Survie

L’affaire Firmin Mahé vécue par son frère

rédigé le 28 avril 2014 (mis en ligne le 1er juillet 2014) - Basile Gninion, Farès Ben Mena, Jacques Dahou

Dans l’attente du verdict du procès en appel de l’affaire Mahé, qui s’est tenu en février
dernier, nous avons interviewé le frère de la victime, partie civile au procès. Ce dernier
revient, dans une première partie, sur les circonstances qui ont entouré l’assassinat de
Firmin Mahé, cet Ivoirien étouffé à bord d’un blindé de la force Licorne en mai 2005.
Rappelons que le premier procès, du 27 novembre au 7 décembre 2012, s’était conclu par
un acquittement et trois peines de prison avec sursis pour les quatre militaires français
mis en cause (Cf. Billets n°220, janvier 2013).

Billets : Pouvez-nous
nous parler du conflit
en Côte d’Ivoire et dans votre région ?

Jacques Dahou : La Côte d’Ivoire a été
attaquée en 2002 par des rebelles
entraînés au Burkina Faso [coup d’Etat
manqué du 19 septembre]. Le Président
Gbagbo a appelé la France au secours
[pour honorer son accord de défense] . Et
la force Licorne a été déployée dans le
but de repousser les rebelles. Ça n’a pas
été le cas [en fait la force Licorne a été
envoyée pour s’interposer simplement
entre les belligérants]. Quand les soldats
de la force Licorne sont arrivés, ils se
sont adossés aux rebelles. Ceux qui
tuaient nos parents, pillaient nos biens,
violaient nos mamans, ceux-là
étaient
soutenus par la force Licorne. Vous avez
vu ce qui s’est passé à l’Hôtel Ivoire. Des
milliers de jeunes ont été mitraillés à
Abidjan en novembre 2004. Partant de
Bouaké au Nord, ces rebelles se sont
faufilés à l’Ouest. Ils avaient des
camions Kia, des Kalachnikovs et même
des lance-roquettes.
Ils entraient dans nos
campements. Ils mettaient tout dans leurs
Kia : matelas, grosses marmites de nos
parents, récoltes s’il y en a. Les rebelles
ont pris Man, ils ont pris Bangolo. Dah
mon village est à 10 km de Bangolo.
Donc quand ça a commencé comme ça
làbas,
les gens ont commencé à fuir pour
venir chez nous. On était en train de faire
les funérailles et c’est là encore que les
rebelles sont entrés dans le village de Dah
tard la nuit pour nous massacrer. C’est à
partir de là que quelques jeunes de Dah
ont commencé à faire un groupe pour
protéger le village. Et ces jeunes-là
ont
été reconnus par la CEDEAO
[Communauté Économique des États de
l’Afrique de l’Ouest] qui leur a même
délivré des cartes de sécurité. Dans mon
village, c’était feu Dié Prince le
« Général » du groupe d’autodéfense. Un
jour, les rebelles sont entrés dans mon
village et sont allés directement dans le
campement de notre chef de village,
Monsieur Kpahé Zoh Bernard. Sa grande
sœur a voulu s’interposer et il l’ont
abattue. Et ils ont obligé les enfants du
campement à faire l’amour entre eux.
Puis ils ont ensuite obligé le chef à
traverser le village et l’ont étranglé. C’est
après une semaine qu’on a retrouvé son
corps couvert de mouches. Une autre fois,
les rebelles sont entrés dans le village et
ont encerclé directement la maison de feu
Pouhan François, un Directeur d’école à
la retraite. Forçant la porte de la maison
où ses 5 garçons s’étaient réfugiés, ils les
ont arrosés. Tous les 5 sont morts. Celui
qui veut des preuves, leurs tombes sont à
Dah.

Et pourquoi ont-ils
été ciblés précisément ?

JD : Ces jeunes étudiants étaient en
vacances chez leur papa. Ce sont eux qui
géraient les portables, les cabines
téléphoniques.

Basile Gninion [neveu de Firmin, qui
assiste à l’entretien] : Ils les ont tués pour
l’argent de leurs portables et surtout pour
couper les communications avec
l’extérieur.

JD : Ce que je suis en train de dénoncer
en France, si c’était chez moi au pays, je
n’allais pas survivre.

Et ces groupes d’autodéfense, que
pouvaient-ils
faire quand ils voyaient
arriver des camions de rebelles armés ?

JD : On ne peut pas s’interposer devant
un lance-roquettes.
Il y a même des
rebelles qui font leurs incursions à pied.
Mais une fois que le barrage
d’autodéfense est mis en place, on peut
savoir qui entre, qui sort ; on peut
prévenir les gens et les aider à fuir. Quand
on peut, on récupère les armes des
rebelles. Après, le chef de village appelle
la Licorne pour qu’ils viennent les
récupérer.

BG : Mais c’était un piège. Les Licornes
voulaient voir quels sont les braves qui
font la sécurité. Ils sont venus dire que les
rebelles se plaignent qu’ils empêchent
leurs parents de passer pour aller à
Bangolo faire leurs affaires. La Licorne
leur a ordonné d’arrêter de faire la
sécurité, que c’est elle-même
qui va s’en
charger. Et c’est quelques jours après que
les rebelles sont rentrés dans le village
pour recommencer à tuer. Qui a dit aux
rebelles que c’était comme ça ? On dit
chez nous : « le vieillard est mort matin,
mais c’est à midi la panthère a commencé
à chier les cheveux blancs
 ».

JD : Une fois qu’ils ont pris Man,
Logoualé, ils sont venus prendre
Bangolo. Pendant longtemps, les
loyalistes les ont repoussés. Ils n’ont pas
pu prendre Duékoué. Sinon, ils allaient
prendre un peu un peu pour venir sur
Abidjan comme ils ont fait en 2011 pour
prendre tout le pays après avoir
exterminé tous nos parents qui s’étaient
refugiés à la mission catholique de
Duékoué.

Pouvez-vous
revenir sur la disparition
tragique de votre frère Firmin Mahé ?

JD : Mon petit frère qui défendait sa terre
et sa famille se rendait au marché le 13
mai 2005 quand les soldats de la Force
Licorne l’ont attrapé. Ils l’ont torturé,
ligoté sur leur char et étouffé dans un sac
plastique.

Comment avez-vous
appris qu’il avait été
arrêté ?

JD : Les villageois l’ont vu passer couché
sur le char. Parce que quand tu quittes
Guéhiébli, tu dépasses Binao, Béoué,
Gengolo et puis tu entres à Bangolo pour
aller à Man. Donc les gens de ces villages
l’ont tous vu. Moi je me suis dit bon, si
c’est l’armée française, ils vont expliquer
pourquoi ils sont partis là-bas.
Et puis
après on nous fait savoir que c’est un
coupeur de routes. Ils disent qu’ils sont
des hommes de loi, mais ils ont appliqué
quelle loi ? Si on attrape un bandit, on le
traduit en justice pour qu’il réponde de
ses actes. On ne peut pas frapper un être
humain, le tuer et puis déposer tout sur
lui.

Entre le 13 mai 2005 et les révélations du
mois d’octobre, il va s’écouler près de 6
mois. Qu’est-ce
que vous saviez à ce
moment là ?

JD : Quelques semaines après le 13 mai,
un jeune du village m’a appelé à Abidjan
pour dire qu’il a vu mon frère ligoté sur
un char de la Licorne. Moi je me disais
que non mon frère était à Man. Il n’était
pas le seul qu’ils envoyaient à Man.
Normalement, ceux qu’ils arrêtaient à Daloa où se trouvaient les forces
loyalistes. Eux n’ont pas fait ça ! Ils l’ont
attrapé, ils sont allés directement en zone
rebelle.

Et après vous n’avez pas cherché à avoir
des nouvelles de lui par Licorne ?

JD : Quand je suis rentré au village, j’ai
voulu aller les trouver. Mais mon
entourage m’en a dissuadé. A Man aussi,
on ne pouvait pas aller parce qu’il y avait
barrage rebelle. Si tu es Guéré [une
communauté de l’ouest du pays], on
t’attrape et on te tue.

Comment avez-vous
su que votre frère
avait été tué ?

JD : Par la France en octobre 2005 quand
les militaires se sont disputés les grades
[le 11 octobre un général, informé par son
neveu officier, avertit les autorités que la
version de l’incident de mai donnée par
l’armée est fausse, le 18 la ministre des
Armées suspend le général Poncet, chef
de l’opération Licorne]. C’est le Figaro
qui a fait sortir ça.

BG : Nous on était à Abidjan. Quand
l’affaire a éclaté en France, le Figaro a
appelé Le Courrier d’Abidjan pour
demander s’il connaissait un certain
Mahé ainsi que ses parents à Abidjan. Le
Courrier d’Abidjan
a fait son enquête et
nous a contactés. Le 19 octobre 2005, il
publiait notre première interview.

JD : Personne ne connaissait son nom
Firmin même : ils disaient Mahé. Dans
ma première interview, j’ai précisé :
« Dahou Mahé Firmin ».

Ce sont les soldats eux-mêmes
qui
vous ont raconté ce qui s’était passé ?

JD : Par journaux interposés ! Ils ont dit
qu’ils se sont trompés de personne, que
eux ils cherchaient un Kuoh Mahé
Nestor. Après ils disent que Firmin était
recherché comme le plus grand coupeur
de route du pays.

BG : D’abord on dit qu’il avait une arme
et qu’il avait tiré. Après on dit il n’avait
pas d’arme.

JD : Le colonel Burgaud a pris une arme
et l’a collée sur la main de mon petit frère
après qu’il ait été étouffé. [Ça a d’ailleurs
été reconnu au procès].

Donc vous portez plainte à Abidjan ?

BG : Attendez, avant de porter plainte, on
est allé à Bangolo avec le Courrier
d’Abidjan
pour que la fille nous dise
comment les faits se sont déroulés [Basile
parle d’Edith Zahédié la compagne de
Firmin qui l’accompagnait au marché ce
13 mai 2005]. On est parti le 28 octobre
2005. Les rebelles nous ont bloqués à
Bableu et nous n’avons eu la vie sauve
que grâce à l’intervention de l’ONUCI.

JD : C’est au retour de ça qu’on est allé
au Tribunal Militaire d’Abidjan porter
plainte pour le meurtre de mon frère. [Ce
qui contredit la thèse de la Licorne qui
veut à tout prix faire croire que la famille
ne se serait jamais manifestée pour que
justice soit faite].

Bangolo se trouve dans la « zone de confiance » controlée par les soldats français de Licorne. De 2003 à 2011, cette zone figeait la ligne de front entre les rebelles au Nord et l’armée régulière ivoirienne au Sud.

Qu’est-ce
qui se passe ensuite ?

JD : Dans mon interview, j’ai réclamé le
corps de mon petit frère. C’est à partir de
là que tout le monde a enquêté pour
savoir où il était. Et puis les Blancs même
ont dit où ils l’ont enterré. Comme je ne
peux pas aller à Man, en zone rebelle, ce
sont les journalistes qui sont partis avec
le juge d’instruction Ehui. Ils ont déterré
le corps de mon frère pour l’envoyer à
Abidjan [sur ce sujet, voir l’article de
Frank Johannès paru dans le Monde du
21 janvier 2006]. C’est là ils m’appellent
pour dire de les rejoindre au CHU de
Treichville pour l’identification. Il y a une
délégation française qui est là. Ce jour là,
ils ont prélevé l’ADN. C’est après l’ADN
que Ndoumou va venir à Abidjan [Fabien
Ndoumou est l’avocat parisien qui s’est
autoproclamé avocat de la famille Mahé
depuis octobre 2005]. Une semaine après
le test ADN, on a eu les résultats qui
disaient que c’était bien le corps de mon
frère. Je me suis rendu au Tribunal
Militaire et le juge d’instruction m’a
remis l’ordonnance aux fins d’inhumation
[datée du 10 février 2006, elle autorise la
famille à récupérer le corps pour
l’enterrer à Abidjan]. Le juge Ehui
m’informe que l’avocat est venu et que
nous devons le voir [Fabien Ndoumou est
l’avocat parisien qui s’est autoproclamé
avocat de la famille Mahé depuis octobre
2005]. C’est comme ça que la famille
Mahé a rencontré Ndoumou le 18 février
2006 pour la première et unique fois
jusqu’au procès de 2012 [La convention
d’honoraires qu’il leur a fait signer à cette
occasion et dont il nie aujourd’hui
l’existence en est la preuve]. C’est ce jour
là aussi que Ndoumou a pris l’original de
l’ordonnance aux fins d’inhumation en
disant qu’il allait la remettre au Tribunal
Militaire de Paris, que c’était les Français
qui l’avait tué, que c’était à eux de
s’occuper de son corps. Il a aussi dit
qu’on ne pouvait pas le récupérer pendant
toute la durée du procès car c’était une
preuve.

Vous connaissiez cet avocat ?

JD : Non justement. C’est dans le journal
que j’ai lu qu’il était notre avocat. Quand
au moment du verdict, ceux qui ont mis
fin à la vie de mon petit frère ont été
remis en liberté, j’ai appelé Ndoumou de
côté : « Bon le procès est fini, et le corps
de mon frère ?
 », il ne m’a rien dit de
concret ! C’est à partir de ce moment là
que j’ai compris qu’il fallait le dessaisir.

Vous n’aviez pas douté de Ndoumou avant
le procès ?

JD : Quand il est venu au pays, il nous a dit
qu’il nous défendait pour la Vérité, pour les
Africains. Et puis le même jour, il nous fait
signer 35% [Une convention prévoyant
35% d’honoraires de résultats alors que
10% est le pourcentage que l’on trouve
couramment dans ce type de convention].
J’ai commencé à douter déjà !

Propos recueillis par Farès Ben Mena

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 235 - mai 2014
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