La nouvelle loi de programmation militaire étudiée fin novembre à l’Assemblée nationale renforce l’impunité dont bénéficient les militaires français engagés dans des opérations extérieures (Opex).
Plusieurs articles entendent éviter « une judiciarisation inutile des opérations militaires », répondant à une demande pressante des officiers français depuis plusieurs années. Il s’agit d’abord de renforcer « l’excuse pénale pour usage de la force » introduite en 2005. Cette dernière entendait s’adapter à la réalité des missions des soldats en Opex, lesquelles consistent plus fréquemment en actions de police, de gestion de foule ou de coercition, qu’en manoeuvres militaires proprement dites. Comme cela a déjà été expliqué dans ces colonnes :
« jusqu’à cette date, en l’absence de déclaration de guerre officielle, [les soldats] n’étaient autorisés à ouvrir le feu qu’en état de légitime défense (en théorie, et uniquement en théorie, bien sûr…). Depuis la réforme du statut général des militaires, ils peuvent faire usage de leurs armes, y compris contre des civils, dès lors que cette action est jugée utile à l’accomplissement de leur mission et qu’elle est conforme au droit international, c’est-à-dire couverte par une résolution de l’ONU les autorisant par exemple à agir "par tous les moyens", comme ce fut le cas en Côte d’Ivoire lors des massacres de civils en novembre 2004… ».
La nouvelle loi précise (article 19) que cette excuse pénale s’applique également à toute « opération mobilisant des capacités militaires, se déroulant à l’extérieur du territoire français ou des eaux territoriales, quels que soient son objet, sa durée ou son ampleur, y compris la libération d’otages, l’évacuation de ressortissants ou la police en haute mer ». Il s’agit notamment de couvrir les militaires, déjà protégés par leur anonymat, agissant dans le cadre des opérations secrètes du COS, non soumises à l’information du Parlement.
Le code de la Défense est également modifié, enjoignant à la justice de n’examiner l’éventuelle responsabilité pénale des militaires « pour des faits non intentionnels » qu’au vu « de l’urgence dans laquelle ils ont exercé leurs missions, des informations dont ils ont disposé au moment de leur intervention et des circonstances liées à l’action de combat. » Après la disparition du Tribunal auxArmées de Paris (TAP), on n’est jamais trop prudent.
Mais surtout, l’article 18 redonne au parquet le monopole de la mise en mouvement de l’action publique pour toute infraction commise par un militaire à l’étranger « dans l’accomplissement de sa mission ». Après la plainte de familles de militaires français décédés en Afghanistan (affaire d’Uzbin), la cour de cassation avait en effet estimé que le processus judiciaire pouvait être activé par la constitution de partie civile.
C’est cette jurisprudence qu’il s’agit de briser au plus vite, officiellement au nom de l’égalité entre militaires et civils, puisque pour ces derniers, le parquet a le monopole des poursuites en cas de délit commis à l’étranger. Mais la nouvelle loi étend le monopole du parquet aux affaires criminelles, et supprime de fait le droit de constitution de partie civile. Des plaintes seront toujours possibles, mais seul le parquet, dont on connaît l’indépendance à l’égard du pouvoir politique, jugera de leur opportunité…
L’institution pourra donc continuer à gérer en interne les scandales éventuels.On se souvient par exemple de la manière dont ont été étouffées en 2008les accusations de tortures portées par des soldats suédois à l’encontre des militaires français agissant en RDC en 2003, le principal officier visé, le colonel Rastouil, étant depuis devenu général et ayant accédé à des postes sensibles comme celui de directeur des opérations de la DGSE.
Ces mesures, 4023, promises l’année dernière par François Hollandes et annoncées dans le dernier Livre Blanc, s’ajoutent à certaines spécificités déjà existantes (spécialisation des magistrats appelés à juger des infractions commises par des militaires, avis consultatif du ministère de la Défense – hors crime ou flagrant délit nécessaire avant d’engager des poursuites contre un militaire, absence de citation directe d’un militaire devant une juridiction, réquisitions préalables adressées à l’autorité militaire en cas investigations au sein d’un établissement militaire).
Elles ne font pourtant pas totalement consensus. Ainsi le Conseil Supérieur de la FonctionMilitaire (CSFM), qui représente le personnel de la communauté militaire, s’est déclaré favorable au « renforcement de la protection du militaire face à la judiciarisation », mais s’est opposé à « l’absence de recours pénal après l’éventuelle décision de classement sans suite du procureur de la République ».
Les motivations, mentionnées dans le rapport des sénateurs déjà évoqué le mois dernier, ne manquent pas d’intérêts. Ainsi on invoque le précédant que constitue la loi d’adaptation à la Cour pénale internationale : là encore, c’est le ministère public qui dispose du monopole de poursuivre les criminels contre l’humanité résidant sur notre sol, sans que le conseil constitutionnel n’y ait rien vu à redire. Or on sait que le parquet s’est toujours illustré par son zèle…à ne pas poursuivre ceux qui auraient pu l’être malgré les campagnes menées par diverses associations.
D’autres considérants reflètent surtout les intérêts corporatistes des officiers. Ainsi, plus qu’un risque éventuel de condamnation, ces derniers semblent surtout inquiets du « préjudice en termes de progression » de carrière que constitue une mise en cause judiciaire,même sans condamnation.
Mais il s’agit aussi d’avoir les mains libres et une impunité garantie en cas d’intervention, faute de quoi, selon eux « la judiciarisation est susceptible d’avoir de lourdes conséquences sur la conduite des opérations. D’abord, elle peut insidieusement inhiber le commandement et affecter, en conséquence, l’efficacité de la manoeuvre. »
Toujours au chapitre de l’efficacité sur le terrain, est également mentionné, « au niveau subalterne, le deuxième effet potentiellement déstructurant de l’action de combat [que] serait la remise en cause éventuelle des ordres reçus par des militaires qui craindraient que leur exécution ne conduise à leur mise en cause personnelle sur le plan pénal. » Etrange argument, quand on sait qu’il existe déjà une disposition enjoignant aux militaires de désobéir en cas d’ordre « manifestement illégal » ou contraire aux règles du droit international et des conventions internationales ratifiées. Son existence avait notamment été rappelée à l’occasion de l’affaire Mahé, du nom de ce civil ivoirien assassiné sur ordre par des militaires français en Côte d’Ivoire. Mais, on ne se refait pas, l’institution militaire a toujours préféré la sanction pour désobéissance au respect de la liberté de conscience.
Enfin, il existait « un risque potentiel, aux yeux de la communauté militaire et du ministère de la défense, d’instrumentalisation de la justice au détriment des militaires et des forces armées, tendant à remettre en cause la politique étrangère et les engagements armés de la France via des actions en justice portant sur les OPEX, par le simple moyen de la constitution de partie civile. » En clair, les autorités politiques et militaires craignaient que des individus ou des associations ne s’engouffrent dans la brèche ouverte par l’arrêt de la cour de cassation, et que des crimes commis par des militaires français, on glisse à la mise en cause du caractère criminel de la politique africaine de la France elle-même, via son volet militaire.
Les procédures judiciaires sont en effet l’occasion d’une médiatisation et de débats qui sont évidemment craints, en ce qu’ils risquent d’écorner la douce et rassurante image de la présence « humanitaire » des militaires français en Afrique, particulièrement entretenue par des décennies d’intoxication télévisée.