Survie

Aux origines de l’accaparement des terres

rédigé le 4 décembre 2012 (mis en ligne le 4 février 2013) - Alice Primo

L’accaparement des terres
est aujourd’hui la question
centrale du développement
agricole sur tous les
continents, où la fragilité
des sociétés rurales se
retrouve exposée au besoin
de quelques gouvernants
étrangers de sécuriser
leur approvisionnement
alimentaire et surtout
à l’appétit féroce des
investisseurs.

L’accaparement de foncier au
dé­triment des populations lo­ca­les n’est évidemment pas
nouveau : phénomène central pendant la
colonisation, il s’est poursuivi et même
accru dans les décennies qui ont suivi les
« indépendances ». En Amérique latine, en
Asie et en Afrique, des firmes occidentales
ont ainsi conservé et développé leurs
emprises foncières, en général grâce à la
complicités d’élites locales corrompues.

Programmes d’accaparementstructurel

Les événements des années 90 donnèrent
l’occasion de renforcer ce phénomène,
avant qu’il ne s’accélère brutalement
depuis 2007-2008. Il y eut tout d’abord
les célèbres programmes d’ajustement
structurel (PAS) par lesquels le Fonds
monétaire international (FMI) imposa aux
pays étranglés par leur dette extérieure de
réduire drastiquement l’intervention de
l’Etat. Ces plans d’austérité, qui n’avaient
rien à envier à ce que vivent aujourd’hui
la Grèce ou le Portugal, se sont traduits
par la privatisation massive d’entreprises
publiques.

En Françafrique, cette aubaine
permis aux entreprises françaises de
rafler la mise. Ainsi, au Cameroun, où
le groupe français Rougier était déjà
maître de centaines de milliers d’hectares
de concessions forestières, le groupe
Somdiaa d’Alexandre Vilgrain doubla
subitement ses 10 000 hectares (ha) de
surfaces cultivables en canne à sucre, la
Compagnie fruitière de la famille Fabre prit
le contrôle de la production de bananes sur
une surface qui couvre désormais 4 500 ha,
tandis que le groupe Bolloré mettait la
main, en partenariat avec le belge Fabri,
sur les dizaines de milliers d’hectares
de concession de palmiers à huile de la
Socapalm. S’intéresser à l’accélération
actuelle du pillage foncier ne doit pas faire
oublier ces précurseurs...

Photo et légende d’Isabelle Alexandra Ricq
A son arrivée la Socapalm a rasé toutes
les tombes qui n’étaient pas cimentées,
puis a planté ses palmiers par dessus.
Voici la tombe de mon grand-père,
c’était la seule à être cimentée au
village, c’est donc la seule qui reste de
ce cimetière aujourd’hui.
Ce n’est pas donné à n’importe qui de
faire cimenter une tombe, il faut avoir
les moyens, être d’une famille un peu
nantie. Entre nous au village on se
charrie, on dit : Et toi tu es qui ? Ton
père porte un palmier sur la tête !.

« Liberté » du marché agricole contre joug politique

Mais la décennie des années 90 fut aussi
celle de l’aboutissement de huit années de
négociations sur le commerce international,
connues sous le nom d’Uruguay Round, qui
débouchèrent en avril 1994 sur les accords
de Marrakech, fondateurs de la célèbre
Organisation mondiale du commerce. Ces
accords expriment la nécessité de libéraliser
différents secteurs commerciaux, dont celui
de l’agriculture et de l’alimentation : une
situation catastrophique pour les paysans
du monde entier, mis en concurrence
les uns avec les autres quel que soit leur
niveau d’équipement et les subventions
publiques qu’ils reçoivent, au point que de
nombreux produits locaux se retrouvent en
effet plus chers que les produits importés,
et donc boudés par les consommateurs.

Résultat, les trois quarts du quasi milliard
de personnes aujourd’hui sous-alimentées
vivent en zone rurale, appauvries par
cette compétition criminelle. De quoi
largement discréditer « l’efficacité » de
cette politique... Mais cette situation reste
confortable pour les dirigeants illégitimes,
soucieux de garantir un approvisionnement
alimentaire à bas coût pour les villes,
où se situe le cœur du pouvoir, et qu’il
convient donc de préserver de la « révolte
des ventres vides
 », susceptible de balayer
le régime. Les paysans, eux, sont trop
isolés et éparpillés : ils crèvent en silence.

En somme, peu importe que le peuple soit
dans la misère, le seul souci de bien des
despotes consiste à maintenir l’accès au
minimum vital pour la population urbaine
afin d’acheter la paix sociale...

La main invisible joue au yoyo

Cette logique peut tenir tant que les
cours agricoles restent bas, et stables.
Le problème, c’est que la libéralisation
des marchés agricoles, caractérisés par
de faibles variations de demande et des
soubresauts importants de l’offre (acci­dents
climatiques, problèmes politiques, etc.),
entraîne structurellement de l’instabilité :
les cours sur le marché mondial peuvent
ainsi subitement augmenter... et se
traduire par une augmentation brutale des
prix des produits importés, déclenchant la
colère des populations urbaines.

C’est
ce qui s’est passé en 2007-2008, où la
flambée des prix des matières premières
agricoles entraîna des « émeutes de la
faim
 » de l’Egypte au Burkina Faso en
passant par les pays d’Amérique latine.
Pour cause, notamment, une baisse de la
production mondiale de céréales due à
un accident climatique en Australie et
le détournement de denrées agricoles
afin de produire des agrocarburants, des
stocks historiquement bas incapables
de compenser ce défaut d’offre, et une
demande gonflée par une spéculation
criminelle décuplée par la panique sur
d’autres marchés financiers. Les pays où
des émeutes éclatèrent étaient justement
ceux où les gouvernants avaient suivi
les bons conseils de libéralisation, en ne
protégeant pas leur agriculture locale et
sans stabiliser par des taxes variables les
prix des denrées importées. Ils s’en étaient
remis à la main invisible du marché... qui
faillit les balayer du fait de ce brusque
mouvement de yoyo des cours mondiaux.

Sécuriser : accaparer ?

Les gouvernements de pays très dépendants
des importations de denrées alimentaires
comme l’Arabie Saoudite (qui a décidé
de ne plus produire de céréales sur son
territoire en 2016, pour préserver ce qu’il
reste de ses nappes d’eau souterraines) ou
la Corée du Sud ont dès lors pris conscience
de leur grande vulnérabilité vis-à-vis des
marchés internationaux. Ces pays, ou plus
précisément des investisseurs privés de
ces pays, se sont alors mis à prendre le
contrôle de vastes surfaces de terres arables
dans les pays en développement, soit en
les achetant, soit en les louant pour de très
longue période (généralement pour 50 ans,
parfois jusqu’à 99 ans), pour y produire
les denrées nécessaires à une partie de
leur approvisionnement alimentaire, et les
importer à un prix prédéterminé... donc en
s’affranchissant des variations des cours
internationaux.

Le cas emblématique
de cette stratégie fut la tentative
d’accaparement par la firme sud-coréenne
Daewoo Logistics de 1,3 million d’hectares
à Madagascar fin 2008 (Billets d’Afrique
n°175, décembre 2008)
. La réaction
populaire à ce projet, savamment canalisée
et instrumentalisée par l’opposition, entraîna
la chute du gouvernement malgache. Mais
le mouvement d’accaparement des terres,
sur la Grande Île comme ailleurs, ne s’est
pas arrêté pour autant...

Spéculer : accaparer !

L’engouement des gouvernements a éveillé
l’intérêt des fonds d’investissement, qui se
sont tournés massivement vers ce secteur.
Ils ont plusieurs raisons de promettre une
rentabilité record à leurs actionnaires :
la vente de denrées alimentaires au plus
offrant sur les marchés internationaux, la
production d’agrocarburants, le business
des « crédits carbone » (puisque les
mécanismes pour un développement
propre, MDP, permettent à des industriels
d’acheter un droit à polluer en l’échange
d’investissements permettant le stockage
de carbone à l’autre bout de la planète,
par exemple en finançant des plantations
industrielles !), ou tout simplement la
spéculation, en misant sur le fait que
quelques milliers d’hectares vaudront sans
doute plus cher demain qu’aujourd’hui, la
question étant d’arriver à revendre ses parts
au bon moment...

Aujourd’hui, les premiers accapareurs ne
sont pas la Chine ou l’Arabie Saoudite,
mais bien les investisseurs privés des États-
Unis et d’Europe. Finalement, on assiste au
renforcement d’une logique de libéralisation
agricole, celle-là même qui alluma l’étincelle
de 2007-2008 : on spécialise en effet
massivement des territoires sur certaines
productions, en fonction d’échanges
commerciaux dictés par les exigences
actionnariales et totalement déconnectés des
besoins des populations.

Achetez de la terre, avant qu’on la détruise !

Le ministre français du Développement,
Pascal Canfin, se targue d’une diplomatie
offensive pour un accord international pour
l’encadrement des investissements agricoles.
Une posture en adéquation avec les débats en
cours au sein des instances internationales.
Pour José Graziano da Silva, ancien ministre
brésilien de l’Agriculture et nouveau
directeur général de la FAO, l’agence
onusienne en charge de l’agriculture et de
l’alimentation, ces investissements privés
sont même clairement une opportunité
qu’il faut saisir pour répondre au défi de
la sécurité alimentaire mondiale, dès lors
qu’ils se font dans la transparence et la
concertation avec les populations... Comme
si des cadres de discussion pouvaient limiter
les conséquences sociales dramatiques
de l’expropriation des communautés qui
vivent sur ces terres en détenant parfois
collectivement ce bien commun.

« Achetez de la terre, on n’en fabrique
plus !
 », a écrit Mark Twain il y a plus d’un
siècle. Mais ce phénomène d’accaparement
est aussi celui d’une industrialisation massive
de l’agriculture, où les économies d’échelle,
la mécanisation, le recours aux engrais et
aux pesticides déstabilisent la structure des
sols qui s’étaient progressivement constitués
au terme de siècles voire de millénaires
de processus biologiques complexes.

Ainsi fragilisés, ils sont particulièrement
sensibles à l’érosion, et rapidement
détruits. Les ressources en eau ne sont
bien sûr pas plus épargnées... Les taux de
rentabilité financière de 15, 20, parfois 25%
qu’affichent les fonds d’investissement,
ne s’expliquent que par les ravages
sociaux et environnementaux de cette
agriculture industrielle. Qui voudrait
nous faire croire que ce modèle agricole
pourrait répondre au défi démographique
et nourrir l’humanité, quand on sacrifie
notre capacité future à nous alimenter en
détruisant irrémédiablement nos sols et
nos ressources en eau ?

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 219 - décembre 2012
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