Survie

Fabius, ministre des entreprises et de l’influence française

rédigé le 1er septembre 2013 (mis en ligne le 16 novembre 2013) - Thomas Noirot

Le 25 juin dernier, Laurent Fabius donnait à l’Ecole
Polytechnique un discours au titre évocateur : « La France,
« puissance d’influence », face aux changements du
monde ». Avec, en filigrane de son analyse des évolutions
en cours, le socle de l’histoire impériale et néocoloniale
française.

Après avoir disserté sur
l’évolution du monde et les
enjeux de pouvoir et d’influence
qui l’accompagnent, le ministre des
affaires étrangères a sans surprise affirmé
que la France doit «  défendre ses propres
intérêts et agir pour un ordre
international mieux régulé et plus juste
 ».
D’un côté, utiliser le rôle de la France
comme « puissance repère » pour réguler
l’ordre international (comme si celle-ci
n’était qu’un acteur extérieur aux
injustices, à même de les corriger mais
jamais coupable ou complice !), et d’un
autre, développer une « stratégie
diplomatique offensive (...) au service de
nos intérêts et de notre influence. Nos
ambitions régulatrices ne sont pas
contradictoires avec la nécessité de
veiller à nos intérêts propres
 ». On
apprécie la justification faussement
humaniste, qui permet à peine de
distinguer le propos de celui du général
De Gaulle en conférence de presse le 5
septembre 1961 à propos du Sahara, et
qui aujourd’hui fait tâche : « Notre ligne
de conduite, c’est celle qui sauvegarde
nos intérêts et qui tient compte des
réalités. Quels sont nos intérêts ? Nos
intérêts, c’est la libre exploitation du
pétrole et du gaz que nous avons
découverts ou que nous découvririons.
 »

Françafric Blues

Les temps ont changé, certes : ce ne sont
évidemment plus les mêmes pays qui sont
en tête des priorités de la diplomatie
économique chère à Fabius, qui souhaite
« redéployer nos moyens afin que la
France soit présente là où s’écrit
l’histoire du monde contemporain et de
demain. C’est pourquoi nous avons
engagé ou approfondi une adaptation de
notre réseau diplomatique, consulaire et
culturel. Celui-ci
ne doit pas se contenter
d’accompagner notre présence dans des
pays avec lesquels les relations sont
faciles et anciennes, elle doit nous
permettre de renforcer notre présence
dans de nouveaux territoires afin de
porter nos valeurs, nos idées, nos
normes, nos technologies vers les
puissances de demain
 ». Et surtout vers
les marchés les plus importants ?
« Notre action doit se porter notamment,
c’est dans la logique des choses vers la Chine, l’Inde, le Brésil [mais]
nous n’oublions pas ceux que l’on
appelle les néo ou moyen-émergents.
En
Asie, en Amérique latine, en Afrique, ils
rassemblent une part déterminante de
cette nouvelle "classe moyenne mondiale" que nous voulons atteindre au
Mexique, en Colombie, au Pérou, en
Turquie, en Indonésie ou encore en
Afrique du Sud
 ». Étrangement, le
ministre ne s’interroge nullement sur
l’absence de perspectives économiques
importantes « dans des pays avec
lesquels les relations sont faciles et
anciennes
 » : que l’économie des pays du
pré carré
françafricain végète, à
l’exception de quelques profits mirifiques
enregistrés au seul bénéfice des firmes
prédatrices et des dirigeants kleptocrates,
tandis que la population croupit dans une
misère crasse... et voilà notre diplomate
en chef qui détourne le regard à la
recherche de marchés plus importants en
volume.

« Ministère des entreprises »

Car son truc, il l’a redit, c’est « la
diplomatie économique. C’est la
contribution du ministère des affaires
étrangères à l’effort général du
gouvernement et du pays pour le
redressement indispensable de
l’économie. (…) La diplomatie
économique consiste à accompagner
fortement nos entreprises dans leur
expansion internationale, à les aider à
conquérir des marchés, à développer
l’investissement étranger en France afin
de réduire notre déficit commercial et de
favoriser la création d’emplois. En ce
sens, nous nous organisons pour que le
ministère des affaires étrangères ne soit
pas seulement le ministère des relations
politiques ou de l’action culturelle
extérieure mais qu’il soit aussi le
ministère des entreprises. Nos diplomates
développent désormais davantage le "réflexe économique" et nos entreprises
renforcent leur "réflexe diplomatique",
surtout celles de taille moyenne ou
intermédiaire, qui ont besoin d’aide pour
se projeter à l’international.
 » Il est vrai
que des multinationales comme Total, qui
n’ont en réalité plus grand chose de
« français » en termes de composition du
capital et du conseil d’administration,
risquent plus difficilement d’avoir un
« réflexe diplomatique ». Mais le
« réflexe économique » de la diplomatie
continue en revanche de servir leurs
intérêts.

Pantouflage et réseautage

« Cette priorité se décline à travers un
certain nombre de mesures concrètes. (...)
La formation économique des diplomates
est renforcée et ils sont encouragés à
aller découvrir le monde de l’entreprise
en y travaillant quelques années
 ». Voilà
les intérêts publics bien défendus ! Au
diable les scandales récurrents de conflits
d’intérêts liés à des cas manifestes de
"pantouflage", cette pratique consistant
justement à alterner responsabilités
publiques et fonctions dirigeantes en
entreprises...
« Nos ambassadeurs assument désormais
expressément le rôle de chefs de l’équipe
France de l’export dans leur pays de
résidence
. » Le « désormais » s’applique
au « expressément » : la pression est peut-être
plus forte aujourd’hui, mais les
ambassadeurs ont toujours eu cette
mission...

Influence et impérialisme

Le numéro 2 du gouvernement ne déroge
évidemment pas à la tradition impériale
de « l’influence » française, qui sert les
intérêts financiers des entreprises
françaises tout comme elle s’en nourrit :
« [La diplomatie économique] est aussi
une mobilisation au service de notre
influence, car si celle-ci
ne se réduit pas
à notre poids économique, elle lui est
évidemment liée à moyen et long terme
 ».
Si nombre de voix s’élèvent contre
l’instrumentalisation des « valeurs » pour
promouvoir en réalité les « intérêts », en
revanche la position internationale de la
France et son rôle supposé dans la
promotion de certains idéaux échappent à
la plupart des critiques progressistes.
Pourtant, le problème n’est-il
pas, qu’à
gauche comme à droite, cet héritage de la
grandeur de la France soit sacré ?
Pourquoi, sur tout l’échiquier politique
français, ne trouve-t-on
personne ou
presque pour interroger les racines de cet
ego national, qui voudrait classiquement
que la France tienne son « rang » ? C’est
pourtant le fruit direct de notre histoire
coloniale et impériale qui fait que « Nous
sommes un des cinq membres permanents
du Conseil de sécurité des Nations unies.
Nous participons au G8 et au G20. Nous
disposons de la puissance nucléaire et
d’une force de projection militaire
efficace
 ».
Aujourd’hui comme hier, toute notre
coopération civile, y compris la centaine
de centres culturels français, le millier
d’Alliances Françaises et toutes les
institutions de la Francophonie, se
trouvent au service de ce que Fabius
nomme « la"diplomatie d’influence". Le
rayonnement culturel, intellectuel et
scientifique contribue à notre poids
politique et participe à la construction
d’une image positive de la France. Ce
sont des dimensions complémentaires des
aspects politiques et économiques de
notre politique étrangère
 ». Ne pas
interroger cette notion, ne pas être autant
choqué par l’idée de notre « influence »
que par celle de la défense des intérêts
économiques, et refuser de voir que les
deux sont imbriquées et indissociables,
c’est refuser une fois de plus de
déconstruire notre imaginaire colonial.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 227 - septembre 2013
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