À une décennie de menées déstabilisatrices contre un pouvoir ivoirien jugé pas assez docile par l’Élysée, succède l’impatience d’une diplomatie française toute occupée à satisfaire la gloutonnerie de ses chefs d’entreprises.
Tout indique que les Contrats de désendettement et de développe ment (C2D) seront les instruments privilégiés de cette offensive économique - dans un pays dont la France est déjà, depuis l’indépendance, le premier partenaire économique. Pierre Moscovici et Pascal Canfin ont signé, le 1er décembre, le premier C2D ivoirien, qui porte sur 630 millions d’euros pour la période 2013-2015 (Billets n°217).
Parti avec une douzaine de patrons français dans ses bagages, Moscovici est arrivé à Abidjan avec ses gros sabots. Selon la Lettre du Continent (5 décembre), le ministre de l’Économie aurait en effet tenté d’obtenir « un protocole d’accord exclusif destiné aux groupes français concernant le volet infrastructures du C2D. Un marché estimé à plus de 300 millions d’euros ». Une mise en œuvre directe de la « diplomatie économique » chère à Laurent Fabius, mais dont le ministre délégué au développement s’est pour une fois démarqué. Il semble en effet que Pascal Canfin se soit opposé à ce mécanisme supplémentaire d’aide liée, cherchant par ailleurs à associer la société civile ivoirienne au mécanisme C2D.
Très pudique, l’OCDE affirme que « les faits ont montré que l’aide “liée” – accorder l’aide sous la condition qu’elle serve à acheter des biens ou des services d’un pays ou d’une région spécifiques – peut accroître les coûts d’un projet de développement de 15 à 30%. » Autrement dit, l’aide liée permet aux entreprises de faire juter les contrats de façon injustifiée.
Dans son rapport de juin 2012 sur l’aide au développement, la Cour des comptes notait que le Royaume-Uni interdit depuis 2002 l’aide liée, mais qu’en France, l’aide liée, pilotée par Bercy, représentait en 2009 encore 11% de l’aide bilatérale. Surtout, la Cour estimait qu’entre 2001 et 2011, le versement d’un euro d’aide liée avait permis de rapporter, selon le dispositif utilisé, cinq à dix euros de contrats aux entreprises françaises.
S’il avait abouti, le « protocole d’accord exclusif » convoité par Moscovici, aurait augmenté le volume d’aide liée dans des proportions telles que qu’il aurait mis la France en contradiction avec son adhésion aux recommandations de l’OCDE sur le déliement de l’aide au développement. Pour le ministre de l’Économie, peu importe, « il est évident que la Chine est de plus en plus présente en Afrique. Les entreprises françaises qui en ont les moyens doivent passer à l’offensive... Elles doivent être présentes sur le terrain. Elles doivent se battre ».
L’actuel ambassadeur de France en Côte d’Ivoire, Georges Serre, illustre parfaitement le nouveau paradigme de la politique ivoirienne de la France. Ce spécialiste de la coopération économique, formé à la Caisse centrale de coopération économique (ancêtre de l’actuelle Agence française de développement) est passé par le FMI et la Banque Mondiale.
Surtout, sa précédente nomination dans une ambassade, au Cameroun en 2006, avait coïncidé avec le démarrage du premier C2D dans ce pays. Les C2D camerounais, qui devraient au final porter sur un peu plus d’un milliard d’euros, pourraient préfigurer ce que la Côte d’Ivoire va connaître, culminant à 2,85 milliards.
Déjà lors du premier C2D franco-camerounais, un télégramme de la diplomatie américaine rapportait qu’« un observateur camerounais a estimé que l’aide française est devenue plus agressivement liée à des intérêts commerciaux et à la lutte contre l’augmentation visible de la présence chinoise. » (Wikileaks, 09YAOUNDE769).
Le péril chinois est donc une rengaine bien connue pour justifier les mauvaises pratiques qui perdurent !
On se souvient du prédécesseur de Georges Serre à Abidjan, faisant le paon devant les blindés français lors de l’assaut de la résidence de Laurent Gbagbo en avril 2011, promu commandeur de la Légion d’honneur une dizaine de jours plus tard. Depuis, Jean-Marc Simon a senti le vent tourner et l’arrivée de la « pluie de milliards » promise par Alassane Ouattara pendant la campagne présidentielle ivoirienne. Sa nouvelle société de conseil, Eurafrique Stratégies, compte déjà le pétrolier Total parmi ses clients (Africa Energy Intelligence, décembre 2012).
Les Européens ont nourri bien des mythes sur les terra incognita qui figuraient sur les cartes des géographes. Aujourd’hui, pour les autorités françaises, Abidjan est pure terra economica et les rapports d’Amnesty International, d’HRW ou de l’ONU) sur les atteintes aux droits humains par le régime ivoirien n’existent pas. C’est connu, l’argent n’a pas d’odeur. Surtout pas celle du sang.