Survie

Makaila Nguebla : « Je suis indigné par le soutien de la France à Déby »

rédigé le 5 mai 2013 (mis en ligne le 12 juin 2013) - Makaila Nguebla, Raphaël de Benito

Makaila Nguebla, blogueur tchadien connu pour son engagement et sa capacité à dévoiler des scandales sur la corruption et la répression au Tchad vient d’être expulsé du Sénégal, où il vivait depuis 2005 en exil. Une expulsion vers la Guinée Conakry qu’il doit au zèle des autorités sénégalaises, sans doute pressées de céder aux injonctions du ministre tchadien de la Justice, Jean-Bernard Padaré, en visite à Dakar quelques jours auparavant pour parler « coopération judiciaire » sur fond d’affaire Hissène Habré.

Billets d’Afrique : Comment expliquez–vous que les autorités sénégalaises répondent favorablement au ministre tchadien de la Justice, Jean-Bernard Padaré en vous expulsant du pays ?

Comme vous l’avez souligné, les autorités sénégalaises ont cédé à la pression exercée par le régime d’Idriss Deby qui a envoyé son ministre de la Justice, Jean- Bernard Padaré, pour signer un accord de coopération judiciaire dans le procès de Hissein Habré. C’est dans ce cadre que le ministre tchadien a séjourné à Dakar du 2 au 4 mai.

Des sources dignes de foi m’ont informé que Jean-Bernard Padaré avait interrogé le consul du Tchad sur mon cas. Il a été reçu par le président Macky Sall, seul, sans être accompagné par aucun membre de la délégation tchadienne. C’est lors de cette rencontre secrète que mon cas a été évoqué et mon sort scellé.

Le fait intrigant est que le ministre tchadien a quitté Dakar, le 5 mai. Le 6 mai vers 9 heures, j’ai reçu un appel du commissaire Ndiaye de la Direction de surveillance territoriale (DST) me convoquant à 15 heures. Le même commissaire me rappelle en début d’après-midi et reporte le rendez-vous le lendemain, le mardi 7 mai.

Je pense sincèrement que les autorités sénégalaises ont exécuté l’ordre du régime d’Idriss Deby sans estimer les conséquences d o u­ l o u r e u s e s qui affecteraient l’image de leur pays, jadis réputé pour sa « téranga », hospitalité, qu’ils se soucient de pré­ server.

J’ai été soumis à une série d’interrogatoires qui a duré de 10 heures à 15 heu­res. Les autorités sénégalaises m’ont présenté des échanges de mails avec le journaliste Eric Topona dans lesquels elles m’accusent d’inciter la jeunesse tchadienne à une insurrection populaire contre le régime d’Idriss Deby via les réseaux sociaux et mon blog. J’ai rejeté ces accusations.

Elles m’ont ensuite menacé d’une extradition vers le Tchad ou d’une expulsion vers le Mali si je ne disais pas la vérité. Je me suis opposé à ces deux intimidations sachant ma vie en danger. J’ai été détenu menotté de 16 heures à 20 heures.

Finalement, c’est vers la Guinée que j’ai été expulsé dans la nuit du 7 mai au 8 mai, amer de constater que la liberté d’expression devient un délit au Sénégal.

Les autorités françaises n’ont-elles pas commis une grave erreur en associant les troupes tchadiennes à l’opération Serval ?

C’était en effet la conviction de nombreux observateurs éclairés sur le continent qui connaissent le régime tchadien. Mais, il faut aussi souligner qu’Idriss Deby a anticipé pour envoyer ses troupes sur le terrain mettant la France devant un fait accompli.

Il a profité des tergiversations des pays de la CEDEAO et de l’Union africaine sur le dossier malien. Grâce à l’intervention de ses troupes au nord du Mali, Idriss Deby prend, aujourd’hui, en otage la quasi-totalité des dirigeants de l’Afrique de l’Ouest qui ne peuvent pas s’opposer à ses caprices. Les chefs d’Etats d’Afrique centrale en savent quelque chose.

Deby se prend pour Kadhafi et nourrit des ambitions surréalistes, il est bel et bien tenté de reprendre le rôle politique et militaire de son parrain Kadhafi. Regardez comment il a évincé, en Centrafrique, le président Bozizé du pouvoir en soutenant matériellement et financièrement les chefs rebelles centrafricains jusqu’à la prise du pouvoir de Bangui. C’est pourquoi il est craint en Afrique centrale. Avant sa mort, le guide libyen était connu pour son influence politique et militaire en Afrique.

Aujourd’hui, grâce à la manne pétrolière du Tchad, Idriss Deby est devenu une puissance militaire sous-régionale qui s’est imposée à son peuple et à la communauté internationale. C’est inadmissible !

Quelles peuvent être les conséquences pour le Tchad de son engagement au Mali ?

Au regard de ce qui vient de se passer au Niger, tout peut arriver au Tchad. Car, le terrorisme n’est toujours pas vaincu. Ces groupes armés jihadistes disposent toujours d’une forte capacité de nuisance, de terreur et de désolation dans de nombreux pays africains. Le Tchad est désormais menacé, car, des informations font état de la présence sur le sol tchadien des éléments de la nébuleuse nigériane Boko Haram.

Ces gens peuvent surgir à tout moment de manière imprévisible et commettre des actes terroristes d’envergure. Les troupes tchadiennes envoyées au Mali, en savent quelque chose.

Que pensez-vous du discours de Déby souhaitant faire du Tchad un pays émergent dans la décennie qui vient ?

C’est drôle ! Idriss Deby a toujours été incohérent dans ses déclarations. C’est une ambition illusoire et irréalisable. Parce qu’il n’a pas la capacité requise ni la vision politique pour faire du Tchad, un pays émergent dans la décennie à venir. Ce sont des discours creux. Les pays émergents sont ceux qui respectent un minimum d’équilibre sociétal. Or, au Tchad, la richesse du pays profite surtout à ses enfants, ses parents, sa région et quelques faire-valoir de son pouvoir.

Les Tchadiens sont privés d’eau, d’électricité, d’habitat et du minimum vital. Le chômage des jeunes est endémique et a atteint un seuil inqualifiable. Rien ne peut présager le décollage socio-économique du pays dans les prochaines années. Les gens sont désemparés et ne savent à quel saint se vouer. Les Tchadiens, dans leur écrasante majorité n’attendent avec impatience qu’une seule chose : le départ d’Idriss Deby.

Comment jugez-vous la mansuétude des autorités françaises après la vague d’arrestation d’opposants accusés de fomenter un complot contre Idriss Déby début mai ?

C’est triste ! Je suis indigné. Je suis lié à la France par ma culture francophone et je déplore qu’elle détourne les yeux devant les atteintes intolérables du régime Déby aux valeurs dont elle aime se parer.

Cette mansuétude est une faiblesse de Paris, mais, j’ose espérer que la rupture prônée par les nouvelles autorités françaises soit effective et profite aux populations tchadiennes et africaines en général. Ces arrestations arbitraires et illégales d’opposants, de journalistes, d’universitaires et de leaders d’opinion, soulignent à juste titre la nature répressive et autoritaire du régime en place qui bafoue les droits de l’homme et les libertés sans qu’aucun gouvernement ne s’en émeuve.

Idriss Deby agit dans l’indifférence générale de la communauté africaine et internationale. J’appelle de mes vœux les pays épris de paix et de justice d’user de leur influence afin de nous aider à trouver les voies et les moyens d’un dialogue politique qui aboutirait à une sortie de crise.

C’est la seule partition que la France doit jouer pour aider les tchadiens à sortir leur pays de cette impasse sociopolitique qui dure depuis vingt-trois ans.

Propos recueillis par RDB

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 225 - juin 2013
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