Le 25 juin dernier, Laurent Fabius donnait à l’Ecole Polytechnique un discours au titre évocateur : « La France, « puissance d’influence », face aux changements du monde ». Avec, en filigrane de son analyse des évolutions en cours, le socle de l’histoire impériale et néocoloniale française.
Après avoir disserté sur l’évolution du monde et les enjeux de pouvoir et d’influence qui l’accompagnent, le ministre des affaires étrangères a sans surprise affirmé que la France doit « défendre ses propres intérêts et agir pour un ordre international mieux régulé et plus juste ». D’un côté, utiliser le rôle de la France comme « puissance repère » pour réguler l’ordre international (comme si celle-ci n’était qu’un acteur extérieur aux injustices, à même de les corriger mais jamais coupable ou complice !), et d’un autre, développer une « stratégie diplomatique offensive (...) au service de nos intérêts et de notre influence. Nos ambitions régulatrices ne sont pas contradictoires avec la nécessité de veiller à nos intérêts propres ». On apprécie la justification faussement humaniste, qui permet à peine de distinguer le propos de celui du général De Gaulle en conférence de presse le 5 septembre 1961 à propos du Sahara, et qui aujourd’hui fait tâche : « Notre ligne de conduite, c’est celle qui sauvegarde nos intérêts et qui tient compte des réalités. Quels sont nos intérêts ? Nos intérêts, c’est la libre exploitation du pétrole et du gaz que nous avons découverts ou que nous découvririons. »
Les temps ont changé, certes : ce ne sont évidemment plus les mêmes pays qui sont en tête des priorités de la diplomatie économique chère à Fabius, qui souhaite « redéployer nos moyens afin que la France soit présente là où s’écrit l’histoire du monde contemporain et de demain. C’est pourquoi nous avons engagé ou approfondi une adaptation de notre réseau diplomatique, consulaire et culturel. Celui-ci ne doit pas se contenter d’accompagner notre présence dans des pays avec lesquels les relations sont faciles et anciennes, elle doit nous permettre de renforcer notre présence dans de nouveaux territoires afin de porter nos valeurs, nos idées, nos normes, nos technologies vers les puissances de demain ». Et surtout vers les marchés les plus importants ? « Notre action doit se porter notamment, c’est dans la logique des choses vers la Chine, l’Inde, le Brésil [mais] nous n’oublions pas ceux que l’on appelle les néo ou moyen-émergents. En Asie, en Amérique latine, en Afrique, ils rassemblent une part déterminante de cette nouvelle "classe moyenne mondiale" que nous voulons atteindre au Mexique, en Colombie, au Pérou, en Turquie, en Indonésie ou encore en Afrique du Sud ». Étrangement, le ministre ne s’interroge nullement sur l’absence de perspectives économiques importantes « dans des pays avec lesquels les relations sont faciles et anciennes » : que l’économie des pays du pré carré françafricain végète, à l’exception de quelques profits mirifiques enregistrés au seul bénéfice des firmes prédatrices et des dirigeants kleptocrates, tandis que la population croupit dans une misère crasse... et voilà notre diplomate en chef qui détourne le regard à la recherche de marchés plus importants en volume.
Car son truc, il l’a redit, c’est « la diplomatie économique. C’est la contribution du ministère des affaires étrangères à l’effort général du gouvernement et du pays pour le redressement indispensable de l’économie. (…) La diplomatie économique consiste à accompagner fortement nos entreprises dans leur expansion internationale, à les aider à conquérir des marchés, à développer l’investissement étranger en France afin de réduire notre déficit commercial et de favoriser la création d’emplois. En ce sens, nous nous organisons pour que le ministère des affaires étrangères ne soit pas seulement le ministère des relations politiques ou de l’action culturelle extérieure mais qu’il soit aussi le ministère des entreprises. Nos diplomates développent désormais davantage le "réflexe économique" et nos entreprises renforcent leur "réflexe diplomatique", surtout celles de taille moyenne ou intermédiaire, qui ont besoin d’aide pour se projeter à l’international. » Il est vrai que des multinationales comme Total, qui n’ont en réalité plus grand chose de « français » en termes de composition du capital et du conseil d’administration, risquent plus difficilement d’avoir un « réflexe diplomatique ». Mais le « réflexe économique » de la diplomatie continue en revanche de servir leurs intérêts.
« Cette priorité se décline à travers un
certain nombre de mesures concrètes. (...)
La formation économique des diplomates
est renforcée et ils sont encouragés à
aller découvrir le monde de l’entreprise
en y travaillant quelques années ». Voilà
les intérêts publics bien défendus ! Au
diable les scandales récurrents de conflits
d’intérêts liés à des cas manifestes de
"pantouflage", cette pratique consistant
justement à alterner responsabilités
publiques et fonctions dirigeantes en
entreprises...
« Nos ambassadeurs assument désormais
expressément le rôle de chefs de l’équipe
France de l’export dans leur pays de
résidence. » Le « désormais » s’applique
au « expressément » : la pression est peut-être
plus forte aujourd’hui, mais les
ambassadeurs ont toujours eu cette
mission...
Le numéro 2 du gouvernement ne déroge
évidemment pas à la tradition impériale
de « l’influence » française, qui sert les
intérêts financiers des entreprises
françaises tout comme elle s’en nourrit :
« [La diplomatie économique] est aussi
une mobilisation au service de notre
influence, car si celle-ci
ne se réduit pas
à notre poids économique, elle lui est
évidemment liée à moyen et long terme ».
Si nombre de voix s’élèvent contre
l’instrumentalisation des « valeurs » pour
promouvoir en réalité les « intérêts », en
revanche la position internationale de la
France et son rôle supposé dans la
promotion de certains idéaux échappent à
la plupart des critiques progressistes.
Pourtant, le problème n’est-il
pas, qu’à
gauche comme à droite, cet héritage de la
grandeur de la France soit sacré ?
Pourquoi, sur tout l’échiquier politique
français, ne trouve-t-on
personne ou
presque pour interroger les racines de cet
ego national, qui voudrait classiquement
que la France tienne son « rang » ? C’est
pourtant le fruit direct de notre histoire
coloniale et impériale qui fait que « Nous
sommes un des cinq membres permanents
du Conseil de sécurité des Nations unies.
Nous participons au G8 et au G20. Nous
disposons de la puissance nucléaire et
d’une force de projection militaire
efficace ».
Aujourd’hui comme hier, toute notre
coopération civile, y compris la centaine
de centres culturels français, le millier
d’Alliances Françaises et toutes les
institutions de la Francophonie, se
trouvent au service de ce que Fabius
nomme « la"diplomatie d’influence". Le
rayonnement culturel, intellectuel et
scientifique contribue à notre poids
politique et participe à la construction
d’une image positive de la France. Ce
sont des dimensions complémentaires des
aspects politiques et économiques de
notre politique étrangère ». Ne pas
interroger cette notion, ne pas être autant
choqué par l’idée de notre « influence »
que par celle de la défense des intérêts
économiques, et refuser de voir que les
deux sont imbriquées et indissociables,
c’est refuser une fois de plus de
déconstruire notre imaginaire colonial.