéresse pas Annette
Lévy-Willard par ce qu’elle a pu vivre
dans un pays en guerre, mais uniquement
par la composition de sa famille.

La description du camp des réfugiés
est idyllique. Gloire soit rendue à la
communauté internationale, à l’Union
européenne, au Programme alimentaire
mondial , lequel, ravi, a mis sur son site,
le 17 avril, l’article de Libé. Au camp
on sait comment traiter ces gens-là :
« On ouvre le sachet devant la mère
pour qu’elle ne puisse pas le vendre
(...). Pour en avoir un autre, deux jours
après, la mère doit rapporter le sachet
aluminium vide
. »

En Éthiopie il y a aussi des femmes
éthiopiennes : « Leur situation de
départ est aussi préhistorique que celle
des réfugiées somaliennes
 » - tiens les
réfugiées étaient « préhistoriques » ? -
« Excisées puis mariées à 14 ou 15 ans
avec un homme plus âgé, qu’elles n’ont
jamais vu. La loi éthiopienne vient
d’interdire l’excision et le mariage
des fillettes avant 15 ans, mais elle
n’est pas appliquée.
 » Peut-être que
le pouvoir éthiopien est trop occupé à
soutenir les interventions occidentales
dans la corne de l’Afrique pour se
soucier de faire appliquer ses propres
lois.

« Les Éthiopiennes travaillent en
moyenne deux fois plus que les hommes
[...] le tout enceintes et portant un
jeune enfant
 ». Annette Lévy-Willard
découvre la double journée en Afrique.
Elle ne réfléchit pas que c’est l’apanage
en France des caissières et autres
techniciennes de surface, sœurs en
oppression des pauvres Éthiopiennes.

Mais il faudrait raisonner en termes
d’oppression sociale, alors qu’elle
est fixée uniquement sur la situation
familiale, source de tous les maux :
« Fretsumbirhan Tadele a 20 ans et, fait
rare, seulement deux enfants
. »
Là aussi une paternelle autorité
européenne veille : « Les hommes ne
peuvent plus aller chercher l’aide
alimentaire, elle est donnée directement
aux femmes. « Avant, les hommes
la revendaient et allaient boire de la
bière avec l’argent
 » explique Lete
Nesesse
 ».

Obsession maniaque de la natalité,
diabolisation de l’homme africain,
absence de toute profondeur politique,
ignorance de l’histoire, réduite, pour
parler d’un des plus anciens États
du monde, aux stéréotypes les plus
grossiers :
préhistoire,
archaïsme,
fatalité - du Sarkozy-Guaino dans le
texte - Annette Lévy-Willard, dans ce
reportage, a bien mérité de son maître,
l’homme occidental, celui qui oblige les
femmes à exhiber leurs cuisses et leur
décolleté, alors que lui reste prudemment
couvert pour éviter probablement d’être
jugé sur ses avantages extérieurs.

Faire
donner des leçons de féminisme aux
Africains par les femmes les plus soumises
aux injonctions, humiliantes pour les
femmes, de la société du spectacle, c’est
le comble de la réussite d’une domination
essentiellement machiste du monde.

Ethiopiennes, encore un effort ! Avec des
pilules contraceptives et du microcrédit,
vous allez entrer au paradis des femmes
soumises à la consommation et à la
finance. Vous serez enfin disponibles
pour que votre sueur profite aux vrais
maîtres.

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 213 - mai 2012
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