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Génocide des Tutsi - Vingt ans après : arracher le masque

rédigé le 1er avril 2014 (mis en ligne le 7 avril 2014) - Billets d’Afrique et d’ailleurs...

La justice de notre pays vient de rendre un verdict historique en condamnant pour la
première fois un acteur du génocide des Tutsi. Ce verdict réduit en cendres la thèse du « génocide spontané », suggérée par les défenseurs de la politique menée par l’Etat français au Rwanda. Une politique secrète au terme de laquelle un petit cercle de responsables politiques et militaires se sont rendus coupables de complicité de génocide.

Le 14 mars 2014 s’est produit en
France
un
événement
aux
conséquences incalculables : au
nom du Peuple français, la cour d’assises
de Paris, composée de trois magistrats et
de six jurés, a reconnu Pascal
Simbikangwa, ex­-capitaine de la Garde
présidentielle rwandaise, coupable de
génocide et complicité de crimes contre
l’humanité, et l’a condamné à 25 ans de
réclusion. Ce premier procès d’un
génocidaire sur le sol français marque
d’abord la fin d’un intolérable déni de
justice pour les familles et les proches des
victimes tutsi.

Il contient aussi une
avancée fondamentale. La cour s’est en
effet déclarée « convaincue que le crime
de génocide tel que défini par l’article
211­1 du Code Pénal, à savoir l’existence
d’atteintes volontaires à la vie ou
d’atteintes graves à l’intégrité physique
ou psychique, en exécution d’un plan
concerté
, tendant à la destruction totale
ou partielle du groupe ethnique tutsi a
bien été commis au Rwanda entre avril et
juillet 1994
 » (nous soulignons).

Ce génocide est le fruit d’un « plan concerté »

Cette affirmation coupe l’herbe sous le
pied des négationnistes rwandais et des
défenseurs de la politique menée par
l’Etat français au Rwanda entre 1990 et
1994. En janvier 2012, le rapport
d’expertise sur l’attentat du 6 avril 1994,
qui disculpe pratiquement le Front
Patriotique Rwandais (FPR), avait déjà
brisé un de leurs arguments majeurs (« le
FPR est à l’origine du génocide, puisqu’il
est responsable de l’événement qui l’a
déclenché »). La reconnaissance par la
justice de « la préparation et
l’organisation particulièrement efficace
des massacres
 » les prive d’un second
contre-­feu : la thèse selon laquelle
l’extermination des Tutsi aurait été due à
la « colère spontanée » des Rwandais
hutu à la suite de l’assassinat de « leur »
président. Une thèse mensongère, mais
permettant
d’exonérer
de
leurs
responsabilités le régime Habyarimana, dont les troupes françaises ont empêché la
défaite militaire entre 1990 et 1993, et
surtout le gouvernement intérimaire
rwandais (GIR), qui a encadré
politiquement le génocide, et que les
dirigeants français ont soutenu sans faillir
pendant et après le génocide.

Complicité de génocide

Les faits sont solidement établis, qui
permettent de parler de « complicité de
génocide
 », selon la jurisprudence du
Tribunal pénal international pour le
Rwanda. Aux yeux du TPIR en effet, le
complice n’a pas besoin d’être animé lui­
même de l’intention de détruire le groupe
visé, en l’occurrence le groupe tutsi. Il
suffit qu’il ait « sciemment et
volontairement aidé ou assisté ou
provoqué
 » à commettre le génocide
(Affaire Bagilishema, Chambre de
première instance du TPIR, 7 juin 2001,
paragraphe 71).

Les autorités françaises savaient que leurs
alliés perpétraient un génocide, comme en témoigne l’ordre d’opération Amaryllis
(opération d’évacuation des Français et des Européens), daté du 8 avril 1994, qui indique que se déroule à Kigali depuis la veille « l’élimination des opposants et des Tutsi ». Elles n’ont cependant nullement enjoint à nos soldats de secourir les victimes, et le 21 avril 1994, au Conseil de sécurité de l’ONU, la France a voté elle aussi la réduction drastique du contingent
de
Casques
bleus, abandonnant les Rwandais tutsi à leur sort tragique. Le 27 avril 1994, deux des responsables du génocide en cours sont accueillis à l’Elysée par Bruno Delaye, conseiller Afrique de Mitterrand, et à Matignon par le Premier ministre, Edouard Balladur, et le ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé. Le conseiller du chef d’Etat­-major des Forces armées rwandaises (FAR), qui encadraient le génocide, a rencontré à Paris, du 9 au 13 mai 1994, le général Huchon, chef de la Mission militaire de coopération. Ce même général Huchon a reçu régulièrement, pendant toute la durée du génocide, un officier rwandais qui a organisé six livraisons d’armes aux tueurs
entre le 18 avril et le 19 juillet 1994.

Est­-ce en réponse à l’appel à l’aide que lui
adresse, le 22 mai 1994, le président
rwandais par intérim que Mitterrand
trouve
soudain
urgent,
mi-­juin,
d’intervenir afin de mettre fin aux
massacres, alors qu’il n’avait pas jugé
bon de le faire en avril ? L’opération
Turquoise crée à l’ouest du Rwanda une
zone sous contrôle français, utilisée
comme refuge par les auteurs du
génocide, en passe d’être défaits
militairement par le FPR. Les FAR et les
miliciens présents dans la zone Turquoise
n’y sont pas arrêtés. Au contraire, ils sont
laissés libres d’aller se réfugier au Zaïre
avec armes et bagages. Quant au
gouvernement génocidaire, il est évacué
par la force Turquoise (cf. brochure
téléchargeable sur le site de Survie :
« Génocide des Tutsi au Rwanda.
20 documents pour comprendre le rôle de
l’Etat français
 »
).

Arracher le masque

Une balafre défigure notre République, une balafre infligée par quelques dizaines de responsables politiques et militaires, qui non seulement n’ont rendu aucun compte de leur forfaiture, mais ont poursuivi leurs carrières brillamment. Jusqu’à quand allons­-nous leur manifester notre solidarité tacite en ne les sanctionnant pas ?

« L’Etat et le pouvoir d’Etat seront toujours un masque, ce qui ne nous libérera pas du devoir de l’arracher. Le visage, lui, est le nôtre »

(Pierre Vidal­-Naquet).

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 234 - avril 2014
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