La boulimie foncière (Billets n°219, décembre 2012) n’épargne bien sûr pas l’Afrique : un tiers des accaparements de terres concerneraient le continent. Des projets gigantesques, habillés d’un discours sur le « développement » attise de nouvelles convoitises.
Au Cameroun, par exemple, la société américaine Herakles Farms (basée au Delaware, un paradis fiscal) a obtenu, via sa filiale SG Sustainable Oils Cameroon (SGSOC) un bail portant sur plus de 73 000 hectares dans les régions de Ndiang et Kupe-Manenguba auprès de l’Etat camerounais pour une durée de... 99 ans ! Son but est de produire de l’huile de palme.
Selon un rapport du think tank californien The Oakland Institute, cette société « a débuté ses opérations sur le terrain par la création de pépinières dès 2010, en dépit des irrégularités légales de la convention ratifiée en 2009, et notamment de l’absence de décret présidentiel d’attribution du bail foncier indispensable pour un tel projet. Herakles Farms est également passé outre deux décisions judiciaires d’une cour régionale lui ordonnant de cesser ses travaux et rendant illégales les récentes activités de cette société américaine au regard des lois du Cameroun. »
Ces plantations devraient impacter sur les moyens de subsistances d’au moins 45 000 personnes selon le Centre pour l’environnement et le développement (CED), une ONG camerounaise (14 000 selon l’étude d’impact du projet) en les privant d’accès aux ressources forestières (chasse, plantes médicinales, bois de chauffe...) et au foncier nécessaire à leur activité agricole.
Le peuple camerounais dans son ensemble n’y gagnera pas beaucoup plus, SGSOC étant exemptée « de paiement de toutes taxes pendant dix ans ainsi que de taxes douanières et de certaines charges sociales pour les 99 années du projet », d’après le même rapport. Ajoutons à cela la destruction d’espaces naturels particulièrement riches en biodiversité, les risques liés à la pollution des eaux, les déplacements des populations chassées de leurs terres...
Pour contrer la SGSOC, la société civile camerounaise s’est mobilisée, principale ment par la publication de rapports dénonçant les dangers et l’aberration de son projet. Mal lui en a pris : quatre membres de l’ONG Struggle to economize the future (son président Nasako Besingi ainsi que trois employés), vivement hostile au projet, ont été interpellés mi-novembre dans leurs locaux alors qu’ils préparaient une contestation pacifique du projet lors d’une cérémonie officielle (la distribution de T-shirts contre le projet le projet aux communautés locales...). Ils ont été relâchés quelques jours après, mais l’événement est un signal très clair aux opposants à ce projet d’accaparement des terres.
Au Gabon aussi, populations et ONG tentent de s’opposer à des projets gigantesques, le dictateur Ali Bongo ayant clairement annoncé de faire de cet émirat pétrolier le premier pays producteur africain d’huile de palme, dans le cadre de son projet « Gabon émergent »... Symbole de ce bras de fer pour défendre les terres et la forêt tropicale, la société civile tente de s’opposer aux immenses concessions faites à la société singapourienne Olam, un des leaders mondiaux de l’huile de palme, déjà spécialiste de la déforestation en Indonésie et Malaisie.
Cette multinationale contrôle avec l’État gabonais la compagnie Olam Palm Gabon, qui a en projet la plantation de plusieurs dizaines de milliers d’hectares de palmiers à huile. Le pouvoir a également concédé à Olam 300 000 autres hectares dans les provinces de l’Estuaire, du Woleu Ntem et de la Ngounié, et la multinationale prévoit déjà d’en transformer un tiers en plantations d’hévéas. Les contestations populaires ne sont pas seulement restées lettre morte : elles étaient au cœur du « contre-forum » organisé par la société civile pour dénoncer la parodie du New York Africa Forum (à Libreville !) début juin, qui avait entraîné l’arrestation d’une quarantaine de militants...
Et, depuis décembre, le pouvoir a à nouveau durci le ton : le chef de cabinet d’Ali Bongo, Liban Souleymane, a engagé des poursuites contre Marc Ona Essangui, président de l’ONG Brainforest, pour avoir évoqué son implica tion dans ce dossier. Le procès, initialement prévu le 26 décembre, a été reporté faute de présence du haut fonctionnaire gabonais.
Mais Marc Ona, figure emblématique de la société civile gabonaise, reste menacé d’emprisonnement pour avoir soutenu la contestation des populations locales à un projet de « développement » !
Au Libéria, la situation est encore plus dramatique. En juillet 2009, le gouvernement libérien a accordé une concession de 311 187 hectares à la firme multinationale malaisienne Sime Darby pour une durée de 63 ans. Les terres accaparées sont situées dans les comtés de Gbarpolu, Grand Cape Mount, Bomi et Bong au nord du pays. Là encore il s’agira de produire de l’huile de palme. Pour sa part, la compagnie singapourienne Golden Agri Resources a obtenu le droit de choisir 350 000 hectares pour du palmier à huile dans les comtés de Maryland, Grand Kru, Sinoe, River Cess et River Gee. Quasiment la taille du département du Vaucluse ! 40 000 hectares seront ainsi « développés », selon les dires de la compagnie, par un réseau de producteurs locaux, devenus pour le coup de simples sous-traitants agricoles. La durée du bail est de 65 ans, renouvelable. Dans l’état actuel de l’accord, rien ne stipule que les habitants des zones sélectionnées doivent être informés que leurs terres appartiennent désormais à Golden Agri.
Mais ce n’est pas tout, Equatorial Palm Oil, une firme basée au Royaume-Uni, a elle aussi loué pour près de 170 000 hectares, répartis entre les comtés de Sinoe, River Cess et Gand Bassa. Les Français ne sont pas en reste, Bolloré ayant obtenu une concession de 120 000 ha dans le centre et l’ouest du pays durant la guerre civile des années 1990. Au total, selon l’ONG GRAIN, spécialisée dans l’étude des accaparements de terres transnationaux, ce ne sont pas moins de 1 737 millions d’hectares de terres dont les Libériens auraient été dépossédés. Ceci représente les deux tiers des terres agricoles du pays et 16% du territoire national. A cela, il faut ajouter les concessions minières, elles aussi extrêmement gourmandes en terres.
Ou comment priver un peuple de son propre pays...
Au-delà des vétérans du pré-carré françafricain et de la concurrence croissante des investisseurs venant des quatre coins du globe, de nouvelles compagnies françaises, jusque-là inconnues sur le continent, ne sont pas en reste.
Charles Beigbeder et Charles Vilgrain, patrons d’AgroGeneration prévoient ainsi de lancer leur entreprise à la conquête de l’Afrique. AgroGeneration sévit déjà en Europe de l’Est, où le groupe possède plus de 50 000 hectares en Ukraine (avec pour objectif 100 000 ha à l’horizon 2013) et en Amérique du Sud (14 000 ha en Argentine, avec la volonté d’en avoir 50 000 à terme). Rappelons qu’AgroGeneration est aidée dans sa frénésie expansionniste par la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), qui lui a octroyé un prêt de 10 millions de dollars en novembre 2011, assorti d’une option d’entrée au capital.
Pensée par Jacques Attali et initiée par François Mitterrand, cette institution financière internationale a été créée au lendemain de la chute du mur de Berlin pour « favoriser la transition vers l’économie de marché » et affirme sur son site web que « la protection de l’environnement est également un volet essentiel de son mandat », en réponse aux « années de pratiques destructrices pour l’environnement » dans l’ancien bloc soviétique. Et finance donc désormais l’agriculture capitaliste la plus ravageuse qui soit.
De son côté, la société de gestion Edifice Capital a elle aussi lancé un fonds d’investissement, « Edifice Agriland », dédié au secteur agricole en Afrique. L’objectif est de lever 200 millions d’euros au moins à l’horizon 2013. Ce fonds, dirigé par Pierre Bordenave, un ancien d’AgroGénération, vise à la « viabilisation de terres à usage agricole mises à disposition par la personne publique (Etats, collectivités locales..) sur longue période (AOT), par des investissements dans les infrastructures d’irrigation et de stockage puis la location de ces terrains viabilisés à des exploitants agricoles ; Agriland pourra également investir aux côtés de l’exploitant agricole dans la production ».
En clair : louer à bas coût des terres agricoles à très long terme, potentiellement au détriment des populations locales, les modeler pour répondre aux standards de l’agriculture industrialisée, puis les louer au plus offrant. Un beau modèle de développement ! Le fonds prospecterait actuellement au Gabon... une aubaine pour le « Gabon émergent » d’Ali Bongo, à n’en pas douter.
Enfin, on apprenait le 22 novembre que CIFG, une filiale de la Caisse d’Epargne, comptait lancer un fonds (MAHASEEL Agricultural Investment Fund) en partenariat avec la Kenana Sugar Company, le plus gros producteur de sucre du Soudan, visant à lever des fonds en Afrique du Nord et au Moyen Orient pour investir dans le secteur agricole. L’objectif est de lever 1 milliard de dollars qui devront avoir un retour sur investissement de 25 % sur cinq ans. Un taux record ! Le fonds aurait déjà identifié trois projets au Soudan, dont un pour lequel il est question de rien de moins que 100 000 hectares.
« La banque, nouvelle définition », dit le slogan de la Caisse d’Epargne... On pourrait ajouter « Le pillage agricole, nouvelle définition ».