Survie

Comment étouffer l’affaire Borrel ?

rédigé le 1er octobre 2013 (mis en ligne le 4 décembre 2013) - Laurence Dawidowicz

Un témoin essentiel dans l’instruction judiciaire de l’assassinat du juge Bernard Borrel a
été incarcéré au Yémen à la demande de Djibouti, qui tente d’obtenir son extradition pour
le faire disparaître.

En 1995, le corps du juge français
Bernard Borrel, alors en mission
de coopération à Djibouti, était
retrouvé calciné au pied d’un escarpement
rocheux. Après avoir multiplié pendant
des années les pressions directes et
indirectes sur sa veuve Elisabeth Borrel,
les autorités françaises ont fini par
reconnaître qu’il ne s’agissait pas d’un
suicide, contrairement aux premières
conclusions judiciaires. Il est désormais
publiquement établi qu’il s’agit d’un
assassinat, et le témoignage de Mohamed
Alhoumekani, ancien garde présidentiel,
met en cause l’actuel chef d’Etat
djiboutien
comme
commanditaire
potentiel. L’instruction judiciaire est
toujours en cours en France : un casse­
tête pour les relations diplomatiques avec
la dictature djiboutienne, grande alliée de
Paris.

Faux motif, vraie arrestation

Ce témoin-­clé bénéficie d’un statut de
réfugié politique en Belgique depuis
quelques années. Mais, en se rendant au
Yémen pour y voir des membres de sa
famille, Mohamed Alhoumekani a été
arrêté samedi 24 août à son arrivée à
l’aéroport de Sanaa, à la demande de
Djibouti. Un mandat d’arrêt d’Interpol a
été évoqué sans qu’aucune confirmation
ne puisse être obtenue par son avocat.
Dès le lendemain, le chef d’état-­major
des armées de Djibouti, le général Fathi
Ahmed Houssein, s’est déplacé à Sanaa
pour
tenter d’obtenir l’extradition
d’Alhoumekani en toute discrétion. Le
chef des services secrets djiboutiens
(SDS), Hassan Saïd, est arrivé le lundi
pour renforcer la pression sur les autorités
yéménites.

Aussitôt cette arrestation connue,
l’Association pour le Respect des Droits
de l’Homme à Djibouti (ARDHD,
association française) et Survie se sont
mobilisées aux côtés d’Elisabeth Borrel
pour alerter médias et opinion publique.
Les nombreux articles parus dans la
presse écrite et radio, notamment belge et
française, ont sans doute contribué à
dissuader le gouvernement du Yémen
d’accéder immédiatement aux demandes
djiboutiennes. Des procédures judiciaires
ont donc été engagées pour statuer sur ’extradabilité de ce témoin, sur la base
d’un éventuel mandat d’Interpol ou de
toute autre démarche légale. Mais, libéré
lors d’un premier jugement, Alhoumekani
a été à nouveau arrêté à la sortie de
l’audience et incarcéré à la prison de
Sanaa.
Après
plusieurs
jours
d’incertitude, il apprenait qu’on lui
reprochait une falsification de documents
à Djibouti en 2004, soit 4 ans après sa
demande d’asile en Belgique, et des
violences physiques sur subordonnés en
1993. Le procureur de Sanaa l’a entendu
il y a mi­-septembre mais ne s’est pas
prononcé ... Le délai de la garde à vue
étant achevé, Alhoumékani aurait dû être
relâché ou être inculpé pour justifier son
incarcération à titre préventif. Or c’est une
troisième voie qui a été choisie par les
autorités judiciaires et policières du
Yémen : celle du maintien en détention.

Enjeux multiples

La justice yéménite s’est déjà opposée,
dans le passé, à l’extradition d’opposants
politiques vers Djibouti. En dépit
d’informations diffusées par la presse sur
une garantie de non­-extradition qui aurait
été donnée par le Président du Yémen au
consul de Belgique, on ne peut savoir si
le premier ministre va respecter cette
position ou céder aux pressions des
autorités djiboutiennes. Il semble en effet
que celles-­ci aient su s’attirer les faveurs
de puissants soutiens au sein même du
gouvernement yéménite, au­-delà des
objectifs plus stratégiques de restauration
des relations entre les deux pays.

Pour Djibouti, l’enjeu est multiple. D’une
part, il s’agit d’étouffer directement
l’affaire Borrel en « récupérant » le
premier témoin direct et pourquoi pas en
l’accusant ensuite de l’assassinat ...avant
de le faire disparaître. D’autre part, il y a un enjeu de politique intérieure pour la
dictature, qui fait face depuis des mois à
une fronde de sa population (Billets
d’Afrique
n°223, avril 2013). Comme le
souligne le spécialiste de Djibouti Dimitri
Verdonck (RFI, 01/09), la dictature
enverrait grâce à cette extradition un
signal de fermeté très fort à l’opposition :
« Il faut savoir qu’Alhoumekani se rend
régulièrement au Yémen, explique Dimitri
Verdonck. Il est Yéménite, il a de la
famille sur place donc ce n’est pas la
première fois qu’il se trouve dans la
région. (...) Le problème, c’est que, la
rue, depuis maintenant six mois a
vraiment le courage de dire non à des
années de violences, de tortures,
d’injustices. La situation interne à
Djibouti fait que le président n’est plus
en mesure d’assurer la sécurité.
Evidemment s’il parvient à faire extrader
Alhoumekani, il parvient par la même
occasion à montrer à la population de
Djibouti qu’il est encore très fort, qu’il
peut encore compter sur des soutiens
particulièrement puissants.
 »

Fabius a perdu son « intime conviction »

Du coté des autorités françaises, malgré
les appels de madame Borrel et des
associations, c’est le silence radio hélas
bien traditionnel en Françafrique... et
l’absence de protection d’un témoin­-clé
d’une instruction française sur l’assassinat
d’un magistrat mort en service. Le patron
du Quai d’Orsay connaît pourtant le
dossier, puisqu’en 2006 il avait fait partie
des 170 personnalités ayant signé l’appel
« pour la vérité » initié par l’ARDHD,
Survie et le Syndicat de la Magistrature.
Il s’était même fendu d’un commentaire
particulièrement pertinent :

« Je souhaite
que la vérité soit connue sur les
circonstances exactes de la disparition
[du juge Borrel]. A ce stade mon intime
conviction est que cette vérité n’est
absolument pas celle que certains
voudraient accréditer. Sur cette triste
affaire comme pour d’autres, aucune
raison d’État ne doit être plus forte que la
vérité
 ».

Si la raison d’État ne doit pas
primer, qu’attend la diplomatie française
pour
dénoncer
publiquement
les
manœuvres djiboutiennes ?

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 228 - octobre 2013
Les articles du mensuel sont mis en ligne avec du délai. Pour recevoir l'intégralité des articles publiés chaque mois, abonnez-vous
Pour aller plus loin
a lire aussi