Le 26 juillet, François
Hollande recevait le chef
d’État ivoirien Alassane
Ouattara. L’occasion
de communiquer sur la
« nouvelle » relation franco-
africaine, feignant d’ignorer
l’illégitimité du pouvoir de
Ouattara, l’impunité dont
jouissent ses partisans et
l’hypocrisie d’une prétendue
« remise de dette » destinée à
sponsoriser les entreprises
françaises au détriment
des finances publiques
ivoiriennes et françaises.
Six mois, jour pour jour, après la
signature du nouveau Partenariat
de défense entre la Côte d’Ivoire
et la France, François Hollande à donc
reçu son homologue ivoirien Alassane
Ouattara. Rien que de très attendu dans
le communiqué de l’Élysée qui a suivi :
« (...) la volonté de la France de donner
un nouvel élan aux échanges bilatéraux,
dans le cadre d’un partenariat entre égaux
fondé notamment sur la transparence
et la lutte contre la corruption ». Et
toujours selon l’Élysée, « la situation
intérieure ivoirienne et le soutien de la
France au processus de réconciliation
et de reconstruction ont également été
évoqués. »
Bref, depuis l’installation au pouvoir
de Ouattara par la France et l’ONU, la
relation franco-ivoirienne se caractérise
par une coopération sécuritaire étroite et
une subvention massive à la présence
économique française.
La coopération militaire est si étroite que
la réforme du secteur de la sécurité et de
l’armée ivoirienne est pilotée par deux haut
gradés français, dépêchés auprès d’Alassane
Ouattara et de l’ex-leader rebelle Guillaume
Soro, nommé Premier ministre et ministre
de la Défense, avant de devenir président
de l’Assemblée nationale. Les Français
s’occupent aussi de former et structurer les
services de renseignement : selon la Lettre
du Continent du 26 juillet, « plusieurs
officiers de la Direction générale de la
sécurité extérieure (DGSE) dépêchés en
Côte d’Ivoire forment leurs confrères
de l’Agence nationale de la stratégie
et de l’intelligence (ANSI). Ils dirigent
également la cellule d’écoutes de la
présidence logée dans les locaux de
l’ANSI, dans le quartier du Plateau
d’Abidjan ».
Et, tandis que l’armée régulière datant
de l’ère Gbagbo est réduite aux rôles
subalternes, les anciens chefs de guerre de
la rébellion ont été promus commandants
d’unités spéciales créées par décret
présidentiel et reçoivent des formations
par des militaires français, alors même
qu’ils sont soupçonnés par les juges
de la Chambre préliminaire de la Cour
pénale internationale (CPI) de s’être
rendus coupables d’exactions. Wattao
(Issiaka Ouattara), l’actuel second de la
garde présidentielle, qui fait partie des
chefs de guerre régulièrement épinglés
par les experts de l’ONU, a pris ses
précautions pour ne pas être lâché par
le président ivoirien en « consig[nant]
sa part de vérité sur la longue crise
politico-militaire ivoirienne dans un
mémo confié à l’un de ses avocats basé
à Dubaï » (LdC 26 juillet).
Les instructions judiciaires ouvertes pour
les crimes commis pendant la crise post-électorale sont uniquement dirigées contre
les proches du président sortant déchu.
Fin juillet, Florent Geel, responsable du
Bureau Afrique de la FIDH (Fédération
Internationale des Ligues des Droits de
l’homme), faisait les comptes de cette
justice des vainqueurs : « 120 pro-Gbagbo
ont été inculpés ou sont inquiétés à divers
titres. On a d’un côté 120 et de l’autre
zéro » (Médiapart, 25 juillet).
Aujourd’hui, le régime ivoirien considère
la force comme sa seule option. Les
commandants rebelles présumés responsables des principaux massacres de la
crise post-électorale, dans l’ouest, jouissent
ainsi d’une totale impunité. À ce sujet,
le rapport de la Commission nationale
d’enquête, établie par le gouvernement
ivoirien reflète le négationnisme du régime
actuel. Ce rapport fait l’impasse sur les
crimes de masse commis à Duékoué et sa
région, se bornant à évoquer 385 victimes
en quatre mois, là où Amnesty International
et le CICR ont chiffré à 800 morts les
victimes des massacres en une journée,
le 29 mars 2011.
Quelques jours à peine
avant la rencontre Hollande-Ouattara, le
20 juillet, un camp de l’ONU accueillant
les populations qui ont fui les massacres a
été incendié et entièrement détruit par des
hommes en armes, faisant au moins une
dizaine de morts. Durant l’été, les attaques
contre les partisans – réels ou supposés – de
l’ancien président n’ont pas cessé, bien au
contraire. Le siège de son parti, le Front
populaire ivoirien (FPI), a même été attaqué
le 18 août par une vingtaine d’hommes
armés de bâtons, de machettes et de fusils.
Les ex-rebelles enlèvent et rançonnent en
dehors de toute procédure judiciaire... Mais
qu’importe, puisque la justice elle-même
est viciée : comme pour le français Michel
Gbagbo (Billets d’Afrique n°214, juin 2012),
les chefs d’inculpation changent au gré des
volte-face du régime et des protestations
des familles. Les prétendues menaces de
déstabilisation finissent en inculpations
de détournement de fonds ou en libération
par manque de preuve. Les pressions
incessantes du gouvernement ivoirien
pour obtenir l’extradition d’un certain
nombre de responsables du FPI sont en
train de mettre à mal les relations ivoiro-ghanéennes.
Ces méthodes trahissent la
fébrilité d’un régime illégitime, car issu
d’un processus électoral violé.
L’élection présidentielle de 2010 devait
sortir le pays d’une longue crise politico-militaire. Le processus prévoyait que
les Nations unies certifient les étapes
successives : réunification du pays,
recensement des populations, désarmement,
scrutin présidentiel, refonte de l’armée,
scrutins législatifs et locaux. Mais les
principaux partis politiques, les rebelles
et la communauté internationale ont sabré
le processus.
L’ONU, sous pressions française et américaine, s’est prêtée à ce
jeu antidémocratique, en certifiant un
recensement très imparfait et, surtout, en
passant totalement sous silence l’absence
de désarmement ou ne serait-ce que de
cantonnement des groupes armés. Les
diplomates onusiens ont même dissimulé
pendant sept mois le rapport d’un groupe
d’experts qui établissait que les protagonistes se réarmaient dans la perspective du
scrutin et suggérait au Conseil de sécurité
de soumettre deux chefs rebelles à des
sanctions (Billets d’Afrique n°202, mai
2011).
La présidentielle fut entachée
de très forts soupçons d’irrégularité,
de part et d’autre. Mais les diplomaties
françaises et américaines ont joué leur
candidat favori contre le sortant, par des
pressions diplomatiques et économiques
extrêmement fortes. Puis, sous couvert
de la mission des Nations unies, la force
française Licorne s’est alliée aux rebelles
pour renverser le président sortant. Force
est de constater que, malgré le changement
d’exécutif en France, l’analyse de la crise
et la ligne diplomatique restent les mêmes.
« Il ne faut pas se cacher derrière
son petit doigt, oui, ce contrat
est un appui au gouvernement
en place. »
Comme on pouvait le deviner, l’installation
d’Alassane Ouattara connaît une contre
partie économique en faveur d’intérêts
français. Le Contrat de désendettement et
de développement (C2D) en est le volet
essentiel. « Celui-ci sera d’un montant
sans précédent puisqu’il dépassera les
2 milliards [d’euros] » fanfaronnait Nicolas
Sarkozy devant les expatriés français le
21 mai 2011, jour de l’investiture d’Alassane
Ouattara.
Ce contrat, le Trésor français le
chiffre aujourd’hui à 2,85 milliards d’euros
et s’obstine à le qualifier d’« annulation de
dette ». Tandis que les autres pays du G8
ont généralement choisi d’appliquer des
annulations pures et simples de la dette des
pays pauvres très endettés, la France a mis
en place le mécanisme très intrusif des C2D.
Le gouvernement ivoirien devra bel et bien
rembourser à l’État français ce montant
faramineux, qui est celui de l’endettement
généré par d’anciens prêts comptabilisés en
aide publique au développement (APD).
Mais à chaque échéance, le montant
remboursé sera alloué, via l’Agence
française de développement et le budget
ivoirien, à un projet visant à « réduire la
pauvreté », selon l’expression dévoyée.
Car, outre l’éducation et la santé, l’acception
très large de cet objectif comprend
les équipements, les infrastructures,
l’aménagement du territoire et même
la gestion des ressources naturelles :
autant de secteurs où les intérêts français
sont omniprésents. Autrement dit, sous
couvert de désendettement et d’aide au
développement, il s’agit en réalité d’une
subvention massive et opaque, par la
dette ivoirienne, distribuée
aux entrepreneurs français.
Mieux, le calendrier du C2D
est tout à fait éloquent. Au
lieu des contrats quinquennaux
habituels, la première phase
sera de trois ans et demi, pour
s’achever à la fin du mandat
d’Alassane Ouattara.
Un haut-fonctionnaire joue
franc jeu : « Il ne faut pas se
cacher derrière son petit doigt,
oui, ce contrat est un appui au
gouvernement en place. Trois ans et demi,
c’est le calendrier du président Ouattara ».
Cette première phase, d’un montant de 630
millions d’euros accorde la part belle au
développement urbain (126 millions) et aux
infrastructures de transport (162 millions),
tandis que la santé (70 millions) et
l’éducation (93 millions) seront les parents
pauvres de ce programme. Autre fleur au
gouvernement ivoirien, une aide budgétaire
d’urgence de 30 millions d’euros devrait
être débloquée d’ici la fin de l’année, au titre
du mécanisme C2D toujours.
Tandis que l’administration américaine
a gelé un projet de réhabilitation de
l’appareil judiciaire ivoirien à hauteur de
700 000 $ (LdC 28 juin), le C2D franco-ivoirien prévoit 23 millions d’euros de
financement du secteur de la justice.
Côté américain, l’agacement devant le
fiasco du processus de réconciliation,
côté français, l’obstination à sécuriser
le pouvoir ivoirien et valoriser la très
coûteuse opération Licorne.
Il est temps que les autorités françaises
ouvrent les yeux. Outre les nombreux
journaux ivoiriens qui ont maille à partir
avec l’actuel régime ivoirien, plusieurs
travaux journalistiques récents pourraient
aider nos gouvernants à réviser leur
jugement. L’article de Fanny Pigeaud
(Monde Diplomatique, sept. 2012), qui
vient étayer un reportage de TV5Monde
(juin), détaille une logique dénoncée
depuis quelques mois par l’universitaire
Michel Galy à l’ouest de la Côte d’Ivoire :
l’accaparement des terres cacaoyères par
des étrangers armés.
Quant au volet purement franco-ivoirien
de la crise démarrée en 2002, la télévision
publique italienne en a donné une nouvelle
lecture fort intéressante avec la diffusion
de « La Francia in nero » (RAI3, 13
septembre 2012).
On aimerait que nos
autorités apportent des éclaircissements sur
autorités apportent des éclaircissements sur
deux points nouveaux mis en avant dans
ce documentaire de Silvestro Montanaro :
la présence de soldats français lors de
l’offensive sur Duékoué en mars 2011 et le
jeu auquel les services français se sont livrés
pendant le bombardement de Bouaké en
novembre 2004. « L’ordre de bombarder
[le lycée français de Bouaké] fut donné
par les services secrets français afin de
pouvoir détruire Gbagbo » affirme Laurent
Akoun, le numéro 2 du FPI. Me Jean Balan,
avocat des familles des militaires français
victimes de ce bombardement, ajoute :
« Nous sommes certains à 99,99% que
l’ordre ne provenait pas de Gbagbo », « si
vous faîtes attention à tout ce qui se passa
après ce bombardement, vous verrez que
les Français n’avaient qu’une seule idée
en tête : éliminer Gbagbo, le tuer. S’ils ne
réussirent pas à le faire, c’est uniquement
parce que la population ivoirienne sortit
défendre son président. »
Une question se pose : l’arrestation de Laurent Akoun le 26 août et sa condamnation
à six mois de prison ferme est-elle liée à
ses déclarations dans le documentaire de Montanaro ?
Quoi qu’il en soit, ce documentaire est un
véritable antidote au manichéisme anti-Gbagbo qui a déferlé sur les médias français
pendant la crise post-électorale. Même
les expatriés gagneraient à une politique
française plus réaliste : « Loin des effets
d’annonce (hausse des investissements
hexagonaux, annulation de la dette
extérieure...) sur lesquels le gouvernement
ivoirien entend capitaliser, la communauté
française de Côte d’Ivoire s’avère
préoccupée, pour ne pas dire excédée, par
la situation du pays (insécurité, impunité,
corruption, multiplication des barrages
routiers, etc.) » (LdC, 30 août)