Survie

Affaire Mahé : l’arbre qui cache la forêt

rédigé le 7 janvier 2013 (mis en ligne le 4 mars 2013) - Odile Tobner

Le procès contre les militaires de la
force Licorne qui ont tué Firmin Mahé
a été aussi expéditif que l’élimination
de ce blessé l’avait été. La justice d’État
a bien servi l’armée coloniale, pilier du
système politico-militaire françafricain.
Il était pourtant nécessaire d’établir
quelques points essentiels.

Tout d’abord
l’identification de Firmin Mahé comme chef
d’une bande faisant régner la terreur était
pour le moins douteuse. Là-dessus on n’a
que les affirmations des militaires. En fait
de flagrant délit, Mahé a été interpellé seul et
sans arme, et non en bande armée. Un tir l’a
blessé à la jambe alors qu’il s’enfuyait. Il est
resté terré de longues heures, sans le secours
d’aucune bande, avant d’être capturé.
Ce point a été escamoté. On y a substitué
une affirmation péremptoire ressassée à
longueur de débats et de comptes-rendus.

L’avocate générale, qui doit pourtant savoir
ce que le droit permet de dire, a tranché : « Je
pense effectivement que c’était un individu
dangereux, un criminel », a déclaré Annie
Grenier dans son réquisitoire, s’instaurant
juge par un audacieux mélange des genres.

La presse a fait unanimement chorus. Firmin
Mahé n’a jamais été désigné autrement que par
les mots de « bandit », « coupeur de route »,
etc. L’adjectif « présumé », qui s’imposait
tout particulièrement dans ce cas précis, a
été totalement exclu des comptes-rendus. On
avait un bouc émissaire et l’affirmation que,
après sa mort, le calme revint dans la zone,
ne causa aucun scepticisme, encore moins
l’hilarité qu’elle aurait dû provoquer.

Ensuite le récit du déroulement des faits a été
bizarrement amputé d’un épisode essentiel.
Mahé blessé a été ramené d’abord au poste
de Bangolo. Il est établi qu’il y a subi des
mauvais traitements, au point que c’est un
homme inconscient qui a été ensuite étouffé
pendant son transport vers la ville de Man. La
version, d’un rocambolesque ethnologique,
selon laquelle son village aurait refusé
de recevoir son corps, fabriquée grâce au
« témoignage » de l’Ivoirienne Adèle Dito,
masque sans doute le fait qu’il fallait faire
disparaître le corps.

Une incrimination
pour torture mettant en cause un groupe de
militaires beaucoup plus large aurait eu de
très graves conséquences pour l’image de
l’armée française. Il fallait limiter les dégâts.
La presse a donc été d’une grande discrétion
dans l’évocation du lynchage de Firmin
Mahé, quand elle ne l’a pas totalement passé
sous silence.

Les Français sont prêts à donner
des leçons de morale au monde entier.
Ils hurlent à la présomption d’innocence
quand on montre Strauss-Kahn emmené
les menottes aux mains par les policiers
new-yorkais. Pourtant un simple soupçon
de mensonge de la plaignante, sans rapport
avec l’objet de sa plainte, suffit pour élargir
Strauss-Kahn.

Ici on a cru sur parole le général
Poncet, quand il niait avoir prononcé les
paroles que son adjoint a rapportées. Poncet,
chef de l’opération Licorne, avait pourtant
menti impudemment dans ses déclarations
publiques sur la fusillade de l’Hôtel Ivoire,
tout comme Michèle Alliot-Marie, ministre
de la Défense. On attend toujours une
commission d’enquête parlementaire sur
ces événements.

Les révélations sur les
traitements inhumains et dégradants infligés
aux prisonniers de la prison d’Abou Ghraib
ont provoqué un important scandale aux
États-Unis et les onze militaires mis en cause,
dont la générale responsable de la prison, ont
été lourdement condamnés. Le président
des États-Unis a présenté ses excuses pour
les bavures dont fut victime la population
irakienne. Le président Chirac, lui, félicita
l’armée française pour son « sang-froid »
après la tuerie de l’Hôtel Ivoire.

Les Français ne supportent pas qu’on
entame l’image d’Épinal qu’ils se font de
leur armée. Une image que ce procès a
tout fait pour préserver coûte que coûte.

Il
y a démocratie et démocratie, journalisme
et journalisme, opinion et opinion.

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 220 - janvier 2013
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