Survie

Ouattara-Moscovici : la diplomatie du tiroir-caisse

rédigé le 1er octobre 2013 (mis en ligne le 7 octobre 2013) - David Mauger

Moins d’un an après sa signature, le Contrat de désendettement et de développement de la Côte d’Ivoire est l’objet d’importantes tensions. Exit les pauvres, la société civile et même le directeur d’agence de l’Agence française du développement !

Le premier décembre 2012, les ministres Pierre Moscovici (Économie et Finances) et Pascal Canfin (Développement) signaient un premier Contrat de désendettement et de développement (C2D) avec le premier ministre ivoirien, Daniel Kablan Duncan.

Il s’agissait pour la France de tenir ses engagements en matière de réduction des dettes insoutenables, la Côte d’Ivoire ayant atteint six mois plus tôt le « point d’achèvement » de l’initiative pour les Pays pauvres très endettés (PPTE). Mais au lendemain d’une rencontre entre Alassane Ouattara et François Hollande, en marge de la cérémonie d’ouverture des Jeux de la Francophonie à Nice (07/09), un communiqué de la présidence ivoirienne affirme qu’Alassane Ouattara a sollicité auprès de son homologue l’abandon de la dette extérieure ivoirienne.

Pourtant l’Agence Française de Développement (AFD) explique que « la démarche C2D est une procédure d’annulation des créances d’Aide Publique au Développement pour les pays pauvres très endettés ». Alors pourquoi cette insolence du président ivoirien ?

Ni désendettement, ni développement

Sans doute parceque, contrairement à ce que prétend la propagande AFD, les C2D ne sont pas des annulations de dette ! Le dispositif prévoit en effet que les Ivoiriens remboursent 2,9 Mds € de dette sur une quinzaine d’années, mais qu’après chaque échéance, le montant remboursé fasse le trajet en sens inverse, sous forme de « don », pour financer des projets co-décidés par la France et la Côte d’Ivoire.

Projets sur lesquels l’AFD dispose d’un droit de veto. Pour justifier qu’en guise d’annulation de dette, la France exerce une telle pression, l’AFD assure que « l’objectif est de s’assurer que les marges financières dégagées par les annulations de dette sont fléchées vers les secteurs prioritaires de la stratégie de lutte contre la pauvreté du pays. »

Sauf qu’en confondant objectifs de croissance économique et lutte contre la pauvreté, le C2D franco-ivoirien s’écarte de la doctrine affichée en toute hypocrisie. Signe avant-coureur de cette dérive, le Document de Stratégie de Réduction de la Pauvreté (DSRP) a été remplacé par un Programme National de Développement (PND).

Le début d’exécution du DSRP, établi en 2009 lorsque Laurent Gbagbo était au pouvoir, et la tenue de l’élection présidentielle étaient deux conditions imposées par la communauté internationale pour prétendre aux annulations de dette. En réalité, ce n’est qu’après avoir installé Alassane Ouattara à la tête du pays que la France a pesé pour que la Côte d’Ivoire atteigne le point d’achèvement de l’initiative PPTE (auquel ce pays était éligible depuis 1998). Mais entre temps, le gouvernement ivoirien a remplacé le DSRP par un Programme National de Développement, axé sur la croissance économique et la recherche d’investissements. Exit les pauvres !

Société civile sabotée

Les autorités ivoiriennes n’hésitent d’ailleurs pas à s’en prendre à ceux qui s’intéressent de trop près au sort des populations. Qu’ils soient journalistes, comme « Lamine » (Billets n°219, décembre 2012). Ou qu’ils représentent la Convention de la Société Civile Ivoirienne (CSCI), la plus grande coalition ivoirienne de syndicats, d’ONG, d’organisations professionnelles, confessionnelles, de défense des droits humains.

Un communiqué de la Plateforme Française Dette et Développement (dont Survie est membre) dénonçait au mois de mai la confiscation des locaux de la CSCI par des hommes en armes et le gel de ses comptes en banque, sans explication. Malgré ses démarches auprès des autorités policières, juridiques et politiques, le sabotage que subit la Convention n’a pas cessé. Ces entraves ne sont certainement pas étrangères à son travail d’observation des élections, du processus de réconciliation politique et, plus récemment, de suivi du C2D. Malgré l’atelier de travail qu’elle a organisé sur le C2D, malgré sa participation à une précédente réunion officielle dans le cadre du C2D, la CSCI n’est pas invitée au premier Comité d’Orientation et de Suivi (COSC2D), fixé au 1er octobre. Sans doute parce-qu’elle risquerait d’exiger un C2D tourné vers son objectif premier, celui d’une réduction de la pauvreté.

Budget : arbitrages

Même si dans la communication de l’AFD (cf. la plaquette « L’AFD et la Côte d’Ivoire »), la Santé et l’Éducation tiennent le haut du pavé, ces deux secteurs ne comptent que pour le quart du premier C2D (d’un montant total de 630 M€ sur la période 20122015).

Le ministère ivoirien des Infrastructures Économiques rafle la plus grosse part, avec 222 M€ (35% du contrat). Les projets en matière d’habitat, de protection de l’environnement et de justice permettent de constater le grand écart entre le discours côté français et la réalité des objectifs de l’État ivoirien.

L’AFD projetait 51 M€ sur la réhabilitation et le désenclavement des quartiers précaires. On sait que ce type de projet ménage rarement les populations les plus démunies et se traduit généralement par des opérations de déguerpissement musclées, comme dans le cas du C2D Cameroun (Billet n°179, avril 2009). En l’occurrence, le ministère des Infrastructures économiques a ravi une quinzaine de millions d’euros sur ce projet, au titre de la mobilité urbaine.

Autre bisbille entre l’AFD et ses interlocuteurs ivoiriens, le premier C2D prévoit une réserve de 24 M€ qui sera attribuée après le rapport de mi-parcours (prévu en 2014). L’État ivoirien voudrait voir ce montant subventionner un programme de « logements sociaux » neufs, dont les véritables destinataires appartiendront évidemment à la bourgeoisie ivoirienne. Les tensions sur le C2D ivoirien ont fait une victime : « Gérald Collange, le patron de l’antenne ivoirienne de l’AFD, dont [l’ambassadeur] Georges Serre a obtenu la tête » (La Lettre du Continent, 03/04).

Au chapitre de la conservation des ressources naturelles, les cibles sont clairement identifiées : «  la surveillance de 90 forêts classées est renforcée. A la fin du projet, au moins 80% de nouvelles cultures des 90 forêts classées sont détruites ». On prévoit donc la destruction des cultures "illégales" des populations.

En revanche, rien sur les pratiques illégales des exportateurs forestiers !

Tiroir-caisse et case prison

C’est en matière d’aide à la justice que la diplomatie du tiroir-caisse atteint ses limites. Bien que 23 M€ du premier C2D soit prévus pour le secteur « Justice et État de Droit », aucun élément précis n’est connu. « Projet en cours d’identification » lâche le premier rapport semestriel du C2D. Il faut dire que c’est plutôt en matière d’injustice que le gouvernement ivoirien investit.

Pendant que le Quai d’Orsay ferme les yeux, Amnesty International enchaîne les rapports sur les violations des droits humains en Côte d’Ivoire. Pendant que l’AFD se bouche les oreilles, le porte-parole du gouvernement ivoirien annonçait (Apanews, 20/09) une grâce présidentielle pour 3000 détenus de droit commun, précisant face aux journalistes que « cette mesure ne concerne pas les prisonniers politiques » (sic). Par ces mots, le gouvernement ivoirien reconnaît et assume donc l’existence des prisonniers politiques.

La diplomatie du tiroir-caisse est bien sûr aussi celle de l’influence. Le rapport d’activité de la composante Enseignement supérieur et recherche scientifique du premier rapport semestriel du C2D jette un regard cru sur les méthodes françaises pour imposer quelques institutions chères au Quai d’Orsay.

Ainsi, suite à une mission de l’AFD en juin 2013, la partie ivoirienne « note qu’au regard du monopole et de l’expertise avérée dans les missions de coopération scientifique, l’AFD a fait de la signature d’un marché du type gré à gré avec l’Agence Universitaire de la Francophonie (AUF) une condition suspensive. » Avec une entreprise, ça s’appellerait de « l’aide liée » ; et avec une institution du « rayonnement » de la France ?

Après une autre mission de l’AFD le mois suivant, la partie ivoirienne retient que «  pour une plus grande célérité, l’AFD a fait cas de la nécessité de conclure des conventions de partenariat avec certaines structures notamment Ecole de Management de Lyon (EMLyon), le consortium Association Internationale pour la Recherche et de Développement (AIRD) et Campus France. »

Dans un discours à l’école Polytechnique, le 25 juin, Laurent Fabius avait expliqué l’intérêt d’un maillage universitaire à l’étranger : « Ces implantations tout autour du globe permettent d’assurer la présence française en nouant des partenariats. L’influence, c’est aussi la promotion de l’enseignement supérieur français et l’accueil des étudiants étrangers (...). Accueillir des étudiants étrangers en France, c’est former pour demain des milliers d’ambassadeurs informels de notre pays ». Et cet accueil passe désormais automatiquement par l’agence Campus France. Un article du Monde (16/11/2012) avait révélé le chantage au visa que la diplomatie française exerce pour faire tourner la boutique, dont les tarifs sont prohibitifs !

Vendre le bien public aux intérêts privés

S’il est un sujet sur lequel l’AFD et la présidence ivoirienne marchent de concert, c’est celui des Partenariats Public Privé (PPP). Après l’ère des privatisations, puis celle des délégations de services publics, nous sommes entrés depuis quelques années dans celle des PPP : Il s’agit de déléguer à un groupe privé la construction et la gestion d’un équipement public sur une durée pendant laquelle la collectivité versera un loyer, avant de récupérer l’équipement en fin de contrat. Les grosses entreprises sont généralement les seules à pouvoir obtenir le financement, construire puis entretenir un tel équipement sur la durée.

En France, l’association ATTAC dénonce depuis longtemps ces montages. Un de ses militants, Rémi Daviau, expliquait en 2008 qu’il s’agit pour les pouvoirs publics d’un « tour de passepasse budgétaire : la collectivité commanditaire n’investit plus puisque c’est un groupe privé qui s’en charge ! Du coup, les comptes publics semblent s’en porter beaucoup mieux ; c’est une dépense de moins dans la comptabilité […]. Bonus, donc, pour l’équipe en place qui fait pousser comme par miracle des structures sans compromettre l’équilibre apparent des comptes. Par contre, dommage pour la génération suivante, qui aura à honorer les versements pendant des années (de dix à quarante, suivant les cas). C’est un point, au passage, qui a été gentiment qualifié de « myopie budgétaire » par la Cour des comptes [française] en 2007... »

Le contournement des règles en matière de limitation de l’endettement est aussi un écueil du mécanisme C2D. La dette retraitée sous forme C2D, qui représente tout de même 40% du service de la dette dans le budget ivoirien, a un statut curieux dans les documents du FMI.

Quand il s’agit d’évaluer la soutenabilité de la dette ivoirienne, le FMI considère qu’il s’agit d’une annulation pure et simple. D’un point de vue comptable, ça peut se comprendre si les montants remboursés sont aussitôt restitués sous forme de financement de projets. Mais le temps nécessaire à l’élaboration des projets et le contrôle étroit exercé par l’AFD risque de différer les décaissements. Dès le contrat du premier C2D signé, il a été question de sortir de ce cadre rigide pour accélérer le circuit.

La rapidité des décaissements semble être un enjeu partagé par le Trésor français, l’ambassade de France et l’État ivoirien. Les conclusions du séminaire consacré au C2D, que le gouvernement ivoirien à tenu au mois de juin, enjoignaient à l’AFD de mettre en place « des mesures diligentes pour réduire considérablement les délais d’instruction des projets et de délivrance des Avis de Non Objection. »

Marchands de gros tapis

Si la demande d’annulation sèche faite par Ouattara a peu de chance d’aboutir, son but principal est probablement de mettre l’AFD sur la touche en passant de l’aide projet du C2D à de l’aide budgétaire ciblée. À chaque échéance, le montant remboursé serait reversé au budget ivoirien pour alimenter certaines lignes budgétaires spécifiques. Le contrat C2D avait commencé, dès décembre 2012, par une aide budgétaire de 25 M€. Selon la Lettre du Continent (18/09) « Pierre Moscovici, a décidé d’accorder d’ici fin septembre un appui budgétaire de 23 M€ aux autorités ivoiriennes » sur fonds C2D. Difficile de ne pas y voir un geste de bonne volonté en guise de première réponse à la demande ivoirienne d’annulation pure et simple de la dette...

Éloignons-nous de ces manoeuvres de financiers ! Le dispositif C2D est indéfendable. La dette est illégitime lorsqu’elle est contractée par des gouvernements corrompus et euxmêmes illégitimes. Le dispositif C2D conjugué aux PPP est dangereux car il fait courir un risque de réendettement que les indicateurs économiques ignorent. Et l’AFD se retrouve à jouer un rôle démesuré dans les choix économiques de la Côte d’Ivoire.

« Je partage avec vous la conviction que la France a une voix forte et originale » écrivait Canfin à la Plateforme Dette et Développement. On aimerait plutôt que la France se fasse plus discrète en Côte d’Ivoire. Ni dette, ni aide !

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