Un témoin essentiel dans l’instruction judiciaire de l’assassinat du juge Bernard Borrel a été incarcéré au Yémen à la demande de Djibouti, qui tente d’obtenir son extradition pour le faire disparaître.
En 1995, le corps du juge français Bernard Borrel, alors en mission de coopération à Djibouti, était retrouvé calciné au pied d’un escarpement rocheux. Après avoir multiplié pendant des années les pressions directes et indirectes sur sa veuve Elisabeth Borrel, les autorités françaises ont fini par reconnaître qu’il ne s’agissait pas d’un suicide, contrairement aux premières conclusions judiciaires. Il est désormais publiquement établi qu’il s’agit d’un assassinat, et le témoignage de Mohamed Alhoumekani, ancien garde présidentiel, met en cause l’actuel chef d’Etat djiboutien comme commanditaire potentiel. L’instruction judiciaire est toujours en cours en France : un casse tête pour les relations diplomatiques avec la dictature djiboutienne, grande alliée de Paris.
Ce témoin-clé bénéficie d’un statut de réfugié politique en Belgique depuis quelques années. Mais, en se rendant au Yémen pour y voir des membres de sa famille, Mohamed Alhoumekani a été arrêté samedi 24 août à son arrivée à l’aéroport de Sanaa, à la demande de Djibouti. Un mandat d’arrêt d’Interpol a été évoqué sans qu’aucune confirmation ne puisse être obtenue par son avocat. Dès le lendemain, le chef d’état-major des armées de Djibouti, le général Fathi Ahmed Houssein, s’est déplacé à Sanaa pour tenter d’obtenir l’extradition d’Alhoumekani en toute discrétion. Le chef des services secrets djiboutiens (SDS), Hassan Saïd, est arrivé le lundi pour renforcer la pression sur les autorités yéménites.
Aussitôt cette arrestation connue, l’Association pour le Respect des Droits de l’Homme à Djibouti (ARDHD, association française) et Survie se sont mobilisées aux côtés d’Elisabeth Borrel pour alerter médias et opinion publique. Les nombreux articles parus dans la presse écrite et radio, notamment belge et française, ont sans doute contribué à dissuader le gouvernement du Yémen d’accéder immédiatement aux demandes djiboutiennes. Des procédures judiciaires ont donc été engagées pour statuer sur ’extradabilité de ce témoin, sur la base d’un éventuel mandat d’Interpol ou de toute autre démarche légale. Mais, libéré lors d’un premier jugement, Alhoumekani a été à nouveau arrêté à la sortie de l’audience et incarcéré à la prison de Sanaa. Après plusieurs jours d’incertitude, il apprenait qu’on lui reprochait une falsification de documents à Djibouti en 2004, soit 4 ans après sa demande d’asile en Belgique, et des violences physiques sur subordonnés en 1993. Le procureur de Sanaa l’a entendu il y a mi-septembre mais ne s’est pas prononcé ... Le délai de la garde à vue étant achevé, Alhoumékani aurait dû être relâché ou être inculpé pour justifier son incarcération à titre préventif. Or c’est une troisième voie qui a été choisie par les autorités judiciaires et policières du Yémen : celle du maintien en détention.
La justice yéménite s’est déjà opposée, dans le passé, à l’extradition d’opposants politiques vers Djibouti. En dépit d’informations diffusées par la presse sur une garantie de non-extradition qui aurait été donnée par le Président du Yémen au consul de Belgique, on ne peut savoir si le premier ministre va respecter cette position ou céder aux pressions des autorités djiboutiennes. Il semble en effet que celles-ci aient su s’attirer les faveurs de puissants soutiens au sein même du gouvernement yéménite, au-delà des objectifs plus stratégiques de restauration des relations entre les deux pays.
Pour Djibouti, l’enjeu est multiple. D’une part, il s’agit d’étouffer directement l’affaire Borrel en « récupérant » le premier témoin direct et pourquoi pas en l’accusant ensuite de l’assassinat ...avant de le faire disparaître. D’autre part, il y a un enjeu de politique intérieure pour la dictature, qui fait face depuis des mois à une fronde de sa population (Billets d’Afrique n°223, avril 2013). Comme le souligne le spécialiste de Djibouti Dimitri Verdonck (RFI, 01/09), la dictature enverrait grâce à cette extradition un signal de fermeté très fort à l’opposition : « Il faut savoir qu’Alhoumekani se rend régulièrement au Yémen, explique Dimitri Verdonck. Il est Yéménite, il a de la famille sur place donc ce n’est pas la première fois qu’il se trouve dans la région. (...) Le problème, c’est que, la rue, depuis maintenant six mois a vraiment le courage de dire non à des années de violences, de tortures, d’injustices. La situation interne à Djibouti fait que le président n’est plus en mesure d’assurer la sécurité. Evidemment s’il parvient à faire extrader Alhoumekani, il parvient par la même occasion à montrer à la population de Djibouti qu’il est encore très fort, qu’il peut encore compter sur des soutiens particulièrement puissants. »
Du coté des autorités françaises, malgré les appels de madame Borrel et des associations, c’est le silence radio hélas bien traditionnel en Françafrique... et l’absence de protection d’un témoin-clé d’une instruction française sur l’assassinat d’un magistrat mort en service. Le patron du Quai d’Orsay connaît pourtant le dossier, puisqu’en 2006 il avait fait partie des 170 personnalités ayant signé l’appel « pour la vérité » initié par l’ARDHD, Survie et le Syndicat de la Magistrature. Il s’était même fendu d’un commentaire particulièrement pertinent :
« Je souhaite que la vérité soit connue sur les circonstances exactes de la disparition [du juge Borrel]. A ce stade mon intime conviction est que cette vérité n’est absolument pas celle que certains voudraient accréditer. Sur cette triste affaire comme pour d’autres, aucune raison d’État ne doit être plus forte que la vérité ».
Si la raison d’État ne doit pas primer, qu’attend la diplomatie française pour dénoncer publiquement les manœuvres djiboutiennes ?