Survie

Les conflits en Afrique dans les médias français (2/2)

rédigé le 2 novembre 2013 (mis en ligne le 5 décembre 2013) - François Robinet, Mathieu Lopes

Deuxième partie de l’entretien avec François Robinet, Maître de conférences en histoire,
qui a travaillé sur la couverture, par les médias français, des conflits en Afrique. Dans la
première partie, il expliquait notamment comment il a mis en évidence une
« scénarisation » de l’information et la récurrence d’un récit dans lequel les Français ont
une action bénéfique et une analyse rationnelle tandis que les Africains sont présentés
soit comme des chefs d’État corrompus soit comme des foules vulnérables ou hostiles.

Billets d’Afrique : quels sont les « angles
morts
 » de ce récit et que se passe-t-il
lorsque des informations qui ne collent
pas avec le récit surgissent ?

Certains événements s’inscrivent
parfaitement dans le schéma décrit
précédemment, comme par exemple les
sujets qui vont à la rencontre de réfugiés
dans des camps, ou qui montrent l’armée
qui porte secours à des ressortissants
français. En revanche, un cas comme
celui de l’Hôtel Ivoire en novembre 2004,
pose problème car il ne rentre pas dans le
récit dominant.

L’information sur cet événement va finir
par sortir à la fin du mois de novembre,
car les différentes rédactions, sachant que
Canal + dispose d’images et s’apprête à
les diffuser, vont commencer à enquêter.
Il y a alors des informations
contradictoires qui sont données. Il y
aurait eu des tirs de l’armée française qui
auraient fait des victimes... Les bilans ne
sont pas toujours les mêmes en fonction
qu’on accorde du crédit ou non aux
sources ivoiriennes. Mais l’événement,
quand même, resurgit.

Il y a alors une
réaction des autorités françaises. Une
opération de communication est menée
pour contredire la thèse selon laquelle
l’armée française aurait commis des
exactions et tiré sur la foule : on
discrédite les sources ivoiriennes qui
fournissent les images, on conteste les
bilans et à nouveau, on insiste sur le rôle
extrêmement bénéfique, selon les
autorités de l’époque, de l’armée
française. Cela ne veut pas dire qu’on ne
peut pas en parler, mais pas trop et la
crédibilité de l’événement est sujette à
caution. Ça ne rentre pas dans le récit et
c’est gênant pour l’armée française. Au
final, peut-être
qu’un certain patriotisme
joue, on préfère attendre... Il y a une sorte
d’autocensure
en fait.

Certains conflits n’ont quasiment pas été
visibles, pour lesquels il est difficile de
savoir si la France est derrière ou pas.
Dans la deuxième guerre du Congo, la
France y a assez peu d’intérêts en jeu de
manière directe (ce qui ne veut pas dire
qu’elle n’en a pas du tout) et n’est pas en
première ligne. On n’a quasiment pas
d’images de ce conflit car dans les
rédactions, on considère que ce conflit
n’intéresse pas : on a déjà beaucoup parlé
du Congo. Il y a bien quelques images,
mais étant donné l’ampleur de
l’événement, on peut dire que ça n’a
quasiment pas été couvert. Par contre,
pour les différents moments en au Tchad
où l’armée française est intervenue pour
empêcher le renversement d’Idriss Déby,
il y a une quasi-invisibilité.

Mais il est
difficile de faire la part des choses : est-ce
que l’information a été bloquée ? Il y a
des informations dont je ne dispose pas.

Chaque situation est complexe et, selon
l’ensemble de ces mécanismes, il faut
essayer de comprendre pourquoi certaines
informations sont sorties tandis que
d’autres non. Ce n’est pas forcément le
fait d’une manipulation. Il faut pouvoir
démêler le rôle de chacun dans le jeu
d’influences.

Il y a effectivement une tradition de
l’armée française de communiquer sur les
événements sur lesquels elle est
impliquée qui n’est pas nouvelle. Il y a eu,
par contre, une professionnalisation entre
les années 1990 et 2000, avec le recours à
des communicants qui ont des techniques
toujours plus modernes pour essayer
d’orienter le regard dans le sens de leurs
intérêts. Mais cela n’empêche pas des
formes d’incohérences. Par exemple, sur
le Rwanda en 1994, il y a encore une
diversité de voix qui s’expriment du côté
des militaires, tant des généraux que de
simples soldats, qu’on interviewe assez
facilement et qui prennent la parole. Au
moment de Turquoise, même s’il y a eu ce
grand emballement médiatique dans un
seul sens de lecture, il y avait donc
parfois des petites cacophonies.

Sur la fin de ma période d’étude,
notamment sur les événements du Tchad
en février 2008, on observe beaucoup
moins de voix qui sont en droit de
s’exprimer ou qui s’expriment réellement,
comme s’il y avait eu une concentration
autour du porte-parole
de l’État-major,
du
quai d’Orsay, et des ministres eux-mêmes.
Et je pense que l’objectif de cette
concentration des voix, qui commence à
s’opérer un peu avant le début du mandat
de Sarkozy, est un moyen d’éviter trop de
dissonances. Ils ont probablement estimé
qu’à certains moments passés, ils
n’avaient pas très bien communiqué, par
exemple lors de la première guerre du
Golfe ou de Turquoise.

Billets : vous n’excluez pas non plus, dans
votre travail, des choses un peu plus
directes, comme des pressions faisant appel
au patriotisme ou à la raison d’État, des
manipulations ainsi que de la
désinformation pure passant par des
« fuites » organisées par les services.

Effectivement, ce sont des informations
que j’ai pu récolter par des témoignages
oraux, parfois concordants, sur certaines
situations. Ainsi, il est attesté par
plusieurs témoignages qu’un avion qui
devait amener des journalistes à
Ndjamena en 2008 a été annulé ou
repoussé à trois reprises, a priori sur
ordre de l’Élysée. Il y a de quoi s’interroger : au moment où les soldats
français étaient engagés sur le terrain
dans les combats aux côtés d’Idriss Déby,
ou, si on en croit la version officielle,
simplement en soutien et pour protéger
les ressortissants, les autorités ne
voulaient pas qu’il y ait trop de
journalistes sur le terrain. Seule la
correspondante de RFI, Sonia Rolley,
essayait de couvrir les événements du
mieux possible, sans possibilité de
circuler, bloquée dans son hôtel. De
même, lorsque l’armée française est en
difficulté à Abidjan, en novembre 2004,
une rotation hélicoptère est promise aux
journalistes, mais l’armée la retarde.

Lorsque l’armée ne maîtrise pas
forcément la situation sur le terrain, elle
n’a pas envie que ce soit filmé car ce ne
serait pas à son avantage, et c’est plutôt
compréhensible. On peut peut-être
se
poser la question de savoir à partir de
quand il y a censure. En tout cas, à
plusieurs reprises, l’armée a essayé de
ralentir l’arrivée des journalistes sur le
terrain. On ne peut pas en déduire une
systématicité pour autant.

A posteriori, il peut aussi arriver qu’un
article produit par des journalistes ne soit
pas jugé très bon pour l’armée. Plusieurs
personnes m’ont dit avoir alors reçu des
coups de fil ou eu des échanges directs
exprimant un mécontentement. Il n’y a
pas forcément une pression importante,
mais on fait parfois sentir aux journalistes
qu’ils ne vont pas dans le sens de l’armée,
qu’ils n’ont « pas compris » ce qu’il se
passait. On est dans le registre de la
relation humaine habituelle, sans punition
ni sanction. Mais peut-être
qu’une
prochaine information sera plutôt donnée
à un autre journaliste. C’est de l’ordre de
l’entretien des sources.

Il faut aussi noter
que les officiers de communication ont
parfois fait des études proches de celles
des journalistes. Il peut ainsi parfois y
avoir de la connivence, même si les
journalistes qui font bien leur métier et
ont à cœur de bien restituer l’information
savent bien démêler ce qui est fiable ou
non de la part de ces communicants. Il y a
par contre des jeunes ou des journalistes
qui ne connaissent pas le terrain et qui
peuvent se faire manipuler plus
facilement.

Il y a des rapports et des jeux d’influence
complexes. Il faut beaucoup de courage
aux journalistes sur ces terrains
d’opération pour bien faire leur travail et
accéder à l’information, sachant que les
acteurs impliqués dans le conflit ne
facilitent pas forcément la tâche. Les
journalistes se trouvent à l’intersection.

Certains font extrêmement bien leur
travail, d’autres sont moins scrupuleux,
moins professionnels, ont moins
d’expérience, et ça donne parfois une
couverture qui a posteriori nous paraît
approximative ou décalée par rapport aux
événements.

Billets : vous concluez à une relation entre
politiques, militaires et journalistes qui
s’inscrit dans « un cadre plus général d’un
contrôle croissant, mais imparfait, de
l’information par les pouvoirs politiques
et militaires lorsque les journalistes sont
engagés dans des situations conflictuelles
 ».
De quoi s’agit-il
 ?

Dans les années 1990-2000,
il y a des
modifications dans les pratiques
journalistiques liées au recours aux
nouvelles technologies. Cela offre plus
d’autonomie sur le terrain, car le matériel
étant plus léger, on circule plus
facilement et rapidement, mais moins
d’autonomie par rapport à la rédaction,
qui aujourd’hui demande à ses
journalistes de retoucher leurs papiers
quasiment jusqu’au dernier moment étant
donnée la vitesse actuelle des
transmissions. Cela change grandement le
contexte des journalistes.

Dans les années
1980 un journaliste pouvait partir trois
mois sans contact avec sa rédaction et
avait le temps de faire des longs papiers.
Aujourd’hui, ils passent du Kenya au
Tchad, au Darfour, puis en Côte d’Ivoire
en ne restant que quelques jours à chaque
endroit, en étant soumis à une pression de
leur rédaction pour « produire du
papier
 », puisqu’ils ont, en déplacement,
un coût important. Certes, le journaliste a
de tout temps travaillé dans l’urgence,
mais aujourd’hui la notion d’urgence a
bien évolué : on doit produire vite et
beaucoup, on doit être rentable. Quand on
cherche à comprendre une situation
complexe, sur le terrain, en zone de
conflit, ça explique un certain nombre de
failles. Quand on n’est pas immergé,
qu’on n’a pas pu préparer suffisamment,
qu’on ne vit pas au milieu de la
population pendant plusieurs jours, on a
tendance à utiliser des raccourcis, à parler
de guerre ethnique ou religieuse quand ce
n’est pas le forcément le cas, par exemple.

Sur ce point, il y a vraiment eu un
changement majeur ces vingt dernières
années, et ce changement fragilise la
position des journalistes par rapport à
ceux qui cherchent à communiquer dans
un sens ou dans l’autre, que ce soit du
côté des belligérants, des autorités du
pays ou des autorités françaises. La
vitesse ne permet pas de recouper
suffisamment les informations, et parfois,
quand on travaille vite, on travaille de
manière approximative. De l’autre côté,
on a cette professionnalisation de la
communication officielle de l’armée
française, la concentration de la prise de
parole autour de quelques voix
autorisées, qui cherchent à développer un
discours le plus cohérent possible.

Propos recueillis par Mathieu Lopes

Pour lire la première partie de cette interview : Les conflits en Afrique dans les médias français (1/2)

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 229 - novembre 2013
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