Ancien ministre malien, le professeur Issa N’Diaye est aujourd’hui militant associatif, président du Forum Civique, « espace de réflexion et d’action pour la démocratie ». En tournée en France à l’invitation de Survie, dont il a postfacé le livre La France en guerre au Mali, enjeux et zones d’ombres, il livre son analyse de la situation actuelle de son pays.
Billets d’Afrique : Pour la deuxième fois en l’espace de quelques mois, après la séquence de l’élection présidentielle en juillet août 2013, le Mali a connu une période électorale en novembre et décembre. Ces élections législatives, tenues le 24 novembre et 15 décembre derniers, peuventelles apporter une contribution positive à l’avenir du pays ?
Ces élections législatives ne sont qu’un élément du reconditionnement du système politique, imposé au Mali par la France et les puissances occidentales et selon leur propre agenda. Les raisons de la faillite du système prétendument démocratique malien, les responsabilités des élites qui ont causé tant de dégâts dans la gouvernance du pays, les conséquences du système clientéliste et corrompu dans la gestion de la crise grave qui frappe le pays… rien de tout cela n’est pris en compte. Dans les faits, les Maliens n’attendaient pas grand-chose des élections récentes. Ils l’ont certainement exprimé à travers leur faible participation au processus électoral.
Billets : Lors de l’élection présidentielle, en juillet août, il semblait y avoir une vraie dynamique de participation de la part de la population. Comment l’analysezvous ? Pensezvous que le président IBK (Ibrahim Boubacar Keïta) a tenu ce qu’il a semblé promettre ? Vatil rester populaire ?
Le sursaut dans la participation à l’élection présidentielle passée a surtout été l’expression d’un votesanction populaire, contre les forces politiques qui semblaient incarner aux yeux des populations le système défunt, cause de tous leurs malheurs. IBK en a été le bénéficiaire parce qu’il a paru être le moindre mal. Son discours sur « le Mali d’abord », son apparente volonté d’apporter le changement tant attendu avaient suscité de grands espoirs. Mais la composition de son gouvernement, son style de gestion du pouvoir, les nombreux coups de griffe à ses engagements électoraux ont rapidement douché les espoirs des populations. Le scepticisme engendré explique largement la faible mobilisation des Maliens pour les législatives. Le sentiment général est que l’on reprend les mêmes : les mêmes hommes, le même système, les mêmes pratiques, et qu’on continue comme si de rien n’était. À terme, l’espoir est peu permis. Les frustrations et les attentes nombreuses des populations risquent de conduire à des explosions sociales assez fortes. La stabilité sociale ne semble point garantie, malgré la forte présence militaire française et celle de la Minusma (NDLR : force des Nations Unies au Mali).
Billets : Depuis le début de l’automne 2013, il y a une recrudescence d’activités djihadistes : combats proches de Tombouctou fin septembre et début octobre, attaque à la roquette à Gao en octobre, l’assassinat de deux journalistes de RFI à Kidal début novembre, puis une attaque contre un coopérant militaire français à Bamako... Le pari selon lequel l’intervention avait mis fin à la présence des djihadistes, atil échoué ? Le Mali risque-t-il de s’acheminer vers une guerre de longue durée ?
La recrudescence des attaques djihadistes illustre parfaitement l’instabilité chronique installée au Mali depuis l’intervention française. Il ne fait guère de doute que nous sommes entrés de plein fouet dans un cycle d’instabilité qui risque de s’installer sur une assez longue période. Les suites des interventions armées occidentales en Afrique et ailleurs dans le monde le montrent suffisamment.
Ces interventions, en fait, ont généré bien des difficultés et des drames qui vont perdurer. D’où notre réticence à l’encontre des interventions étrangères. Il est clair que derrière les discours sur la lutte contre le terrorisme se cachent bien des convoitises. Les richesses minières en sont l’aiguillon essentiel. Face à la crise du système financier ultralibéral, les multinationales imposent aux États occidentaux de plus en plus d’aventures guerrières pour leur assurer au besoin par le massacre de populations innocentes l’accès à des marchés et à des sources de matières premières indispensables à leurs profits. Dans cette stratégie, peu importent les peuples. Le cycle infernal n’est pas près de s’arrêter, à moins qu’il y ait une réponse vigoureuse des peuples victimes de ces interventions, dans le cadre d’une solidarité internationale qui reste à bâtir.
Billets : Certains et certaines avaient plus ou moins applaudi au putsch des jeunes officiers du 22 mars 2012, qui a mis fin à la présidence « ATT » (Amadou Toumani Touré). Que sont devenus les espoirs de l’époque, et que sont devenus les leaders de ce putsch ?
La chute brutale d’ATT lors du coup d’État du 22 mars 2012 avait soulevé d’énormes espoirs de lendemains meilleurs. Personne au Mali n’a pleuré son départ. Même ceux qui avaient profité de son système n’ont jamais réclamé son retour aux affaires ! La brutale mise au pas imposée par la France et les puissances occidentales, par le levier de la CEDEAO, au lendemain du 22 mars ont brisé l’espoir du changement.
L’improvisation permanente au niveau de la junte, arrivée accidentellement au pouvoir par le biais d’une mutinerie de la base de l’armée, a très rapidement montré les limites de cette junte. La suite est connue... Les avancements de carrière et les avantages parfois exorbitants, accordés à certains de ses membres, ont créé bien des mécontentements au niveau des troupes qui ont toujours été les laissés-pour-compte de la gestion de l’armée malienne. D’où les règlements de comptes sanglants entre les putschistes.
Quant à la branche politique et civile constituée à la chute du régime, elle a manqué à la fois de lucidité, de maturité politique et organisationnelle. La puissance de la propagande de la presse occidentale et le matraquage des opinions publiques nationale et internationale ont fait le reste. Les forces locales de progrès ont plié face au rouleau compresseur de la France et de ses alliés. L’impasse actuelle est lourde de menaces incontrôlées.
Billets : Les associations politicoreligieuses, telles que « Sabati », avaient pris une part active à la campagne électorale de l’été 2013. Pouvezvous nous dire quelques mots sur le rôle des forces politicoreligieuses ? Ontelles une influence sur la politique intérieure du Mali, et/ou sur la présidence IBK ? Qu’estce qu’elles attendent de l’exécutif ?
On a beaucoup parlé des groupes religieux djihadistes dans la partie nord du pays. On a quelque peu oublié la montée progressive, sur le champ politique, des forces religieuses dans le sud et principalement à Bamako. Leur émergence est consécutive au discrédit général de la classe politique malienne auprès des populations. La corruption et la mal-gouvernance du pays leur ont permis de développer des discours alternatifs et des initiatives sociales en faveur des populations, grâce aux moyens financiers importants mis à leur disposition par les pétro-monarchies du golfe. Leur pression à obligé le pouvoir à retirer le nouveau Code de la famille voté par le parlement sous ATT (NDLR : et qui était plus favorable aux droits des femmes que l’ancien). Cette victoire leur a donné des ailes.
Si l’intervention française a ralenti leur ascension fulgurante vers le pouvoir, elles n’ont pas dit leur dernier mot, et surtout n’ont pas renoncé à leur projet politique.
La crise économique et sociale, l’impasse politique sont leur terreau favori. Elles monnayeront leur soutien au régime en obtenant çà et là des réformes qui leur seront favorables. Mais elles chercheront surtout à récupérer le mécontentement populaire grandissant et le désespoir des populations pour consolider les bases de leur projet politique. Si la déliquescence des forces politiques traditionnelles continue et si les politiques étatiques restent en deçà des attentes des populations, il est fort à parier qu’elles se risqueront à tenter leur chance de prendre le pouvoir politique par le bulletin de vote. Les parades à cette alternative sont loin d’être élaborées.
Billets : Pourriez-vous nous dire quelques mots sur les forces d’opposition ?
Les forces d’opposition restent largement divisées. Leur émiettement organisationnel, les querelles de leadership, la faiblesse des moyens face au trésor de guerre impressionnant accumulé par les forces politiques adverses dans leur exercice ininterrompu du pouvoir, la répression systématique, la monopolisation des médias publics et privés par les forces rétrogrades, l’hostilité des pays voisins et de la France… tendent à les confiner dans un rôle largement secondaire.
Leur soutien sans discernement à la junte, les nombreuses erreurs tactiques commises les ont largement fragilisées. Elles auront une chance de rebondir en raison des difficultés qui s’accumulent à l’horizon… à condition qu’elles soient plus lucides politiquement et fassent l’effort du regroupement, de la restructuration et de l’organisation, indispensable pour être à même de répondre efficacement aux défis du moment et construire une alternative crédible aux yeux des populations. Elles doivent répondre aussi aux défis de la formation et de l’encadrement à la fois citoyen et politique des populations pour qu’elles soient à même d’assumer leur propre destin.
Il est évident que le soutien des forces de progrès un peu partout dans le monde leur est indispensable, pour être à même de combattre le système mondial qui broie partout les peuples en Afrique, en Europe et partout dans le monde. Le combat est le même partout. Face à leur communauté de destin, les peuples n’ont d’autre choix que de façonner des solidarités agissantes pour briser les chaînes de la misère, de l’injustice et de l’oppression.
Billets : Quelle solidarité concrète est possible, depuis ici, avec le peuple malien ?
Les défis auxquels sont confrontés les peuples un peu partout dans le monde ne sont pas uniquement locaux mais mondiaux parce que liés au système financier international. D’où la nécessité de solidarités internationales fortes et agissantes. À cet effet, la bataille de l’information est essentielle. Il faut arriver à briser les camisoles de force du silence et de la manipulation des grands médias internationaux au service des puissances d’argent. Les sociétés civiles des pays du « centre » peuvent y contribuer largement, et favoriser ainsi la prise de conscience et la mobilisation des opinions publiques des pays du Nord quant aux conséquences dramatiques des politiques néfastes des États et des entreprises occidentales sur les conditions de vie des populations du Sud. Elles doivent exiger l’arrêt des actes posés en leur nom, qui sont à la base des tragédies multiples qui sont le lot des peuples un peu partout dans le monde. Elles doivent par ailleurs contribuer à l’effort de réflexion théorique pour construire des alternatives aux politiques actuelles en vue de l’émergence d’un monde nouveau de solidarité, de justice, de paix et de fraternité.
Billets : Quelle a été votre réaction suite à la mise sous écrou de l’ex-capitaine (désormais général) Sanogo, qui avait pris la tête du putsch du 22 mars 2012 ?
L’interpellation de Sanogo n’est en fin de compte qu’une diversion. Elle n’est que la suite logique des confrontations entre les élites locales pour le pouvoir, soutenues par les puissances extérieures. Elle ne règle en rien les problèmes fondamentaux du pays. Elle ne prend en charge ni les exactions commises et les tragédies infligées aux populations maliennes par les élites au pouvoir, ni celles des mouvements rebelles dans la partie Nord du pays. Ce n’est pas seulement Sanogo qui doit leur rendre compte, mais aussi et surtout les responsables de la faillite actuelle du Mali et leurs complices.
Le véritable défi est la nécessité de mettre un terme au système de prédation instauré par le système mondial et ses exécutants locaux, tapis dans les différentes institutions nationales. À cet effet, seule la mobilisation populaire pourrait servir de levier au véritable changement attendu jusqu’ici en vain par les populations. Pour ce faire, la solidarité internationale pourrait y contribuer.
Propos recueillis par Bernard Schmid