Survie

Le dispositif français pour la « guerre contre le terrorisme »

rédigé le 3 février 2014 (mis en ligne le 2 avril 2014) - Raphaël Granvaud

La réorganisation des forces militaires française en Afrique annoncée dans le Livre Blanc
de la Défense a commencé à se mettre en place dans la plus grande discrétion.

« Nous resterons aux côtés des
forces maliennes. Il faut une
force dissuasive pour toute la
région. La menace de déstabilisation est
partout
 » a expliqué le ministre de la
Défense en visite au Mali pour célébrer le
premier anniversaire du déclenchement
de l’opération Serval (Libération.fr,
01/04). C’est donc « partout » que va
désormais s’installer l’armée française. « 
Une réorganisation intelligente consiste à
diminuer nos effectifs en augmentant
notre présence
 », avait confié le ministre
aux sénateurs il y a quelques semaines
(cf. Billets d’Afrique n°229). On ne sait
pas si les effectifs vont réellement
diminuer, mais c’est bien d’omniprésence
qu’il faut parler.

L’armée française omniprésente

Comme cela avait été annoncé dans les
rapports parlementaires consacrés au
bilan de l’opération Serval, les effectifs
des bases traditionnelles devraient fondre
de moitié pour ne conserver que quelques
centaines d’hommes. La base de
Libreville devient un Pôle opérationnel de
coopération comme au Sénégal. Celle de
Côte d’Ivoire, qui avait été fermée et
versée dans le contingent de l’opération
Licorne sous la présidence de Laurent
Gbagbo, va au contraire faire sa
réapparition et retrouver le statut de Base
opérationnelle avancée (BOA), comme
Djibouti. Les soldats français étaient
également présents en Centrafrique avant
le déclenchement de l’opération Sangaris,
et y resteront de toute évidence après.

Mais la nouveauté réside surtout dans le
quadrillage qui est en train d’être mis en
place dans tous les pays de la zone
sahélienne : « un dispositif souple et
beaucoup plus économe, pouvant être
armé et commandé du territoire français

 », rapporte LeMonde.fr (31/12). En tout,
une présence permanente de 3000
hommes, en grande partie composée des
forces spéciales du Commandement des
Opérations Spéciales (COS), disséminée
sur des points d’appui restreints, mais
susceptibles de monter en puissance
rapidement.

Auditionné
par
la
commission
de
la
Défense
de
l’Assemblée
nationale,
Le
Drian
mentionnait
des
implantations
à
N’Djamena, Ouagadougou, Niamey. Au
vu des informations qui ont filtré dans la
presse, on peut constater que ce n’est pas
le souci de l’exhaustivité qui étouffe notre
ministre de la Défense. Petite visite
guidée du dispositif français :

Quadrillage du Sahel

Le Mali tout d’abord, où l’opération
Serval se poursuit toujours avec 2300
soldats, reste l’épicentre du dispositif
antiterroriste. Le nombre de militaires
devrait se stabiliser autour de 1000
hommes, répartis entre Gao (au Nord),
Tessalit (qui dispose d’un aéroport à la
frontière algérienne), et Bamako, la
capitale. Au Niger, la France a créé une
base prévue pour 270 personnes, dédiée
au renseignement aérien, et qui est décrite
comme « un maillon clé » (LeMonde.fr,
02/01). «  Outre les deux drones Reaper
récemment acquis par la France [auprès
des Etats Unis] et les drones Harfang qui
opèrent dans le Sahel depuis près d’un
an, un avion de surveillance Atlantique 2
[utilisé par la DGSE] et des chasseurs y
seront
bientôt
déployés

 »
(JeuneAfrique.com, 10/01).

Au Tchad,
dont le dirigeant est devenu le meilleur
allié de la France, bénéficiant désormais
d’une ligne directe avec le ministre de la
Défense française, la France conserve son
dispositif
Epervier,
mais
reprend
également possession de la base de Faya­
Largeau pour surveiller la Libye. Enfin
les implantations au Burkina et en
Mauritanie, qui avaient initié ce travail de
quadrillage de la région par les forces
spéciales françaises dans le cadre de
l’opération secrète Sabre dès 2009, n’ont
pas disparu. La presse camerounaise a
également signalé que l’armée française
avait établi ses quartiers à l’aéroport de
Ngaoundéré. Rien n’interdit donc de
penser que la liste n’est pas close.

Partage des tâches avec les USA

Ce dispositif est calqué sur le maillage
militaire des « lily­pads » (nénuphars) de
l’armée américaine dans de nombreux
pays, également sous couvert de lutte
contre le terrorisme. Une visite de Le
Drian aux Etats-­Unis était d’ailleurs
annoncée « afin de préciser aux
responsables américains la nouvelle
stratégie africaine de la France
 » (Rfi.fr,
08/01) et le dispositif français paraît
résulter d’une sorte de partage des tâches
avec l’armée américaine, à l’échelle du
continent. « Dans la zone sahélo­
saharienne, les militaires français et
américains se croisent discrètement sur le
terrain. Au Niger, sur l’aéroport de
Niamey, ou en Mauritanie à Atar, ils
partagent les mêmes plateformes. Au
Niger, des cadres de l’armée américaine
et des personnels privés sous contrat ont
assuré la mise en œuvre des drones RQ­9
Reaper (...) Si l’on considère les
implantations américaines en Afrique de
l’Est, à Camp Lemonier, à Djibouti, dans
l’océan Indien, aux Seychelles, sur la
base de drones d’Arba Minch en Ethiopie
ainsi qu’en Ouganda, Français et
Américains seront, dans un avenir
proche, amenés à couvrir une zone
d’instabilité allant de la Guinée à la
Somalie...
 » (Rfi.fr, 08/01).

Il y a un peu
plus d’un an, Le Monde (14/11/2012)
nous apprenait que « le Pentagone a mis
sur la table une proposition que les alliés
de l’Amérique regardent avec attention,
celle de créer un réseau mondial des
forces spéciales. En Libye hier, en
Afghanistan aujourd’hui, au Mali demain
 : ces unités sont plus que jamais placées
au cœur des interventions militaires
internationales.
 » La réorganisation de la
présence militaire française et le
renforcement prévu des effectifs des
forces spéciales s’inscrivent-­ils dans le
cadre de cette proposition ?

Les nouveaux tirailleurs

« Tout a changé depuis “Serval” au Mali,
le contre-terrorisme mobilise tous les
Etats de la région
 », explique­-t­-on dans
l’entourage Le Drian (LeMonde.fr,
02/01). Une façon polie de dire que les
réticences des dirigeants africains à une
présence militaire française trop voyante
ont disparu, même dans les Etats qui se
refusaient il y a quelques années à
accueillir des installations pérennes,
comme le Mali ou le Niger.

Dans ce
dernier pays, le proconsul, pardon, le
ministre de la Défense français a déclaré :
« Ici, nous nous implantons désormais
dans la durée
 ». C’est dire si l’avis des
gouvernements
issus
des
futures
consultations électorales lui importe. Par
ailleurs, la France n’exige pas seulement
la mise à disposition des territoires, mais
également celle des forces militaires des
pays dans lesquels elle est présente. En
jargon
militaire,
on
appelle
ça
« coopération opérationnelle », par
opposition
à
la
« 
coopération
structurelle
 ». « Il ne s’agit plus de former
des forces locales – l’Union européenne
peut s’en charger comme elle le fait avec
la reconstruction de l’armée malienne –,
mais de les appuyer concrètement sur le
terrain, avec des détachements français
insérés dans les unités nationales
 »
(LeMonde.fr, 04/01). En fait de les
appuyer, il s’agira bien sûr de les diriger,
renouant avec la « coopération de
substitution
 », officiellement proscrite
depuis la réforme de la coopération
militaire de 1998, et consistant à placer
des militaires français à des postes de
commandement des armées africaines.

De nouveaux accords de défense

Parallèlement, de nouveaux accords de
défense sont signés en catimini pour
fournir une couverture juridique au
dispositif français. Seul celui qui doit être
contracté avec le Mali a connu une
certaine publicité, les autorités des deux
pays ayant judicieusement choisi la date
du 20 janvier pour le signer, c’est­-à­-dire
l’anniversaire du jour où Modibo Keita, le
premier chef d’Etat du Mali indépendant,
avait exigé le retrait des troupes
françaises du pays. La coïncidence a
évidemment fait bondir la société civile et
certains partis politiques maliens, lesquels
ont estimé, à juste titre, que le premier
président devait se retourner dans sa
tombe. Si la date de la signature a été
prudemment reculée, le contenu devrait
lui rester inchangé.

Or il s’avère
particulièrement inquiétant et éclairant
sur la nature des relations entre les deux
armées. Officiellement, il ne s’agit que de
« toiletter » l’accord de coopération
militaire de 1985, lequel exclut pourtant
explicitement la présence de troupes
françaises sur le sol malien. « Le nouvel
accord franco-­malien ira au­-delà de la
simple coopération de défense classique.
(...) Paris agira selon ses besoins. S’il
s’agit officiellement de mieux échanger le
renseignement, cela n’ira pas jusqu’à
informer au préalable les autorités
maliennes des actions entreprises. (...) Il
devra aussi clarifier la façon dont « 
Serval » agira comme "force de réaction
rapide" pour l’armée malienne
 »
(LeMonde.fr, 31/12), laquelle sera
encadrée par des détachements français.

En clair, l’armée malienne sera à
disposition de l’armée française qui agira
comme chez elle, sans avoir de comptes à
rendre aux autorités maliennes. On ne
saurait imaginer recul plus important en
matière de tutelle militaire, sauf à
recoloniser officiellement le pays.

Opacité totale

Si le contenu de l’accord franco-­malien a
donné lieu à polémique
, on a appris que
deux autres accords militaires avaient été
signés préalablement, au Tchad et au
Niger en décembre dernier, dans la plus
grande discrétion (Il y en a également eu
un en Guinée, signé par les marins
français de l’opération Corymbe, qui a
fait l’objet d’un communiqué du
ministère de la Défense et qui ne semble
pas de même nature, mais davantage lié à
la volonté de la France de mobiliser les
pays africains et européens sur la
sécurisation du Golfe de Guinée, pour des
raisons économiques). Le précédent
gouvernement n’était certes pas un
modèle de transparence, mais au moins en
la matière avait­il instauré de soumettre
les
derniers
accords
dits
de
« partenariat » dans le domaine de la
défense à l’accord du parlement et de les
publier. Il faut croire que cette pratique
aura fait long feu au nom de la lutte
contre le terrorisme. Mais il en faut plus
pour vexer les députés. La commission de
Défense de l’Assemblée nationale vient
d’annoncer la création d’une mission
d’information sur l’évolution du dispositif
militaire en Afrique et le suivi des
opérations en cours. Parions qu’à l’image
des précédents rapports, il s’agira juste
d’une annexe de la communication
gouvernementale.

Le plus désespérant est que la politique
mise en œuvre par la France risque de
produire les effets inverses à ceux
officiellement escomptés. On voit mal
comment une réponse strictement
militaire, alliée à un soutien renouvelé à
certains régimes autoritaires, apportera la
moindre solution au terreau sur lequel
peuvent prospérer les groupes islamistes
radicaux armés : la misère, l’absence
d’avenir de populations délaissées, la
corruption
d’élites
inféodées
aux
institutions
ou
multinationales
occidentales. Mais qu’importe, l’armée
française n’y verra qu’une raison
supplémentaire de s’implanter « dans la
durée
 ».

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 232 - février 2014
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