Survie

Abidjan, terra economica

rédigé le 6 janvier 2013 (mis en ligne le 4 février 2013) - David Mauger

À une décennie de menées
déstabilisatrices contre un
pouvoir ivoirien jugé pas
assez docile par l’Élysée,
succède l’impatience d’une
diplomatie française toute
occupée à satisfaire la
gloutonnerie de ses chefs
d’entreprises.

Tout indique que les Contrats de
désendettement et de développe­
ment (C2D) seront les instruments
privilégiés de cette offensive économique -
dans un pays dont la France est déjà, depuis
l’indépendance, le premier partenaire
économique. Pierre Moscovici et Pascal
Canfin ont signé, le 1er décembre, le premier
C2D ivoirien, qui porte sur 630 millions
d’euros pour la période 2013-2015 (Billets
n°217)
.

Parti avec une douzaine de patrons
français dans ses bagages, Moscovici est
arrivé à Abidjan avec ses gros sabots. Selon
la Lettre du Continent (5 décembre), le
ministre de l’Économie aurait en effet tenté
d’obtenir « un protocole d’accord exclusif
destiné aux groupes français concernant le
volet infrastructures du C2D. Un marché
estimé à plus de 300 millions d’euros
 ». Une
mise en œuvre directe de la « diplomatie
économique
 » chère à Laurent Fabius
, mais
dont le ministre délégué au développement
s’est pour une fois démarqué. Il semble en
effet que Pascal Canfin se soit opposé à
ce mécanisme supplémentaire d’aide liée,
cherchant par ailleurs à associer la société
civile ivoirienne au mécanisme C2D.

Les liens sacrés de l’aide publique

Très pudique, l’OCDE affirme que « les
faits ont montré que l’aide “liée” – accorder
l’aide sous la condition qu’elle serve à
acheter des biens ou des services d’un pays
ou d’une région spécifiques – peut accroître
les coûts d’un projet de développement
de 15 à 30%.
 » Autrement dit, l’aide liée
permet aux entreprises de faire juter les
contrats de façon injustifiée.

Dans son rapport de juin 2012 sur l’aide
au développement
, la Cour des comptes
notait que le Royaume-Uni interdit depuis
2002 l’aide liée, mais qu’en France, l’aide
liée, pilotée par Bercy, représentait en 2009
encore 11% de l’aide bilatérale. Surtout,
la Cour estimait qu’entre 2001 et 2011, le
versement d’un euro d’aide liée avait permis
de rapporter, selon le dispositif utilisé, cinq
à dix euros de contrats aux entreprises
françaises.

S’il avait abouti, le « protocole
d’accord exclusif
 » convoité par Moscovici,
aurait augmenté le volume d’aide liée dans
des proportions telles que qu’il aurait mis la
France en contradiction avec son adhésion
aux recommandations de l’OCDE sur le
déliement de l’aide au développement. Pour
le ministre de l’Économie, peu importe,
« il est évident que la Chine est de plus en
plus présente en Afrique. Les entreprises
françaises qui en ont les moyens doivent
passer à l’offensive... Elles doivent être
présentes sur le terrain. Elles doivent se
battre
 ».

Péril jaune contre billets verts

L’actuel ambassadeur de France en
Côte d’Ivoire, Georges Serre, illustre
parfaitement le nouveau paradigme de
la politique ivoirienne de la France. Ce
spécialiste de la coopération économique,
formé à la Caisse centrale de coopération
économique (ancêtre de l’actuelle Agence
française de développement) est passé par
le FMI et la Banque Mondiale.

Surtout, sa
précédente nomination dans une ambassade,
au Cameroun en 2006, avait coïncidé avec
le démarrage du premier C2D dans ce pays.
Les C2D camerounais, qui devraient au
final porter sur un peu plus d’un milliard
d’euros, pourraient préfigurer ce que la
Côte d’Ivoire va connaître, culminant à
2,85 milliards.

Déjà lors du premier C2D
franco-camerounais, un télégramme de la
diplomatie américaine rapportait qu’« un
observateur camerounais a estimé que l’aide
française est devenue plus agressivement
liée à des intérêts commerciaux et à la lutte
contre l’augmentation visible de la présence
chinoise.
 » (Wikileaks, 09YAOUNDE769).

Le péril chinois est donc une rengaine bien
connue pour justifier les mauvaises pratiques
qui perdurent !

Pantouflage néocolonial

On se souvient du prédécesseur de Georges
Serre à Abidjan, faisant le paon devant
les blindés français lors de l’assaut de la
résidence de Laurent Gbagbo en avril 2011,
promu commandeur de la Légion d’honneur
une dizaine de jours plus tard. Depuis,
Jean-Marc Simon a senti le vent tourner et
l’arrivée de la « pluie de milliards » promise
par Alassane Ouattara pendant la campagne
présidentielle ivoirienne. Sa nouvelle société
de conseil, Eurafrique Stratégies, compte déjà
le pétrolier Total parmi ses clients (Africa
Energy Intelligence, décembre 2012).

Les Européens ont nourri bien des mythes
sur les terra incognita qui figuraient sur les
cartes des géographes. Aujourd’hui, pour
les autorités françaises, Abidjan est pure
terra economica et les rapports d’Amnesty
International, d’HRW ou de l’ONU) sur les
atteintes aux droits humains par le régime
ivoirien n’existent pas. C’est connu, l’argent
n’a pas d’odeur. Surtout pas celle du sang.

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 220 - janvier 2013
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