Survie

« La situation au Mali révèle la crise systémique du capitalisme mondialisé »

rédigé le 10 octobre 2019 (mis en ligne le 2 avril 2020) - Juliette Poirson

Anthropologue au parcours atypique et Directeur de recherche émérite au CNRS, André Bourgeot a dirigé le programme scientifique « Nouveaux enjeux dans l’espace saharo-sahélien » de 2008 à 2013. Observateur attentif à l’évolution de la situation depuis le début de l’intervention militaire française, il est en désaccord avec Survie et les contributeurs habituels de Billets d’Afrique sur la pertinence actuelle du concept de Françafrique, tout en proposant une analyse similaire des jeux d’influence au Sahel. Entretien.

Billets d’Afrique : Les Maliens ne souhaitent pas l’application de l’Accord d’Alger, qui pose les bases d’un morcellement du pays en régions « aux pouvoirs étendus » (Cf. Billets n°286, mai 2019) tandis que la communauté internationale fait pression sur le gouvernement pour qu’il soit mis en œuvre. Le président malien Ibrahim Boubacar Keita (IBK) a déclaré très récemment devant l’ONU à New York que des parties de l’accord pourraient ne pas être appliquées telles quelles. Quel regard portez-vous sur ces accords qui cristallisent les débats de la vie politique malienne ?

Les Accord de paix et de réconciliation issus du processus d’Alger ont été jugés inapplicables par la plupart des courants politiques maliens dès leur signature. Le point le plus sensible dans cet accord est la mise en place non pas d’une décentralisation poussée mais de la régionalisation : l’autonomie octroyée aux régions y est importante, les présidents de région seraient élus au suffrage direct au même titre que le Président de la république. Cela est un pas vers le fédéralisme, synonyme de disparition de l’Etat nation. Puis dans le contexte malien ou nigérien, la régionalisation renvoie de facto à la dimension ethnique, qui est déjà mise en avant dans les affrontements dits intercommunautaires dans la région du Centre ou de Ménaka. On est en train de préparer psychologiquement à ce type de régionalisation. Tout le discours qui ne renvoie pas à des problèmes de politique locale mais qui oppose une ethnie à une autre a une fonction idéologique énorme, et peut faire l’objet de manipulations politiques et militaires de grande envergure. Les Accords n’ont pas reçu de soutiens populaires et n’ont pas non plus été discutés à l’Assemblée nationale. Globalement les Maliens s’opposent fermement à la révision constitutionnelle, clef de voûte de l’Accord. La communauté internationale, elle, fait pression pour qu’elle se fasse. Mais quatre ans après, rien n’a bougé, la situation s’est même sensiblement détériorée, du fait que tous les processus et mesures institutionnelles prises pour permettre la mise en œuvre de l’accord ont été des échecs, du contexte sécuritaire interne et de l’évolution de rapports de force internes au Mali – notamment avec l’irruption marquée des religieux sur la scène politique. IBK a été obligé de reconnaître – certainement avec l’aval des autorités françaises parce que je ne pense pas qu’il ait assez d’autonomie pour le faire sans leur en avoir parlé – que l’on pouvait penser à certains remaniements dans l’application de l’accord. Cela signifierait que la politique française a peut-être désormais (cinq ans après la signature de l’Accord) – mieux perçu le danger de la possibilité d’une république islamique du Mali. Maintenant, en fonction de l’évolution des rapports de force, IBK pourra utiliser l’argument d’autorité de la communauté internationale « qui a dit que cela ne peut pas changer  » ou obtiendra qu’il y ait des concessions sur l’accord.

Mamadou Issoufou, président du Niger et actuel président en exercice de la CEDEAO, lors d’une visite au Mali, a parlé de Kidal comme d’une « menace pour le Niger » : la ville est sous contrôle de groupes armés – tandis qu’y stationnent l’armée française et la Minusma. Elle symbolise le jeu trouble de la France et l’impuissance de l’Etat malien qui n’y a pas accès. Est-ce une façon de taper du poing vis-à-vis de la France ? du Mali ?

Non, parce que sur le fond, la France maintenant peut partager le point de vue qu’il a émis. Les Français se sont appuyés dans cette région de Ménaka sur le MNLA et maintenant ils s’appuient sur le Comité pour la survie de l’Azawad (CSA) sur le Groupe autodéfense touareg imghad et alliés (Gatia) pro gouvernementaux ainsi que sur les FAMA (Forces armées maliennes). 

La situation au Mali déstabilise et a des conséquences dans toute la sous-région. Les chefs d’Etat africains du Burkina-Faso, du Niger, du Bénin craignent pour leur pouvoir et on peut comprendre pourquoi  : les groupes armés djihadistes ont montré leur capacité à déstabiliser les pouvoirs centraux. L’exemple du Mali est évident. Le Burkina Faso, c’est évident également. Issoufou craint pour son pays pris entre Boko Haram au Sud, toute la prolifération des groupes djihadistes à la frontière libyenne, et au Nord l’Etat islamique et les groupes salafistes djihadistes : le Niger est quasiment encerclé. Sa frontière la plus fragile est celle de Ménaka, à la frontière nigéro-malienne, et Kidal n’est pas loin de Niamey, autour de 500 ou 600 km de Niamey.

D’un problème plutôt circonscrit au Mali en 2013, l’intensité des attaques des groupes armés s’est déplacée vers le Burkina, malgré la présence de Barkhane, avec 4500 hommes très bien armés, et les soldats de la Minusma. A quoi a servi Barkhane ?

Je pense que la position de Samir Amin sur l’opération Serval était juste : c’était difficile de ne pas répondre et de ne pas intervenir. Le pouvoir politique a alors annoncé que la France resterait 5 ou 6 mois mais l’intervention reposait sur autre chose : si la France n’intervenait pas, il y aurait eu beaucoup d’intérêts économiques et géostratégiques français qui auraient pu disparaître.

On était alors quelques-uns à dire qu’il y aurait nécessairement un enlisement, au vu de la situation qui prévalait au Nord : depuis des années toute la zone était une zone de non-droit, ouverte à tous les abus et tous les trafics. Serval a été un échec puisqu’elle a débouché sur l’opération Barkhane, qui s’étend sur l’ensemble de la bande sahélo-saharienne : ils n’ont pas du tout devancé l’avancée des groupes armés salafistes djihadistes, ni enrayé, ni a fortiori éradiqué, loin s’en faut.

Leur prolifération s’est faite à travers la création de petits groupes présentés par la presse comme étant divisés. Mais pas du tout. Il y avait une stratégie extrêmement élaborée : AQMI c’était la dimension internationale, la gestion des otages, la répartition des rançons ; le MUJAO (Mouvement pour l’unité du Jihad en Afrique de l’ouest) se concentrait sur l’espace de la Cedeao ; Ansar Eddine dirigé par Iyad Ag Ghali, pour la dimension septentrionale du Mali - plus locale. Ensuite il y a eu d’autres groupes : Elmourabitoune, etc et bien sûr des conjonctions entre mouvance islamiste et chefferie locale. Toutes ces divisions révèlent la force de ces petits groupes  : mobilité, flexibilité, capacité d’adaptation, ... dont les conditions d’adhésion ne se font pas sur des bases idéologiques ou théologiques et qui ne peuvent pas faire l’économie d’alliances entre eux. Face à ces groupes, les analyses institutionnelles de nos décideurs politiques, ethnocentrés, sont inopérantes.  En face les militaires ont du gros matériel lourd, extrêmement sophistiqué et ils n’arrivent pas à les éradiquer ? Si on arrive à localiser, des camps d’entraînement, on doit avoir la capacité de les détruire. Pourquoi on ne les détruit pas ?

Cérémonie d’investiture du président malien Ibrahim Boubacar Keita (IBKA) le 19 septembre 2013, huit mois après le décléenchement de l’opération Serval (Photo CC MINUSMA/Marco Dormino)

Votre hypothèse est que cela sert des intérêts géostratégiques  ?

Pour comprendre ce qui se passe actuellement au Mali, il faut établir un lien avec la crise systémique du capitalisme mondialisé qui a besoin de nouveaux types d’organisation du politique. Il y a eu les années 1990 avec l’arrivée des conférences nationales. Le multipartisme, la démocratie, etc, avaient donné un soufflé énorme aux puissances occidentales : la démocratie capitaliste a existé dans un premier temps au Mali, il ne faut pas la nier. Tout le monde y était favorable. Ensuite, les Maliens ont déchanté.

On est maintenant dans ce que j’appelle une guerre mondialisée : c’est ce qui se met en place actuellement, avec une redistribution des zones d’influence. Ce sont des processus économiques et politiques à l’œuvre, des lames de fond qui sont en train de se mettre en place à travers la militarisation de la zone, qui est croissante en particulier depuis cinq ans avec la puissance française Barkhane et qui se fait par le renforcement et l’arrivée d’autres puissances internationales.

L’Allemagne est aussi très présente, elle a aussi signé un accord de défense avec le Mali. Une hypothèse qui peut être faite est qu’ils sont en train de tester la mise en place d’une éventuelle armée européenne, expérimentée dans les conditions du Sahel. Il y a aussi la Russie – de mon point de vue, ils n’ont pas du tout l’intention d’intervenir militairement comme ils ont pu le faire en Syrie mais ils ont un impact au niveau institutionnel, diplomatique et militaire et ils sont en train de former les militaires maliens. D’ailleurs toutes les puissances occidentales forment aujourd’hui les militaires maliens, chacune avec sa conception de la formation, son matériel militaire : il n’y a pas mieux pour démanteler une armée dite républicaine.

Il ne faut pas non plus minimiser le rôle que jouent les Américains, qui sont très présents et très influents au Niger : Issoufou – appui clef de la France - est en train de glisser vers les Américains. Ils sont militairement en lien avec l’intervention française. En Afrique, il semble qu’il y ait des « convergences-divergences  » selon les endroits, ce qui révèle une répartition des zones d’influence entre la France et les Etats-Unis d’Amérique – actuellement présents avec de petites bases dans 39 pays. 

Il y a aussi le rôle attribué à l’Arabie Saoudite y compris sur la dimension religieuse. Et leur allié intime, les Emirats Arabes Unis, est militairement présent à la frontière libyenne, peut-être en soutien du maréchal Haftar ? C’est toute une configuration géopolitique extrêmement houleuse qui peut déboucher sur plus qu’une déstabilisation. Le Niger devient un enjeu extrêmement important ; c’est peut-être le seul pays de la sous-région qui serait en mesure de s’opposer à la déstabilisation.

D’un côté, dans la zone, la stratégie française semble prépondérante avec Barkhane qui est donneur d’ordre d’une certaine façon vis-à-vis de la Minusma ou encore son emprise politique sur IBK et puis en fait, il y a aussi les Etats-Unis présents sur le renseignement, les Russes etc. Cela relativise cette prépondérance ?

Elle est en train de la perdre y compris sur le plan économique. Au Mali, les mines d’or ne sont pas exploitées par les Français mais les Sud-Africains ; les Chinois qui se placent un peu partout au niveau économique au Mali ou au Niger (où les mines d’uranium vont fermer), qui ne sont pas encore complètement dans le politique mais sont en train de former de nouvelles élites africaines dans les relations avec la Chine. Ils sont à peu près les seuls à avoir une stratégie à long terme.

Dans un cadre conceptuel, la question que je me pose est : est-ce que la notion de Françafrique a encore une validité opératoire, telle qu’elle pouvait l’être il y a 10 ou 15 ans ? Il y a une telle multiplicité de facteurs extérieurs que cela réduit considérablement l’influence de la Françafrique, qui est le produit de circonstances historiques qui ont sensiblement changé, qui existent encore mais sous des formes très différentes.

Comment analysez-vous le rapport entre le pouvoir politique et l’armée dans les décisions actuelles de la France au Mali ?

Je dirais plutôt l’influence de la DGSE (les services de renseignement extérieur, NDLR). Au Mali, depuis les indépendances, le service des renseignements a soutenu les rebelles de la tribu des Ifoghas. Les militaires ont été tributaires de beaucoup d’orientations prises par la DGSE, appropriée par le pouvoir politique. Il s’agit plutôt d’analyser quelle est la nature des relations entre le pouvoir politique, l’armée et la DGSE. On le voit bien à travers la suite des ambassadeurs au Mali. En 2013, l’ambassadeur Christian Rouyer a été remplacé par Gilles Huberson, un gendarme. Ensuite vous avez eu Evelyne Decorps – qui venait de l’AFD et dont les militaires ont eu la peau parce qu’elle a critiqué le fait qu’ils la mettent toujours devant le fait accompli. Joël Meyer, qui était auparavant en Mauritanie, l’a remplacée [depuis octobre 2018]. Il apparaît clairement qu’il y a une influence militaire de plus en plus forte au niveau de la diplomatie, qui va de pair avec la militarisation de l’espace sahélo-saharien.

Dans ce contexte, quel regard portez-vous sur la capacité d’acteurs maliens à faire évoluer positivement la situation ?

La société civile en construction a montré son efficacité. En effet, en 2017, lors de la tentative de mise en place du Sénat, Ras Bath (militant, animateur d’une émission de radio, porte-parole du Collectif pour la Défense de la République du Mali, NDLR), a su mobiliser 60 000 ou 70 000 personnes, s’opposant à cette création débouchant sur la tentative de création d’un Sénat. Cela repose la question de la révision constitutionnelle pour mettre en place les Accords d’Alger. Aujourd’hui, ceux qui sont en capacité de mobiliser, en dehors de Ras Bath, ce sont les religieux qui ont réussi à faire réussi à faire démissionner le Premier Ministre Soumaila Boubeye Maiga, à la faveur d’une alliance de circonstance entre le wahhabite Mahmoud Dicko et la coalition de partis politiques de l’opposition du Front pour la sauvegarde de la démocratie (FSD) dirigé par le député Soumaila Cissé. Cela a été un coup porté à l’influence française et à l’autorité d’IBK, au profit de ce que j’ai appelé la « République des Imams » : ce sont eux qui ont réussi à faire annuler le code de la famille, à faire démissionner le Premier Ministre et qui ont intercédé pour arrêter la manifestation des femmes qui menaçaient de se mettre à poil pour dénoncer les carences de l’armée. Ce sont les seuls capables de mobiliser.

Autrement dit : le « dialogue national politique inclusif » censé émerger a du mal à se mettre en œuvre et à avoir une efficacité : l’institution qui crée ce mécanisme ne peut pas créer les conditions de sa reproduction. Aucun parti n’est en mesure de mobiliser et se mobiliser sur les accords de paix. Si cela n’évolue pas, la république des Imams va y aller : Dicko va créer son parti, il a de l’influence et de l’argent. Toute cette société malienne a besoin d’ordre, il dénonce la corruption, il est porteur de nouvelles moralités. Qui va aller contre ? Si le régime en place laisse faire la création de ce parti, c’est inconstitutionnel (NB : puisque non laïc) mais ce ne serait pas la première fois que cela est le cas.

Quel regard portez-vous sur l’avenir du Mali  ?

Le contexte est favorable à une évolution des rapports de force politiques mais s’il n’y a pas possibilité de modifier les rapports de force actuels, ce sera la porte ouverte à l’application des Accords de paix. L’enjeu majeur est là, parce que c’est la disparition de l’État unitaire malien et la porte ouverte au fédéralisme.  

D’une manière plus globale, il s’agit de créer les conditions économiques et politiques de l’intégration des quinze membres de la Cédéao dans l’économie capitaliste en cours de mondialisation. Le signe avant-coureur en est la prochaine probable mise en œuvre de la monnaie unique (l’éco).

Le devenir du Mali n’est pas indépendant de l’évolution programmée de la Cédéao. Ainsi, les Accords de paix signent l’éclatement de l’État unitaire au profit d’un fédéralisme larvé considéré ici comme un élargissement des dynamiques néo libérales. Ainsi, en considérant que les États-nations peuvent être encore des remparts contre l’élargissement de ces dynamiques, c’est-à-dire contre la subordination grandissante du politique à l’économique, et le fédéralisme comme un agent de leur renforcement, le Mali actuel apparaît alors comme une manifestation de la crise systémique de cette mondialisation capitalistique.

Propos recueillis par Juliette Poirson

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 290 - octobre 2019
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