Survie

Marc Ona : « François Hollande dit que la Françafrique c’est fini. Très bien, mais il faut matérialiser cela ! »

rédigé le 3 mars 2014 (mis en ligne le 5 mai 2014) - Juliette Poirson, Marc Ona Essangui

Animateur de la société civile gabonaise, secrétaire exécutif de l’ONG Brainforest,
membre du mouvement Ça suffit comme ça, Marc Ona était en visite en France début 2014 à l’occasion d’une réunion du Comité de pilotage international de la coalition Publiez ce que vous payez, dont il fait partie.

Billets : Quelle est la situation politique globale au Gabon, notamment depuis la mort d’Omar Bongo et l’arrivée de son fils au pouvoir, en 2009 ?

Marc Ona : Je dirais tout simplement que
la situation au Gabon n’a pas évolué
depuis quatre ans, au contraire. Il y a eu
un certain nombre d’événements qui ont
poussé la société civile et les acteurs
avisés à parler d’un recul de la
démocratie
au
Gabon.

Déjà
le
changement de constitution en 2010 qui
accorde tous les pouvoirs au seul
Président de la République. Ensuite les
élections législatives de 2011 qui ont vu
l’Assemblée nationale se retrouver avec
116 députés du parti au pouvoir sur 120
députés. Nous avions prôné le boycott de
ces élections parce que c’était des
élections complètement nulles. La classe
politique tout entière s’est retrouvée pour
militer en faveur de l’introduction de la
biométrie dans le fichier d’état civil et
électoral pour éviter les fraudes. C’est
très important, parce que toutes les contestations électorales que nous avons
eues et que nous continuons d’avoir sont
liées à la mauvaise organisation et à la
fraude électorale qui est devenue une
norme. Comme la machine électorale (la
CENAP, le ministère de l’Intérieur) est
dirigée par des personnes du pouvoir, ils
sont maîtres de la fraude.

Gemalto

Gemalto est une société basée aux
Pays­Bas, dont l’actionnaire le plus
important est indirectement l’Etat
français, via un fonds d’investissement
contrôlé par la Caisse des Dépôts, avec
plus de 8% des parts (lefigaro.fr,
30/05/2009). « Leader mondial de la
sécurité numérique
 », la société se
porte actuellement très bien avec, avec
un taux de croissance « à deux
chiffres
 ». Pour 2012, année où elle a
intégré l’indice CAC 40, son chiffre
d’affaires s’élevait à 2,2 milliards
d’euros et ses bénéfices à 306 millions
d’euros.

Gemalto a déjà plusieurs marchés à
son actif au Gabon, où elle a ouvert un
bureau en 2011 : cartes d’assurance
maladie (pour ceux qui sont assurés !),
cartes grises, ...

Dès 2011, on
était d’accord sur l’introduction de la
biométrie, par conséquent il fallait
recruter un opérateur pour la mise en
place de cette biométrie. Mais contre
toute attente, au moment où on attendait
que l’appel d’offre soit lancé par le
ministère de l’Intérieur, qui avait ce
dossier en charge, on apprend qu’une
compagnie française, Gemalto, a été
retenue de gré à gré
.

Billets : La biométrie était déjà à l’ordre
du jour pour les élections législatives de
2011...

Oui, mais cela a été repoussé pour les
élections locales qui ont eu lieu en
décembre 2013. Le ministère de
l’Intérieur a modifié le cahier des charges
de manière unilatérale alors que toutes les
parties
étaient
tombées
d’accord.

N’empêche que dans les lois de finances
2012 et 2013, il y a une inscription «  mise
en place de la biométrie
 » : 30 millions
d’euros pour 2012 et 30 millions d’euros
pour 2013, ce qui fait 60 millions d’euros
qui seraient alloués pour la mise en place
de la biométrie. Le problème n’est pas
tant le montant déclaré que le travail fait
par l’opérateur, sans associer tous les
acteurs. Au finish, on s’est retrouvés avec
une élection locale où le taux de
contestation est encore plus élevé qu’aux
élections précédentes. On ne peut parler
de biométrie sans authentification des
électeurs le jour du scrutin. Or dans la
biométrie à la gabonaise, que l’on appelle
la bongométrie, il n’y a pas
d’authentification. Un quart d’électeurs
n’avaient pas de code barre sur leur carte,
seulement une photo, et il n’y avait
aucune machine pour authentifier : les
cartes d’électeurs ne valaient rien du tout,
c’était encore des petits cartons où
n’importe qui pouvait coller une photo
sans code barre. Et il y a eu des transferts
de population, des votes massifs de
personnes qui n’avaient pas de cartes, des
hommes politiques qui distribuaient des
cartes d’électeurs. Soixante plaintes ont
été déposées auprès de la Cour
constitutionnelle, c’est un record. Trois
ou quatre circonscriptions ont été
annulées mais pour le reste, il n’y a pas
eu de suites car la Cour constitutionnelle
et la CENAP (Ndlr : la commission électorale nationale autonome et permanente), c’est le pouvoir.

Billets : Donc la société civile a décidé de
se mobiliser contre Gemalto ?

On est mobilisé contre Gemalto [depuis
2012] car le rôle de cet opérateur était de
fiabiliser le fichier d’état civil et le fichier
électoral et de faire en sorte que l’élection
se
déroule
avec
au
moins
l’authentification d’électeur. Qu’une
partie modifie seule le cahier des charges
pour faire arriver à une élection où il n’y
avait
presque
rien
en
termes
d’authentification,
c’est
de
la
responsabilité de l’opérateur : il doit
fonctionner avec une certaine éthique. Vu
le montant perçu et vu le nombre
d’électeurs au Gabon ­ 578 000 électeurs - ils avaient les moyens de faire en sorte
que les électeurs soient authentifiés.

Quant aux sommes concernées, Gemalto
devrait nous dire combien ils ont perçu
pour cette opération : Est­-ce que les 60
millions d’euros annoncés dans les lois
de finance correspondent bien à ce qu’ils
ont perçu ?

Billets : Que savez­-vous sur la société
Gemalto ?

Nous savons que c’est une entreprise
française, cotée en bourse et l’Etat
français aurait une participation à
l’intérieur mais on ne sait pas à quelle hauteur. Nous sommes en train de faire
des recherches pour avoir cette
information, voir si la société est présente
dans les paradis fiscaux et surtout qui est
derrière, qui participe à son conseil
d’administration, à quelle hauteur l’État
intervient.

On va porter plainte ici en
France contre Gemalto pour complicité
de détournement de fonds. Nous sommes
en train de travailler sur la plainte et nous
allons la déposer ici, de manière
solennelle. Nous allons aussi faire une
lettre. Et nous avons préparé une question
d’interpellation que deux parlementaires
français vont poser au gouvernement.
Donc voici le type d’actions que nous
allons mener. On ne peut pas continuer
comme
cela,
avec
l’argent
du
contribuable.

Billets : Vous savez quel est le passif de Gemalto en Afrique ?

Nous savons que les mises en
place de biométrie, cela a
toujours été contesté en Afrique.

Billets : Donc la question des
élections est la question centrale
sur laquelle est mobilisée la
société civile, c’est le fer de lance
de votre action ?

Oui, car nous sommes à deux
ans de l’élection présidentielle.
Donc il faut que nous réglions
cette question maintenant avec
l’authentification des élections,
la numérisation du fichier d’état
civil et la refonte du fichier
électoral.

Billets : En 2012, la société civile et une
partie de l’opposition avaient revendiqué
la tenue d’une conférence nationale, à quoi
cela a­-t­-il abouti ?

Cela a abouti au constat que les hommes
politiques, qu’ils soient du PDG [parti au
pouvoir] ou de l’opposition, ce sont les
mêmes. Les accords avec les partis
d’opposition et la société civile se sont
délités. On a bien vu que ceux qui avaient
le plus peur de la conférence nationale
étaient les anciens du PDG qui étaient
passés dans l’opposition. Le projet n’a
pas plus été torpillé par le pouvoir que
par l’opposition.

Nous avons alors rectifié
le tir en mettant la pression sur la
transparence électorale. D’où les actions
sur Gemalto. Nous avons l’élection
présidentielle de 2016 en tête. En 2009,
les gens ont été un peu surpris mais là,
pour 2016, les gens se préparent. Donc au
niveau des autorités françaises, ils ont
intérêt à avoir un œil sur le Gabon parce
que cela risque d’être un autre pôle de
crise.

Billets : Justement, en juillet 2012 Ali Bongo
avait été reçu à l’Elysée mais il y avait
aussi eu un peu d’espoir de la société civile
et des partis d’opposition que François
Hollande soutienne de façon moins affirmée
son régime. Plus d’un an et demi après,
quel regard portez­-vous sur la relation
franco­-gabonaise ?

La position officielle est toujours claire.
Ce n’est pas comme si Sarkozy était là.
Pour lui, il y avait l’idée que la référence
c’est Ali Bongo, que c’est un démocrate.

Ce n’est pas la même attitude que
François Hollande. Mais il faut aller au­
delà. Il ne faut pas attendre que ça brûle
pour exiger la démocratie. La France a
tous les moyens d’influencer le processus
démocratique au Gabon avec des
pressions diplomatiques, avec un appui à
la société civile, avec un discours clair
‘nous ne sommes pas d’accord avec le
mode de gouvernance au Gabon depuis
50 ans’.

Billets : Mais la France a été d’accord et
a soutenu la dictature...

Oui, mais François Hollande dit que la
Françafrique c’est fini, nous ne voulons
plus soutenir. Donc très bien mais il faut
matérialiser cela.

Billets : Y-a­-t­’il une amélioration au niveau
de la transparence au Gabon ?

Il y a beaucoup de communication mais
pas d’amélioration. Le gouvernement
parle du code minier, du nouveau code
des hydrocarbures, de la création
d’agences. Cette communication cache un
détournement massif de fonds. Il n’y pas
de transparence. Cela fait des années que
l’on parle du code des hydrocarbures
mais rien n’est jamais sorti des tiroirs, le
code minier n’a pas été adopté.

Billets : Tu parles de détournement, quelles ont été les dernières affaires ?

C’est énorme ! Ali Bongo vient d’acheter
une maison à Londres à 25 millions de
livres sterling, la presse anglaise a sorti
l’affaire le 31 janvier dernier. Même si
c’est au nom de son directeur de cabinet,
tout ce qui est au nom de son directeur de
cabinet est à lui. Il se cache derrière des
prête-­noms mais nous les avons
identifiés. Il y a eu aussi les affaires de la
CAN 2012 [la Coupe d’Afrique des
nations]
, la CAN a été un événement qui
a permis un détournement massif de
fonds, surfacturation etc. Le budget
officiel est de 500 milliards de Francs
CFA [soit 736 millions d’euros] pour un
stade et quelques travaux alors que le
Gabon n’a même pas organisé la totalité
de la CAN, elle a été co­organisée avec la
Guinée équatoriale. 500 milliards, c’est
énorme !

Billets : Sur ces affaires, retrouve­t—­on des
entreprises ou personnalités françaises ?

Il y a Gemalto par exemple. Mais on peut
aussi prendre l’exemple des entreprises
du BTP – par exemple la Socoba : c’est
Baloche, un Français, qui est derrière.
Celui qui a présidé le comité
d’organisation de la CAN pour
le Gabon, c’est Kerangall, un
Français [et puissant homme
d’affaires au Gabon]
. Au fond,
le gros problème au Gabon, ce
sont les gros réseaux mafieux
français qui sont rentrés dans
l’administration
gabonaise.

Quand Hollande dit qu’il va
mettre fin à la Françafrique, ce
qu’il faut voir, c’est que la
Françafrique, ce sont des
individualités, qui sont au cœur
de ces trafics qui ont un lien
avec les hommes politiques
français donc quand on veut
essayer d’appuyer dessus, c’est
compliqué. Par exemple, la plupart des
anciens ambassadeurs se transforment en
conseillers de tel ou tel politique ou
ministre.

Un exemple : un ancien
ambassadeur de la France au Gabon,
Jean­-Marc Simon, a ensuite été en Côte
d’Ivoire et devient aujourd’hui homme
d’affaires. Quand il revient au Gabon,
toute la place politique le connaît, il peut
facilement négocier des parts de marché.

Billets : Vous avez été condamné au mois
de février 2013 sur une affaire de
diffamation parce que vous accusiez le
pouvoir d’avoir partie liée avec la société
singapourienne Olam (cf communiqué de
presse de Survie du 29 mars 2013)

Oui, j’accuse le Président de la
République et son chef de cabinet d’être
derrière le groupe Olam qui fait du
n’importe quoi au Gabon, notamment en
termes d’accaparement des terres. Donc
j’ai été condamné avec sursis en première
instance, mais l’affaire vient de passer en
appel, et est mise en délibéré au 10 mars
2014.

Propos recueillis par Juliette Poirson

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 233 - mars 2014
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