Survie

Cybersurveillance à la française

rédigé le 3 juillet 2013 (mis en ligne le 8 juillet 2013) - David Mauger

[NB : cet article a été rédigé et publié avant l’article du Monde sur le système français de surveillance]

Depuis la révélation de
l’affaire Amesys par Reflets.
info (Billets n°214)
, on sait
que le savoir-faire français
en matière de surveillance
de masse a franchi un saut
qualitatif. La technologie
en matière de câbles sous-marins est une autre pierre
du même édifice.

Pour augmenter ses profits, l’équi­pementier télécoms Alcatel-Lucent
veut sacrifier sa branche dédiée
aux câbles optiques sous-marins. En
janvier, Fleur Pellerin, ministre déléguée
à l’économie numérique, réagissait dans
une interview aux Échos (13 janvier)
 :

« C’est une activité stratégique pour
connecter l’Outre-Mer et tout le continent
africain en haut débit. Il y a aussi un
enjeu lié à la cybersurveillance et la
sécurité du territoire. Nous sommes
favorables à une solution qui maintienne
l’intégrité d’Alcatel-Lucent Submarine
Networks (ASN) et son ancrage national.
Je rappelle que d’éventuelles prises de
participation seraient de toute façon
soumises à une revue du Trésor au titre
du décret sur l’investissement étranger
en France.
 »

Deux hypothèses sont sur
la table. Le rachat par Orange Marine
des navires câbliers d’Alcatel. Ou bien
une prise de participation du fonds
stratégique d’investissement. La création
en 2008 de ce fonds souverain français
répondait à une demande du secrétariat
général de la Défense et de la Sécurité
Nationale (ex-SGDN) de munir la
France d’un fonds similaire à In-Q-Tel,
le fonds d’investissement de la CIA. Ces
éléments montrent qu’au-delà de l’enjeu
économique, ASN est un élément du
dispositif de renseignement français.

Cybersurveillance

Mais quel est le statut légal de la cyber­surveillance, au nom de laquelle il faudrait
sauver ASN ? En France, la loi prévoit
deux sortes d’écoutes. Celles qui ont lieu
au cours d’une enquête judiciaire et les
écoutes administratives, menées par les
services de renseignement dans le cadre
de la sécurité nationale et la préservations
des intérêts économiques et scientifiques
français.

Mais qu’en est-il de l’activité des
services de renseignement français
à l’étranger ? En janvier 2012, la
Lettre du Continent nous apprenait
l’existence de bureaux de la DCRI
à l’étranger, citant l’exemple du
Gabon !

Tirer le câble

Pour prendre la mesure de la sur­
veillance à grande échelle, on peut
s’en remettre à Erard Corbin de
Mangoux (ex-patron de la DGSE).
« À la suite des préconisations du
Livre blanc de 2008, nous avons pu
développer un important dispositif
d’interception des flux Internet
 »
(Commission de Défense de
l’Assemblée, 20 février
).

Et appliquer la méthode des
journalistes de Reflets.info, qui
consiste à tirer le câble. Dans leur
cas, c’était le câble optique Europe India
Gateway (EIG), qui mène jusqu’en Inde,
via (au hasard) Tripoli, Djibouti... Sur ce
chemin donc, la Libye et Djibouti sont
deux pays avec lesquels la France a des
accords de défense. Le premier est celui
du scandale Amesys (Billets d’Afrique
n°214
).

Le second est cité par l’ex-patron de la DGSE comme un exemple
de poste de renseignement commun avec
la direction du Renseignement militaire :
« Nous avons entrepris de fédérer les
systèmes d’information de nos services, ce
qui nous permet aujourd’hui d’échanger
des flux d’information.
 » Corbin de
Mangoux insiste à la fin de son audition
sur la nécessité de déployer un système
d’écoutes à grande échelle : « Le véritable
enjeu économique et technologique,
pour lequel tout est à construire, est le
traitement automatisé des données dont
la quantité ne cesse de croître
. »

Tentacules africains

Pour revenir à l’implication d’ASN en
Afrique, évoquée par Fleur Pellerin, les
deux principaux câbles sous-marins sont
maintenant West Africa Cable System
(WACS) et Africa Coast to Europe
(ACE). Tous deux ont été installés par
Alcatel-Lucent.

Le premier appartient à un consortium
majoritairement sud-africain. Le second
appartient majoritairement à Orange
et aboutit en Bretagne (à Penmarc’h).
ACE dessert en particulier trois pays
avec lesquels la France a des accords de
défense depuis toujours : le Sénégal, la
Côte-d’Ivoire et le Gabon.

Le câble sous-marin ACE (Africa Coast to Europe dessert 23 pays entre la France et l’Afrique du Sud.

Selon Reflets.info, le Gabon est justement
l’un des pays de déploiement d’Eagle,
la technologie de surveillance de masse
d’Amesys. Dans le cas libyen, selon
les documents de Takieddine révélés
par Mediapart, Claude Guéant et Brice
Hortefeux ont entrepris ce qu’il fallait pour
« favoriser les relations entre la Grande
Jamahiriya et la France dans le cadre de
la sécurité intérieure et des coopérations
décentralisées
 », rendant possible la vente
d’Eagle.

Une question que la presse ivoirienne
se posait il y a six mois ressurgit
logiquement : quel était l’objet de la très
discrète visite de Claude Guéant à Abidjan
en décembre dernier, lorsque n’étant
plus ministre, il fut pourtant reçu par le
premier ministre et le président ivoiriens ?

Complétons cette interrogation : la date
de cette visite avait-elle un lien avec la
mise en service du câble ACE ? Et pour
reprendre le thème d’une question du
député PS Daniel Goldberg à Guéant
dans le cas libyen, « Monsieur Guéant,
votre visite en Côte d’Ivoire avait-elle un
lien avec la mise en place d’un système
de surveillance ?
 »

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 226 - juillet-août 2013
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