Survie

Nourrir les requins pour faire reculer la faim ?

rédigé le 3 juillet 2013 (mis en ligne le 3 septembre 2013) - Alice Primo, Yanis Thomas

En dépit des effets
d’annonce, le volet agricole
et alimentaire de l’aide au
développement française
reste ancré dans une
logique ultralibérale, au
grand dam des ONG et pour
le plus grand bonheur des
entreprises.

Pascal Canfin, ministre délégué
au Développement, était fier
d’annoncer par communiqué,
fin avril, que « l’Agence française
de développement (l’AFD, la banque
publique en charge de mettre en œuvre
les projets de développement), s’engage
à ne plus financer la recherche, l’achat,
la promotion ou la multiplication de
semences génétiquement modifiées.
 »

Il l’affirme, cela est garanti par « la
nouvelle stratégie de l’AFD en Afrique
sub-saharienne en matière de sécurité
alimentaire pour les trois prochaines
années
 », et cette « nouvelle victoire sur
les OGM (...) nous fait avancer un pas de
plus pour faire de l’agence, une référence
en matière de développement durable
 ».
Grande victoire, en effet. Car à moins
d’un retrait anticipé, l’AFD est toujours
fortement impliquée dans la filière coton
au Burkina Faso, notamment au travers
du Projet de renforcement de la filière
cotonnière burkinabè (PRFCB).

Certes,
l’agence semble avoir cédé en 2010
les dernières parts de la multinationale
publique française Dagris, rebaptisée
Géocoton en 2008 à l’issue de sa
privatisation, qui chaperonne la plupart
des sociétés cotonnières d’Afrique de
l’Ouest. Mais elle n’a pas pour autant
cessé d’accompagner techniquement,
depuis son introduction expérimentale
en 2003, le développement aujourd’hui
massif du coton transgénique au Burkina
Faso (Billets d’Afrique n°204, juillet-août
2011). Après Pascal Canfin qui annonce
que l’AFD ne travaille plus avec les
paradis fiscaux, sauf avec l’île Maurice
(Billets d’Afrique n°225, juin 2013),
Canfin Pascal annonce que l’AFD ne fait
plus dans l’OGM, sauf avec Monsanto au
Burkina ?

Fonds d’investissement AAF : OGM ou pas, vive l’agroindustrie !

Surtout, en vantant ce « pas de plus »,
le ministre du développement omet que
l’AFD marche à reculons par rapport à
la « durabilité » d’une agriculture qui
s’opposerait au pillage et au saccage
des ressources. L’agence, avec sa filiale
Proparco dédiée à l’investissement
privé, continue de soutenir la prédation
de l’African Agriculture Fund (AAF),
un fonds d’investissement dédié à
l’agriculture sur le continent africain et
dont le gestionnaire, Phatisa, est basé
dans ce paradis fiscal notoire qu’est l’île
Maurice (Billets d’Afrique n°220, janvier
2013). Créé à l’initiative de l’AFD, de
la Banque africaine de développement
et de la coopération espagnole, ce fonds
inclut désormais plusieurs agences de
développement ainsi que des investisseurs
privés européens et américains.

En trois ans, ont déjà été investis : dix
millions de dollars dans l’entreprise « mauricienne » Goldtree pour des
milliers d’hectares de palmier à huile au
Sierra Leone (Billets d’Afrique n°220,
janvier 2013) ; 24 millions de dollars
dans le numéro un zambien de l’élevage
en batteries de poules pondeuses, Golden
Lay Limited, qui domine 15% des parts du
marché national et s’accroît sur le marché
de la sous-région ; 1,14 million de dollars
dans l’entreprise camerounaise West End
Farms pour produire du soja fourrager
pour l’élevage de poules pondeuses.

Surtout, via sa filiale Golden Oil
Holdings Limited elle aussi enregistrée
à l’Île Maurice, l’AAF détient désormais
indirectement 34,7% de Feronia, une
firme canadienne qui contrôle déjà plus
de 100 000 hectares dédiés au palmier
à huile en république démocratique du
Congo (RDC). Mais cela ne semble pas
lui suffire : Feronia contrôle également
10 000 hectares de terres arables dans la
région du Bas-Congo afin de produire des
denrées alimentaires (riz, haricots, mil...),
et annonce sur son site internet qu’elle
compte porter sa surface de cultures
alimentaires à 50 000 hectares d’ici dix
ans. Une complicité d’accaparement des
terres qui continue de faire pleinement
partie de la stratégie de l’AFD.

Une stratégie claire comme de l’eau de source

Gilles Peltier, ancien patron de la Proparco,
passé par la direction de Dagris à partir de
2003, au moment même où le coton OGM
faisait son entrée au Burkina, a représenté
l’AFD au Conseil de surveillance de
l’AFF de sa création, en 2010, jusqu’à
juin 2012. Il est donc sûr de lui lorsqu’il
avance que « 25% des investissements
du fonds doivent être réalisés dans
l’agriculture primaire, c’est-
dire la production, puis dans les
secteurs amont, la transformation
des produits et les services aux
filières : vous évitez ainsi tous
risques de dérives vers des cibles
ne contribuant pas directement
à la sécurité alimentaire.
(...) Le fonds n’intervient que
pour les cultures destinées à
l’alimentation domestique ou
aux exportations régionales
ou sous-régionales
 » (Ecofin,
15 mars 2013).

Tout dépend ce qu’on appelle « dérives » et « cultures » : le dernier investissement
concerne le secteur de... l’eau minérale !
L’AAF a en effet pris fin janvier une
participation d’un montant inconnu
dans Continental Beverage Company, la
filiale ivoirienne du groupe Teylium qui
commercialise depuis 2006 l’eau minérale
« Olgane », pour le confort desIvoiriens les
plus argentés et des expatriés. Le marché
d’exploitation de la nappe phréatique de
Bonoua, où est puisée cette eau, avait
été accordé de gré à gré par l’ancienne
première dame Simone Gbagbo, originaire
de la région, puis temporairement remis
en cause par le nouveau gouvernement
ivoirien (Lettre du Continent, 22 septembre
2011), après le le coup de force d’Alassane
Ouattara.

L’investissement d’AAF indique
que tout est rentré dans l’ordre, et interroge
sur la façon qu’a l’AFD de soutenir le
secteur agricole en Afrique. Créé en 2001
par l’homme d’affaires sénégalais Habib
Yérim Sow, dont il est l’unique actionnaire,
le holding Teylium est lui aussi enregistré à
Maurice, dirigé depuis Genève, administré
par l’avocat et conseiller fiscal français
Philippe Ledesma et l’homme d’affaires
mauricien José Poncini, et pèserait dans
les 220 millions d’euros (Jeune Afrique, 22
février 2011). Nourrir les requins pour faire
reculer la faim ?

Nouvelle Alliance et vieilles lunes

Au-delà même des investissements douteux
cautionnés par l’AFD, la France maintient
officiellement l’approche néolibérale la plus
absurde et criminelle qui soit, au travers de la
« Nouvelle Alliance ».

Impulsée par Barack
Obama en mai 2012, et officiellement lancée
en juin 2012 par le G8 et l’Alliance pour
une révolution verte en Afrique (AGRA),
la « Nouvelle Alliance pour la sécurité
alimentaire et la nutrition en Afrique
 » est un
boulevard pour les investisseurs financiers
et les multinationales de l’agroalimentaire,
abrité derrière un objectif généreux de
sortir cinquante millions de personnes
de la pauvreté en Afrique subsaharienne
d’ici à dix ans. Sur le même principe que
le Millennium Challenge Corporation,
lancé en son temps par G.W. Bush pour
allier aides publiques des Etats-Unis et
investissements privés dans une logique
d’ultra-libéralisation des économies des
pays « bénéficiaires », cette « nouvelle
alliance
 » est surtout conçue comme un cadre destiné à favoriser l’investissement privé en
Afrique subsaharienne.

Les Etats membres
du G8 s’engagent en effet à coordonner
leurs efforts d’investissements publics pour
favoriser la concrétisation d’investissements
privés envisagés par des entreprises
partenaires... et les Etats cibles (un terme
qui convient mieux que « bénéficiaires »)
sont invités à aménager leur législation pour
favoriser ces investissements, dans la droite
ligne des recommandations habituelles de la
Banque mondiale. En 2012, six pays étaient
concernés : le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire,
l’Éthiopie, le Ghana, le Mozambique
et la Tanzanie. Et près d’une centaine
d’entreprises nationales et internationales
s’étaient déjà empressées d’émarger aux
différents « cadres de coopération » conçus
pour chaque pays, dont les mastodontes
de l’agroalimentaire et les semenciers
promoteurs d’OGM : Yara International
ASA au Burkina Faso, Cargill en Côte
d’Ivoire, Monsanto en Tanzanie...

Nouvelle alliance et vieille Françafrique

Comme chaque pays du G8 a en charge
l’effort de « coordination » pour un pays
cible, la France coordonne la Nouvelle
alliance pour... le Burkina Faso, où la
révolution agricole passe justement par le
coton OGM, depuis dix ans. Interrogé par
l’ONG française CCFD-terre solidaire,
le ministre Pascal Canfin avait tenu à se
démarquer de cette initiative, en amont
du dernier sommet du G8 : « La vision
défendue par certains acteurs de cette
Alliance, en particulier les grandes
entreprises de l’agroalimentaire n’est pas
la nôtre
 », lui souhaitant plutôt « infléchir
ses orientations dans un sens autre
que l’agrobusiness, la monoculture et
l’exportation
 » (Faim et Développement
Magazine
, mai 2013). Ses protestations
ne pèseraient-elles pas plus lourd que
celles d’une cinquantaine de réseaux
et d’organisations de la société civile
africaine, cosignataires d’une déclaration
demandant « à qui profite la modernisation
de l’agriculture africaine ?
 » et exhortant
à changer de logique ? Lors du sommet de
juin dernier, à Lough (Irlande du Nord), le
G8 a effet décidé d’étendre cette alliance
au Bénin, au Malawi et au Nigéria. Quelle
inflexion !

Quant aux entreprises hexagonales,
elles ont évidemment saisi la balle au
bond dès l’année dernière, notamment
dans les pays francophones : Cémoi,
Compagnie fruitière, Danone, Louis
Dreyfus, Groupe Mimran, Groupe CIC,
émargent ainsi aux différents cadres
de coopération déjà signés pour les six
premiers pays. Comme le dénoncent cinq
ONG françaises, elles sont ainsi « aux
premières loges, et constituent le premier
contingent d’entreprises internationales
impliquées dans la Nouvelle Alliance,
[qui s’inscrit] dans la continuité de
cette diplomatie économique lancée
en tant que « priorité » par le ministre
des Affaires étrangères à l’occasion
de la conférence des ambassadeurs
d’août 2012 et portée depuis par
François Hollande et l’ensemble du
gouvernement
 ». Y compris Pascal
Canfin, il faut croire.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 226 - juillet-août 2013
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