Survie

Projet de loi : une politique de développement sans politique

rédigé le 3 février 2014 (mis en ligne le 1er avril 2014) - Thomas Noirot

Présenté en décembre en Conseil des ministres et actuellement en cours de discussion,
un projet de loi d’orientation et de programmation de la politique de développement et de
solidarité internationale française devrait être prochainement
soumis au vote de
l’Assemblée par Pascal Canfin. Annoncée comme une importante innovation, symbole de
l’action du ministre délégué au développement et de la démarche de concertation qu’il
défend, cette loi s’annonce déjà comme une compilation de mesures techniques, bien loin
de la réforme politique majeure dont l’aide publique française a besoin.

L’association
Survie
s’était
constituée en 1984 autour de la
campagne pour la « loi de
Survie
 », initiée un an plus tôt en France
pour « donner valeur de loi au devoir de
sauver les vivants
 ». Cette loi devait
permettre
d’allouer
de
nouvelles
ressources au développement des régions
les plus vulnérables selon des modalités
visant à s’assurer que la voix des sociétés
civiles serait prépondérante dans les
choix effectués, et un texte similaire
avait déjà été voté en Belgique (1983) ou
allait l’être prochainement en Italie
(1985).

Trente ans plus tard, même si le combat
de l’association a bien évolué, du fait de
la mise à nue progressive des
mécanismes et réseaux de la Françafrique
et de leurs crimes, la présentation
prochaine devant le Parlement par Pascal
Canfin d’une «  loi d’orientation et de
programmation relative à la politique de
développement
et
de
solidarité
internationale
 », promesse de campagne
du candidat François Hollande, mérite
un coup de projecteur. Car, comme très
souvent en matière « d’aide », le chemin
du ministre délégué au développement a
beau être pavé de bonnes intentions, on
redoute la destination.

La stabilité... est toujours là !

Et hélas, ça se gâte dès l’article 1er, sur
les objectifs, où il est dit à l’alinéa 2 que
cette politique visera entre autres à
promouvoir « la paix, la stabilité, les
droits de l’Homme et la diversité
culturelle
 ». Car, même si l’alinéa 3 se
veut rassurant en assénant que cette
politique « respecte et défend les libertés
fondamentales
[et]
contribue
à
promouvoir les valeurs de la démocratie
et de l’État de droit
 », on sait trop bien,
dans certains pays, ce que la « stabilité »
veut dire.

En 2011, Sarkozy fait même
mine de tirer les leçons du renversement
des despotes tunisien Ben Ali et égyptien
Moubarak,
en
reconnaissant
publiquement lors de la conférence des
ambassadeurs que « autour du mot
"stabilité", la France a eu des rapports
avec des régimes qui n’étaient pas des
exemples de démocratie
 ». Fidèle à ses
coups de bluffs, il va même jusqu’à
appeler à « couper définitivement avec
cette stabilité
 » (Cf. Billets n°206,
octobre 2011
).

Mais le changement, c’est
comme avant : la stabilité, vue de Paris,
on aime et on soutient. Donc cela
redevient officiellement une priorité de
l’aide française.

Cohérence criminelle

L’article 3 annonce la cohérence entre
cette politique et les « autres politiques
publiques susceptibles d’avoir un impact
dans le domaine du développement
 ». De
quoi se réjouir, vraiment ? On peut saluer
la cohérence, si elle est au service d’un
objectif politique que l’on partage. Mais
l’annonce d’une cohérence avec certaines
autres politiques n’a rien pour nous
rassurer, par exemple : « commerciale »
(comme les Accords de Partenariat
Economique ­APE­ promus au forceps
par l’UE ?), « agricole » (le lobbying
pour empêcher les pays africains de
protéger
leur
agriculture
 ?),
« migratoire » (Lampedusa, Mayotte­
Comores, nous voici...), et... « la paix et
la sécurité
 » (comprendre : le maillage
militaire français en Afrique, c’est bon
pour le développement).

En réalité, ce
nouvel affichage de cohérence ne
changera pas grand chose sur le terrain :
nombre de programmes sont par exemple
déjà liés aux incitations au retour pour
les migrants ou à l’adaptation des
productions agricoles aux contraintes de
la libéralisation des marchés, et l’armée
n’a pas attendu Pascal Canfin pour
comptabiliser comme « aide » une partie
des crédits liés à la coopération militaire.

Un maire, ça peut jouer l’humanitaire

Alors que le dossier de presse relayé par
le ministère n’en dit pas un mot, et que
l’exposé des motifs du projet de loi par
Pascal Canfin et son ministre de tutelle
Laurent Fabius constate seulement que
« l’action extérieure » des collectivités
territoriales françaises prend déjà « des
formes de plus en plus diverses
 », ce
texte ouvre une nouvelle brèche, et pas
des moindres, pour la coopération
décentralisée : l’humanitaire !

L’article 9
propose en effet de modifier l’article L.
1115­1 du code général des collectivités
territoriales, qui stipule jusqu’à présent
que les collectivités peuvent « mener des
actions de coopération ou d’aide au
développement
 ». Dans la version
Canfin, cela deviendrait « mettre en
œuvre ou soutenir des actions de
coopération ou d’aide au développement
ainsi que des actions à caractère
humanitaire
 ». En clair, permettre pour
de bon à des collectivités, quelle que soit
leur taille, de se lancer dans l’appui voire
la mise en œuvre directe de projets
humanitaires : et dire que l’on reproche
déjà à la coopération décentralisée, par
l’atomisation et l’éparpillement d’acteurs
souvent inexpérimentés, de poser des
emplâtres sur des jambes de bois...

Concertation piège à c... !

Dans le prolongement logique des
Assises du Développement (Cf. Billets
n°219, décembre 2012)
, dont il est
l’aboutissement, le texte fait la part belle
à la « concertation », en associant « tous
les acteurs du développement
 » autour de
la table d’un nouveau Conseil National
du Développement et de la Solidarité
Internationale (CNDSI), qui se veut un
« espace de dialogue », qui « examinera
les enjeux et les orientations de la
politique française de développement et
les questions relatives à sa mise en
œuvre
 ».

Le texte, flou à souhait, se
garde bien de confier un quelconque
pouvoir de décision à ce Conseil sur les
orientations effectives de l’aide française,
qui sera officiellement pilotée par le
Comité interministériel de la coopération
internationale et du développement
(CICID), qui lui existe déjà, mais ne
s’était pas réuni entre 2009 et 2013. Dans
la pratique, les technocrates du ministère
et
de
l’Agence
Française
de
Développement (AFD) resteront les
maîtres à bord.

Mais au passage, les
entreprises, déjà grandes gagnantes des
Assises du Développement (Cf. Billets
n°222, mars 2013)
, considérées comme
des « acteurs » incontournables, seront
membres à part entière de ce Conseil
National et pourront y faire valoir leurs
vues libérales : la prétendue recherche du
consensus, par définition mou lorsqu’il
s’applique à des sujets clivants tels que la
responsabilité des entreprises françaises
dans l’appauvrissement des peuples
d’Afrique francophone, permettra de
légitimer l’appui renouvelé que le
gouvernement entend leur apporter.

Verbe haut, grandes ambitions ... sans changement

Un rapport annexé au projet de loi
indique les grandes orientations de cette
politique. On y retrouve des expressions
prétendument
généreuses,
comme
« croissance verte et solidaire »,
« progrès social », « croissance inclusive
et durable
 », le refus d’un «  "dumping"
social ou écologique
 ». Autant de vœux
pieux qui peinent à trouver des
déclinaisons
opérationnelles,
tant
l’objectif semble de faire rentrer l’existant
dans un cadre de légitimation. Au final, il
est possible de ne rien changer à la
politique
actuelle
d’aide
au
développement, tout en prétendant avoir
clarifié des objectifs que tous les rapports
parlementaires émis ces dernières années
ont pointés comme étant éparpillés et
parfois contradictoires.

Un seul exemple : pour la priorité
sectorielle « Agriculture et sécurité
alimentaire et nutritionnelle
 », le rapport
commence par asséner que « la France
promeut une agriculture familiale,
productrice de richesses et d’emplois et
respectueuse des écosystèmes
 ». Enfin
une remise en cause du soutien aux agro­-industries,
comme
Socapalm
au
Cameroun (Cf. Billets n°229, novembre
2013)
 ? Pas si sûr, puisqu’il est ensuite
expliqué que « l’aide bilatérale a pour
finalité d’améliorer durablement la
sécurité alimentaire des ménages ruraux
et urbains, principalement en Afrique
subsaharienne, par un soutien aux
exploitations agricoles familiales, aux
filières et aux politiques agricoles,
alimentaires et nutritionnelles, en
intégrant les enjeux de développement
durable
 ».

Selon que l’on considère les
agro­industries comme des maillons
essentiels ou non des « filières », le
soutien français pourrait donc continuer à
ne pas se focaliser sur l’agriculture
familiale. Malgré les formulations
ambitieuses, cette loi n’offre donc par
exemple aucune garantie de remise en
cause de la « Nouvelle Alliance », qui
permet
aux
multinationales
de
l’agroalimentaire de bénéficier de
« l’aide » des pays du G8, dont la France
(Cf. Billets n°226, juillet­-août 2013).

Une approche purement technique

Evidemment, ce texte apporte des
améliorations techniques répondant à
quelques unes des critiques régulièrement
émises contre l’APD française, par les
ONG ou au fil des rapports
parlementaires émis au moment de
l’examen annuel du budget de l’aide.
Principalement un peu plus de
transparence, par un regroupement
d’informations que même les députés se
plaignaient de ne trouver qu’éparpillées,
ou ne de pas trouver du tout, et qui seront
désormais disponibles dans un rapport
bisannuel.

Un semblant de consultation
des ONG, trop heureuses de se retrouver
invitées à la table des décideurs pour se
rendre compte que leur légitimation va
de pair avec celle du « secteur privé ».

Une prétendue priorisation géographique,
par des « partenariats différenciés » qui
reconnaissent aux pays les plus pauvres
un accès privilégié aux dons et
subventions, sans renoncer évidemment à
une politique de prêts afin qu’ils restent
redevables au créancier influent qu’est la
France.

Et, arme communicationnelle
brandie par Pascal Canfin, de sacro­-saints
« indicateurs chiffrés », pour savoir
combien de points d’eau et d’écoles ont
été financés : tarte à la crème de l’aide au
développement, il sera possible de dire
combien de petits enfants africains ont
été sauvés des griffes de la terrible
famine
et
de
l’épouvantable
analphabétisme. Sans bien sûr remonter
aux causes politiques.

Dépolitiser le débat

Mais ce projet de loi passe à côté de
l’essentiel : la refonte de la politique dite
de solidarité internationale de la France.
Rien ne change par exemple concernant
les dispositifs d’aide « liée », indexés par
les rapports du PS tant qu’il était dans
l’opposition, et par la Cour des Compte
en juin 2012 : le ministère de l’économie
avait calculé en 2011 qu’un euro investi
dans ces procédures qui rendent
incontournables
le
recours
aux
entreprises françaises permet de leur
rapporter en moyenne 5 à 10 euros de
contrats, mais ce projet de loi ne
s’attaque pas à ça. Pas plus qu’il ne tente
de prendre d’assaut cette citadelle qu’est
devenue
l’Agence
Française
de
Développement (AFD) au fil des ans,
concentrant une part croissante des
enveloppes budgétaires de l’aide et du
pouvoir décisionnel qui l’accompagne.
Quant aux critiques plus profondes, sur
l’ingérence
politique
propre
aux
financements français, qui ont tellement
souvent sauvé des régimes au bord de
l’explosion sociale qu’il est usurpé de
parlé « d’aide » si l’on s’intéresse à la
population, et qui imposent une remise à
plat complète de la politique extérieure
française, elles ne sont évidemment pas
au menu de ce projet de loi.

Au chapitre
« Gouvernance et lutte contre la
corruption
 », on se contente de quelques
gageures,
comme
encourager
la
transparence
dans
les
industries
extractives ou l’initiative de l’OCDE
« 
inspecteurs des impôts sans
frontières
 », avec l’hypothèse implicite et
faussement naïve que les régimes
kleptocrates des Sassou, Déby, Bongo et
consorts, avec qui on continue par
ailleurs de coopérer à plein tube, vont
suivre.
Pour
Canfin,
la
future
consultation du Parlement sur l’aide au
développement française, sur la base de
ces grands objectifs et d’indicateurs
chiffrés, « est une avancée démocratique,
à
l’opposé
de
ce
qu’était
la
Françafrique
 » (Le Monde, 11/12/13).

Réduire la Françafrique pour mieux en
annoncer la fin, et en parallèle légitimer
les structures par lesquelles elle existe,
mue, s’adapte, et donc perdure. Merci
Monsieur le Ministre.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 232 - février 2014
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