Nous avons rencontré les journalistes Benoît Collombat et David Servenay, qui publient « Au nom de la France » - Guerres secrètes au Rwanda (La Découverte). Ce livre reprend pour le plus grand nombre « ce qu’il faut savoir » sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsi, en s’appuyant sur la masse d’ouvrages et de rapports qui ont été écrits depuis 20 ans, tout en amenant des éléments inédits sur certaines zones d’ombre.
Billets d’Afrique : Quelles sont, d’après vous, les grandes lignes du rôle de la France ? Qu’y a-t-il de plus marquant ?
David Servenay : Nous connaissions bien les sources documentaires très riches, entre les travaux de la mission d’information parlementaire (MIP), les « archives de l’Élysée », les rapports belges, les études de Human Rights Watch, le travail de recension par Jacques Morel. Nous avons eu aussi accès aux dossiers judiciaires en cours et à des témoignages directs. Ce qui m’a frappé, c’est à quel point la période avant le génocide a fait l’objet d’un manque total d’informations et d’intérêt. Avant 1994, ni les politiques ni la presse ne parlent du Rwanda. Seuls quelques rares journalistes vont sur place avant le génocide et ne perçoivent bien souvent que des bribes instantanées de la réalité. Même les ONG savent très peu de choses, à l’exception de la mission avec Jean Carbonare en janvier 1993, qui va mettre le doigt sur l’architecture du dispositif génocidaire.
Tout ce qui va se passer après le génocide va donc être une sorte de découverte pour la majeure partie de la population. Cette méconnaissance en amont a suscité beaucoup de confusion par la suite.
Benoît Collombat : Pour répondre à la question, deux mots me viennent à l’esprit : le secret et l’intoxication. D’une part, il y a cette guerre secrète qui s’est livrée au Rwanda pendant toutes ces années, au niveau politique, diplomatique, militaire. Cette guerre, menée « au nom de la France », a abouti à un génocide.
Pourtant, très tôt des éléments d’information sont remontés dans la chaîne de l’État indiquant qu’on allait vers ce génocide. D’autre part, tout a été fait pour qu’on n’y comprenne rien, pour manipuler, pour que les pièces du puzzle de cette affaire soient dispersées, pour faire en sorte qu’on parle de massacres ou de génocides, au pluriel, alors qu’il s’agissait bien d’un unique génocide, planifié, contre les Tutsi.
Il y a aussi une intoxication autour de l’enquête sur l’attentat, celle du juge Jean-Louis Bruguière. Je crois qu’on a rarement vu autant de manipulations dans une enquête judiciaire. Une enquête sous influence. En résumé, tout a été fait pour que le rôle de la France n’apparaisse pas au premier plan. Mais quand on dit « la France », ce sont en réalité quelques hommes à des postes stratégiques dans l’appareil d’État.
Billets : Vous abordez assez longuement le cas de Paul Barril. Comment définiriez-vous sa place dans ce puzzle ?
DS : Pour reprendre l’expression de Paul Quilès, c’est un « clown », mais un clown au sens d’un « joker de l’État » : quelqu’un qui est utilisé, mais qui utilise aussi ses interlocuteurs. Il est aussi un fil rouge. Il est le premier vecteur de l’intoxication médiatique lourde, le 27 juin 1994, où il brandit la fameuse boite noire de l’avion en disant qu’il détient toutes les réponses... On les attend toujours, 20 ans après.
En même temps, il joue un rôle actif : il passe un contrat avec la famille Habyarimana, il est censé infiltrer les structures du FPR en Europe, il va former des commandos... Sa présence pendant le génocide est attestée par plusieurs témoins. Il est associé à des livraisons d’armes alors même que le Rwanda est sous embargo de l’ONU. Tout ça avec la complicité active ou passive de hauts fonctionnaires ou de hauts gradés militaires, qui sont parfaitement informés du rôle de Paul Barril, comme c’est mentionné dans plusieurs documents. On le laisse faire parce que, manifestement, certains estiment qu’il peut être utile dans l’avancée des positions françaises. Bien sûr, c’est un rôle qui ne peut pas être reconnu officiellement par les gens qui le soutiennent.
BC : Je suis en désaccord avec la formule de Paul Quilès, du « clown », parce que c’est une formule bien pratique, qui permet d’évacuer le rôle très important qu’a pu jouer Barril au Rwanda en le folklorisant. Il a pu jouer son rôle parce qu’il s’inscrivait parfaitement dans la politique menée par la France au Rwanda, à l’époque : un soutien inconditionnel au régime extrémiste Hutu.
C’est officiellement un « privé », mais qui dit agir « au nom de la France. » Il a bénéficié de protections, on l’a laissé travailler comme il l’entendait, alors même que les services secrets français savaient pertinemment qu’il était sollicité pour des livraisons d’armes. On l’a laissé en place jusqu’au bout, y compris pendant le génocide. Pourquoi à aucun moment il n’a été question d’exfiltrer Barril ? Barril permettait d’accomplir sur le terrain ce que « la France officielle » ne pouvait plus faire en pleine lumière. Nous révélons dans notre livre qu’il avait d’ailleurs une parfaite connaissance du dispositif militaire sur place. Ça n’était pas un « clown »... ou alors très bien informé !
DS : Nous expliquons que les enquêteurs du juge Bruguière se sont appuyés sur Fabien Singaye, qui était un espion rwandais basé à Berne, deuxième conseiller de l’ambassade du régime Habyarimana. C’est Paul Barril qui leur conseille de faire appel à lui. Alors même que Singaye est chargé d’infiltrer les structures du FPR en Europe, qu’il travaille avec Paul Barril, lequel a été actif pendant le génocide, il devient, dix ans après l’expert-interprète du juge chargé d’enquêter sur l’attentat : il s’agit d’un évident conflit d’intérêt. Un véritable sabotage de l’enquête judiciaire. Singaye a été très tôt en lien avec Paul Barril, avant le génocide, il va ensuite travailler dans sa société, S.E.C.R.E.T.S.
BC : Nous amenons des éléments inédits sur cette « PME Barril ». Nous révélons des documents internes à sa société, sur ses liens avec Singaye et le régime extrémiste Hutu. Nous détaillons le travail effectué par Barril avant, pendant et après le génocide, notamment le fait que des mercenaires ont été approchés, recrutés, se sont déplacés sur place. Nous rapportons également des épisodes inédits sur la biographie trouble de Paul Barril : ses liens avec François de Grossouvre à l’Elysée, certaines connexions avec le monde de l’armement...
Billets : Vous abordez aussi l’organisation des cercles du pouvoir français. Qu’y a-t-il de structurel dans l’organisation du pouvoir qui a permis ce soutien ?
DS : Dans tout ce qui est du domaine militaire, tout particulièrement en Afrique, le président fait ce qu’il veut, sans réel contrepouvoir. Le Parlement joue un rôle quasi nul : nous avons fait le décompte des questions écrites qui sont posées sur la question de 90 à 93, leur nombre est ridicule. La presse est à ranger un peu dans la même catégorie : elle ne s’intéresse pas au Rwanda. L’autre élément important, c’est qu’au moment de prendre des décisions importantes, le président n’est quasiment entouré que de militaires, dont la logique est parfois différente de celle des politiques. Dans l’entourage de Mitterrand, il y a eu des gens qui pensaient qu’on soutenait trop cette dictature qui se livrait à des exactions : Pierre Joxe, par exemple, a essayé de tirer la sonnette d’alarme, mais n’a pas été entendu. Le général Jean Varret, qui était le patron de la mission militaire de coopération, a été jusqu’à mettre son poste en jeu, face à des éléments plus radicaux comme le général Christian Quesnot, le chef d’État-major particulier du président. Il sera congédié.
BC : Nous décrivons un système d’information qui fonctionne en circuit fermé. Je ne pense pas que ça ait fondamentalement changé. Un des rédacteurs du rapport de la Mission d’Information Parlementaire, Pierre Brana, nous explique que la plupart des parlementaires avaient le sentiment d’être allés déjà très loin en participant à ces travaux : pour la première fois, on remettait en cause l’exécutif sur des questions militaires et diplomatiques. Pour la plupart d’entre eux c’était déjà bien assez... On touche là au cœur du sujet : pas d’information publique et pas de contrôle réel par le Parlement sur des sujets aussi sensibles que ce qui s’est passé au Rwanda, ça pose un vrai problème démocratique.
DS : C’est d’actualité : quand François Hollande prend des décisions sur le Mali ou la Centrafrique, il est entouré, de la même façon, par des militaires. Au Rwanda, pour la première fois depuis les guerres coloniales des années 60 (ou d’indépendance selon le point de vue), la France a engagé des forces spéciales. C’est très particulier comme façon de faire la guerre. Aujourd’hui encore, sur les terrains d’intervention de la France en Afrique, ce sont des guerres de forces spéciales. La chaîne hiérarchique est donc extrêmement raccourcie, entre le Président de la République et les hommes sur le terrain, et, une fois de plus, en circuit fermé.
Billets : Vous consacrez un chapitre à la manière dont la presse a été manipulée et vous avez pointé le désintérêt de la profession pour le Rwanda avant le génocide. Quel regard portez-vous sur l’évolution de la connaissance de ce sujet parmi les journalistes ?
DS : À la base, il y a un problème structurel : couvrir l’Afrique dans les rédactions, c’est l’apanage d’une poignée de journalistes. Or couvrir un continent où il y a 50 pays, avec un seul journaliste, c’est très compliqué. Et la tendance actuelle est de réduire encore la place de la couverture de la politique étrangère. La deuxième chose, c’est que sur le cas du Rwanda, il y a réellement eu des opérations d’intoxication. Nous en pointons quelques-unes dans le livre.
D’ailleurs, il y a une certaine autocritique faite par Edwy Plenel, qui n’est pas inintéressante. Il commençait à prendre une certaine importance au sein du Monde au moment où il y a eu la première intoxication de Paul Barril relayée par ce journal. Edwy Plenel reconnaît qu’à ce moment-là le Monde, censé être « le journal de référence », s’est fait un peu manipuler, qu’ils étaient prisonniers d’une certaine vision de l’exécutif.
BC : Nous avons recueilli des témoignages d’ONG, qui ont tenté d’alerter les médias alors que le génocide était en train de se produire. Ces témoins pleuraient de rage parce que la presse s’en désintéressait royalement. La plupart des journalistes préféraient « couvrir » l’élection de Nelson Mandela en Afrique du Sud. Il y a eu un télescopage, un effet « moutonnier » des journalistes. Cet « effet moutonnier », combiné à « l’intox » des militaires, a également fonctionné à plein pendant l’opération Turquoise. Tout le monde s’est empressé de faire des reportages sur l’épidémie de choléra dans les camps de réfugiés alors qu’on était en plein génocide...
Dans un deuxième temps, le débat s’est cristallisé autour de l’attentat, afin de savoir qui avait abattu l’avion du président Habyarimana, réduisant pour certains tout le champ de la problématique à ce raisonnement : si c’est le FPR qui a abattu l’avion, « déclenchant » le génocide, alors le FPR est à l’origine du génocide ! C’est un raisonnement complètement absurde, qui permet au passage de mettre en avant la thèse d’un soi-disant génocide « spontané », d’une « colère populaire » des Hutu consécutive à l’attentat. Il y a eu de nombreux articles dans les grands médias, relayant complaisamment l’enquête Bruguière, occultant ainsi tout le reste de l’investigation journalistique sur la réalisation du génocide, sur le soutien dont a bénéficié le régime extrémiste Hutu de la part de la France, sur ce qui s’est passé en coulisse, sur les livraisons d’armes... Certains journalistes se sont transformés en « bons petits soldats ».
Billets : Vous écrivez qu’« il s’est presque tout dit et tout écrit sur le génocide ces 20 dernières années ». Est-ce que c’est maintenant plus à la justice de faire avancer les choses ?
DS : Personne n’a atteint les limites du travail journalistique. C’est vraisemblablement une mécanique propre à tous les génocides, en fait : c’est compliqué de faire de l’histoire sur ce genre d’événement, ça a été compliqué de faire de l’information pour les journalistes, pour la justice aussi c’est compliqué. Les policiers ont coutume de dire, en cas d’homicide, que si vous ne faites pas tout de suite un relevé de la scène de crime, vous êtes quasiment sûr de ne jamais pouvoir sortir l’affaire.
Il y a encore beaucoup d’archives au Rwanda qui n’ont pas été ouvertes, notamment à cause des réticences du pouvoir actuel, qui estime peut-être que tout n’a pas encore à être su sur ce qui s’est passé. Or, le Rwanda, notamment le ministère de la Défense, était un gros producteur de notes administratives. Il y a donc beaucoup de traces écrites. Des containers entiers d’archives à Kigali n’ont pas encore été dépouillés.
BC : Tout n’a pas été écrit : il y a des documents qui n’ont pas été déclassifiés, des archives qui n’ont pas été consultées. Les « archives Mitterrand » sont sans doute lacunaires. Certains rapports des militaires, comme celui rédigé par le commandant Grégoire de Saint-Quentin juste après l’attentat, sont restés dans les tiroirs. Sur les télégrammes diplomatiques restés secrets, donc sur la connaissance qu’avaient les principaux décideurs dans les rouages de l’État français, il y a encore vraisemblablement beaucoup de choses à découvrir. Il faut donc encore enquêter.
Propos recueillis par Mathieu Lopes