Survie

Terres africaines : on se presse au portillon

rédigé le 7 janvier 2013 (mis en ligne le 4 mars 2013) - Alice Primo, Yanis Thomas

La boulimie foncière (Billets n°219, décembre 2012) n’épargne bien sûr pas l’Afrique : un tiers des accaparements de terres concerneraient le continent. Des projets gigantesques, habillés d’un discours sur le « développement » attise de nouvelles convoitises.

Au Cameroun, par exemple, la société
américaine Herakles Farms (basée
au Delaware, un paradis fiscal) a
obtenu, via sa filiale SG Sustainable Oils
Cameroon (SGSOC) un bail portant sur
plus de 73 000 hectares dans les régions de
Ndiang et Kupe-Manenguba auprès de l’Etat
camerounais pour une durée de... 99 ans !
Son but est de produire de l’huile de palme.

Selon un rapport du think tank californien
The Oakland Institute, cette société « a
débuté ses opérations sur le terrain par la
création de pépinières dès 2010, en dépit
des irrégularités légales de la convention
ratifiée en 2009, et notamment de l’absence
de décret présidentiel d’attribution du bail
foncier indispensable pour un tel projet.
Herakles Farms est également passé outre
deux décisions judiciaires d’une cour
régionale lui ordonnant de cesser ses travaux
et rendant illégales les récentes activités de
cette société américaine au regard des lois
du Cameroun.
 »

Ces plantations devraient
impacter sur les moyens de subsistances d’au
moins 45 000 personnes selon le Centre pour
l’environnement et le développement (CED),
une ONG camerounaise (14 000 selon
l’étude d’impact du projet) en les privant
d’accès aux ressources forestières (chasse,
plantes médicinales, bois de chauffe...) et
au foncier nécessaire à leur activité agricole.

Le peuple camerounais dans son ensemble
n’y gagnera pas beaucoup plus, SGSOC
étant exemptée « de paiement de toutes
taxes pendant dix ans ainsi que de taxes
douanières et de certaines charges sociales
pour les 99 années du projet
 », d’après le
même rapport. Ajoutons à cela la destruction
d’espaces naturels particulièrement riches
en biodiversité, les risques liés à la pollution
des eaux, les déplacements des populations
chassées de leurs terres...

Silence, ça développe

Pour contrer la SGSOC, la société civile
camerounaise s’est mobilisée, principale­
ment par la publication de rapports
dénonçant les dangers et l’aberration
de son projet. Mal lui en a pris : quatre
membres de l’ONG Struggle to economize
the future (son président Nasako Besingi
ainsi que trois employés), vivement hostile
au projet, ont été interpellés mi-novembre
dans leurs locaux alors qu’ils préparaient
une contestation pacifique du projet lors
d’une cérémonie officielle (la distribution
de T-shirts contre le projet le projet aux
communautés locales...). Ils ont été relâchés
quelques jours après, mais l’événement est
un signal très clair aux opposants à ce projet
d’accaparement des terres.

Au Gabon aussi, populations et ONG tentent
de s’opposer à des projets gigantesques,
le dictateur Ali Bongo ayant clairement
annoncé de faire de cet émirat pétrolier le
premier pays producteur africain d’huile
de palme, dans le cadre de son projet
« Gabon émergent »... Symbole de ce
bras de fer pour défendre les terres et la
forêt tropicale, la société civile tente de
s’opposer aux immenses concessions faites
à la société singapourienne Olam, un des
leaders mondiaux de l’huile de palme, déjà
spécialiste de la déforestation en Indonésie
et Malaisie.

Cette multinationale contrôle
avec l’État gabonais la compagnie Olam
Palm Gabon, qui a en projet la plantation
de plusieurs dizaines de milliers d’hectares
de palmiers à huile. Le pouvoir a également
concédé à Olam 300 000 autres hectares dans
les provinces de l’Estuaire, du Woleu Ntem
et de la Ngounié, et la multinationale prévoit
déjà d’en transformer un tiers en plantations
d’hévéas. Les contestations populaires ne
sont pas seulement restées lettre morte : elles
étaient au cœur du « contre-forum » organisé
par la société civile pour dénoncer la parodie
du New York Africa Forum (à Libreville !)
début juin, qui avait entraîné l’arrestation
d’une quarantaine de militants...

Et, depuis
décembre, le pouvoir a à nouveau durci le
ton : le chef de cabinet d’Ali Bongo, Liban
Souleymane, a engagé des poursuites contre
Marc Ona Essangui, président de l’ONG
Brainforest, pour avoir évoqué son implica­
tion dans ce dossier. Le procès, initialement
prévu le 26 décembre, a été reporté faute de
présence du haut fonctionnaire gabonais.

Mais Marc Ona, figure emblématique de
la société civile gabonaise, reste menacé
d’emprisonnement pour avoir soutenu la
contestation des populations locales à un
projet de « développement » !

Libéria : pays à vendre ?!

Au Libéria, la situation est encore plus
dramatique. En juillet 2009, le gouvernement
libérien a accordé une concession de
311 187 hectares à la firme multinationale
malaisienne Sime Darby pour une durée de
63 ans. Les terres accaparées sont situées dans
les comtés de Gbarpolu, Grand Cape Mount,
Bomi et Bong au nord du pays. Là encore il
s’agira de produire de l’huile de palme. Pour
sa part, la compagnie singapourienne Golden
Agri Resources a obtenu le droit de choisir
350 000 hectares pour du palmier à huile
dans les comtés de Maryland, Grand Kru,
Sinoe, River Cess et River Gee. Quasiment
la taille du département du Vaucluse ! 40 000
hectares seront ainsi « développés », selon
les dires de la compagnie, par un réseau de
producteurs locaux, devenus pour le coup
de simples sous-traitants agricoles. La durée
du bail est de 65 ans, renouvelable. Dans
l’état actuel de l’accord, rien ne stipule que
les habitants des zones sélectionnées doivent
être informés que leurs terres appartiennent
désormais à Golden Agri.

Mais ce n’est
pas tout, Equatorial Palm Oil, une firme
basée au Royaume-Uni, a elle aussi loué
pour près de 170 000 hectares, répartis
entre les comtés de Sinoe, River Cess et
Gand Bassa. Les Français ne sont pas en
reste, Bolloré ayant obtenu une concession
de 120 000 ha dans le centre et l’ouest du
pays durant la guerre civile des années 1990.
Au total, selon l’ONG GRAIN, spécialisée
dans l’étude des accaparements de terres
transnationaux, ce ne sont pas moins de
1 737 millions d’hectares de terres dont
les Libériens auraient été dépossédés. Ceci
représente les deux tiers des terres agricoles
du pays et 16% du territoire national. A cela,
il faut ajouter les concessions minières, elles
aussi extrêmement gourmandes en terres.

Ou comment priver un peuple de son propre
pays...

La nouvelle vague

Au-delà des vétérans du pré-carré
françafricain et de la concurrence croissante
des investisseurs venant des quatre coins du
globe, de nouvelles compagnies françaises,
jusque-là inconnues sur le continent, ne
sont pas en reste.

Charles Beigbeder et
Charles Vilgrain, patrons d’AgroGeneration
prévoient ainsi de lancer leur entreprise à
la conquête de l’Afrique. AgroGeneration
sévit déjà en Europe de l’Est, où le groupe
possède plus de 50 000 hectares en Ukraine
(avec pour objectif 100 000 ha à l’horizon
2013) et en Amérique du Sud (14 000 ha en
Argentine, avec la volonté d’en avoir 50 000
à terme). Rappelons qu’AgroGeneration est
aidée dans sa frénésie expansionniste par la
Banque européenne pour la reconstruction
et le développement (BERD), qui lui a
octroyé un prêt de 10 millions de dollars
en novembre 2011, assorti d’une option
d’entrée au capital.

Pensée par Jacques
Attali et initiée par François Mitterrand,
cette institution financière internationale a
été créée au lendemain de la chute du mur
de Berlin pour « favoriser la transition
vers l’économie de marché
 » et affirme
sur son site web que « la protection de
l’environnement est également un volet
essentiel de son mandat
 », en réponse
aux « années de pratiques destructrices
pour l’environnement
 » dans l’ancien bloc
soviétique. Et finance donc désormais
l’agriculture capitaliste la plus ravageuse
qui soit.

Agriland à Bongoland

De son côté, la société de gestion
Edifice Capital a elle aussi lancé
un fonds d’investissement, « Edifice
Agriland
 », dédié au secteur agricole
en Afrique. L’objectif est de lever 200
millions d’euros au moins à l’horizon
2013. Ce fonds, dirigé par Pierre
Bordenave, un ancien d’AgroGénération,
vise à la « viabilisation de terres à
usage agricole mises à disposition
par la personne publique (Etats,
collectivités locales..) sur longue
période (AOT), par des investissements
dans les infrastructures d’irrigation
et de stockage puis la location de ces
terrains viabilisés à des exploitants
agricoles ; Agriland pourra également
investir aux côtés de l’exploitant
agricole dans la production
 ».

En clair :
louer à bas coût des terres agricoles à
très long terme, potentiellement au
détriment des populations locales, les
modeler pour répondre aux standards
de l’agriculture industrialisée, puis les
louer au plus offrant. Un beau modèle de
développement ! Le fonds prospecterait
actuellement au Gabon... une aubaine
pour le « Gabon émergent » d’Ali
Bongo, à n’en pas douter.

De belles noisettes pour l’écureuil français !

Enfin, on apprenait le 22 novembre
que CIFG, une filiale de la Caisse
d’Epargne, comptait lancer un fonds
(MAHASEEL Agricultural Investment
Fund) en partenariat avec la Kenana
Sugar Company, le plus gros producteur
de sucre du Soudan, visant à lever
des fonds en Afrique du Nord et au
Moyen Orient pour investir dans le
secteur agricole. L’objectif est de lever
1 milliard de dollars qui devront avoir
un retour sur investissement de 25 % sur
cinq ans. Un taux record ! Le fonds aurait
déjà identifié trois projets au Soudan,
dont un pour lequel il est question de
rien de moins que 100 000 hectares.

« La banque, nouvelle définition », dit
le slogan de la Caisse d’Epargne... On
pourrait ajouter « Le pillage agricole,
nouvelle définition
 ».

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 220 - janvier 2013
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