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Entretien avec Guillaume Ancel : « On aurait dû les arrêter »

rédigé le 6 juillet 2014 (mis en ligne le 24 juillet 2014) - François Graner, Guillaume Ancel, Mathieu Lopes

Guillaume Ancel est un ancien militaire français. Il était capitaine quand il a été envoyé au Rwanda dès le début de l’opération Turquoise. Il est récemment sorti de sa réserve en publiant un livre, Vents sombres sur le lac Kivu, puis un blog et des entretiens. Pour Billets d’Afrique, il revient, entre autres, sur la confusion entretenue par les autorités françaises sur les buts de la mission confiée aux militaires ; sur le fait que le 29 juin 1994, quand des rescapés tutsi sont tués à Bisesero, son unité est opérationnelle et aurait pu intervenir, mais qu’on ne lui en donne pas la mission, l’envoyant plutôt combattre le Front Patriotique Rwandais ; sur la fourniture d’armes par la France à l’armée rwandaise, qui participe au génocide ; sur le fait qu’il était techniquement possible d’arrêter des membres du gouvernement responsable du génocide, mais que les ordres reçus ont été de les faire partir.

Billets : La convention internationale pour la prévention et la répression du crime de génocide impose, si on a connaissance d’un génocide et si on est capable d’intervenir, de stopper les actes et d’arrêter les auteurs. Quand vous avez été envoyé au Rwanda, fin juin 1994, le génocide des Tutsi est presque achevé. Il était bien connu des décideurs français. Selon le général Lafourcade, son ordre d’opération du 25 juin 1994 se réfèrait à « un génocide perpétré par certaines unités rwandaises et par des miliciens hutus à l’encontre de la minorité tutsi ». Aviez-vous entendu évoquer ce génocide, et l’obligation qui en découle ?

Non. Je m’en serais souvenu, car je revenais du Cambodge, où on parlait de génocide tous les matins. A cette époque, en Afrique on avait tendance à facilement utiliser le mot de génocide. Je me souviens bien que dans l’opération Turquoise on parle de « massacres de grande ampleur » et pas de génocide (bien que Juppé ait utilisé ce mot auparavant).

Il y avait aussi une confusion totale sur les auteurs des massacres. On ne parle pas du rôle qu’y joue le Gouvernement Intérimaire : on l’appelait « gouvernement rwandais », et je croyais que c’était la suite légitime du gouvernement Habyarimana, tout aussi légitime, qu’on avait soutenu auparavant. Pendant ces vingt ans écoulés, j’ai cru en effet que les autorités françaises ne connaissaient pas les responsabilités du Gouvernement Intérimaire et de ses Forces Armées qui massacrent systématiquement les civils tutsi. Ce n’est que récemment que j’ai appris que la DGSE a bien informé le gouvernement français, semaine après semaine, et que déjà début mai 1994 ils recommandent, pour ne pas être accusés de complicité de génocide, de se désolidariser de ce Gouvernement Intérimaire.

Quelles explications vous a-t-on fournies à votre départ ?

Un officier est responsable de ses actions et des ordres qu’il donne, donc il doit savoir le contexte de sa mission. Normalement, avant toute opération, on a toujours un briefing par le ministère des Affaires Etrangères, avec des explications poussées sur le contexte.

Cette mission au Rwanda, on a bien senti sur place qu’elle était complexe et ambigue : pourquoi donc est-ce la seule mission où je n’ai pas eu de briefing ? Il y a nécessairement dû avoir une décision politique de haut niveau de ne pas nous briefer. Sinon c’est clair qu’on aurait refusé d’aller combattre le Front Patriotique (qui arrêtait le génocide) et qu’on aurait arrêté les Forces Armées (qui y participaient). Ne serait-ce que parce qu’on aurait eu peur de se retrouver ensuite devant un Tribunal Pénal International.

Or j’ai reçu successivement deux ordres d’opération (tous deux annulés avant d’être réalisés) : le 22 juin, d’aller vers Kigali ; le 30 juin, d’aller stopper par la force le Front Patriotique à l’Est de la forêt de Nyungwe. Cela donnait un message de soutien de fait aux Forces Armées et au Gouvernement Intérimaire.

Comment s’est passé votre départ au Rwanda ?

Je suis alerté le 22 juin 1994, pour un départ dans la demi-heure. L’ordre est de réaliser un raid sur Kigali, ce qui justifie ma présence, puisque ma spécialité est d’aller près du front pour désigner aux avions les cibles des frappes aériennes.

Je pars d’Istres le 23 juin, mais les pilotes ukrainiens font grève pour leur salaire. Dans l’improvisation, nous arrivons en Boeing 747 au Gabon le 24 juin, puis en Hercule à Goma le 25 juin au soir. L’aéroport est quasiment vide.

Comment commence votre mission ?

A Goma, l’ordre d’opération est annulé. Curieusement, un officier vient le reprendre à chacun, individuellement, en vérifiant que personne ne garde la moindre feuille. Notre matériel a été dispersé, il est arrivé en Centrafrique et au Tchad ; il faut trois jours pour le rassembler. Nous arrivons à Bukavu le 28 juin, en fin d’après-midi.

On peut considérer que notre unité, la compagnie de combat du 2°REI, est alors disponible dès le 29 matin. Je ne sais pas aux ordres de quel état-major elle est à ce moment-là, puisque l’Etat-Major Tactique "Sierra", du lieutenant-colonel Hogard, n’est pas encore arrivé. L’unité est en état, opérationnelle (il ne lui manque que ses munitions de mortier de 81).

Du 27 au 30 juin, à Bisesero, des rescapés tutsi sont massacrés alors que des soldats français stationnent à 5 km de là. Ils n’interviennent pas, ce que le général Lafourcade et d’autres justifient de différentes façons. Par exemple : « nous n’avions pas assez d’hommes », ou bien « on ne pouvait pas envoyer les soldats pour qu’ils se retrouvent nez a nez avec le FPR, car alors, ç’aurait été une catastrophe diplomatique mondiale ». Pensez-vous que vous auriez pu intervenir à Bisesero avant le 30 juin ?

Techniquement, notre unité aurait pu intervenir à Bisesero, mais elle n’en a pas la mission, et n’a pas connaissance de cette situation. Nous avons très peu d’échanges avec les forces spéciales (le COS) dont l’Etat-Major est pourtant juste à côté de nous, sur cet aéroport de Bukavu. Le 29 juin, notre unité n’a aucune mission, et attend en se réservant. Le 30 juin, elle reçoit la mission de stopper le Front Patriotique à l’Est de la forêt de Nyungwe, sur la seule route d’accès à la forêt.

Vous avez témoigné que vous avez failli combattre le FPR...

Le 1er juillet au matin, juste avant le lever du soleil, donc vers 5h30, tout est prêt : les hommes sur place, les avions en l’air au-dessus du lac Kivu, n’attendent que mon signal. Je monte dans l’hélico qui décolle au lever du soleil. Mon hélico a déjà décollé quand un officier de l’EtatMajor du COS vient nous faire atterrir en urgence et annule toute l’opération. Cela veut dire qu’il y a eu un ordre politique, de très haut niveau, qui a dû être donné au dernier moment (vers 5h du matin à Paris, puisque l’heure française est la même que l’heure rwandaise). Il a donc dû résulter d’un long débat nocturne, suscité par une des (rares) personnes qui à Paris sont informées de cette opération.

Un des pilotes d’avion, que je ne connaissais pas, est venu récemment me confirmer tout ceci, avec de nombreux détails précis. Il ajoute qu’un contrôleur aérien lui a dit que l’ordre d’annulation serait venu du PC Jupiter, donc de l’Elysée, et non de l’Etat-Major (COIA) comme il se devrait, ou à la rigueur du PC Turquoise. Cela confirmerait qu’il y a eu un débat politique au plus haut niveau. Il faudrait vérifier cette information, trouver quels sont les acteurs du débat, savoir quels arguments ont fait pencher la décision. On verrait alors qui a décidé de quoi dans Turquoise, et avec quelles intentions.

Que faites-vous alors, début juillet ?

La mission devient une mission humanitaire. Moi, qui suis chargé de guider les frappes aériennes, je ne peux plus y jouer de rôle. Pour m’occuper utilement, j’extrais des rescapés, environ 100 à 150 entre le 1er juillet et le 5 août. On avait les moyens de neutraliser ou d’arrêter les Forces Armées et le Gouvernement Intérimaire. Or, délibérément, on ne fait rien contre eux. Pourtant, ce sont eux qui déclenchent l’exode : les réfugiés que j’interroge au passage de la frontière à Bukavu ne parlent pas du Front Patriotique, et expliquent bien que des hommes en armes leur ont dit de partir.

Quand rejoignez-vous le lieutenant-colonel Hogard ?

Hogard demande en vain du renfort en France et, le 10 juillet, je suis détaché auprès de lui. Je vois passer les réfugiés avec leurs armes et on ne les désarme pas (contrairement à ce que j’avais fait auparavant au Cambodge). Je taraude Hogard pour qu’il obtienne l’ordre de désarmer. Vers le 12 juillet (peut-être le 11 ou le 13), Hogard obtient cet ordre, puis met en place des checkpoints de désarmement à la forêt de Nyungwe et à la frontière de Bukavu. Les armes sont amenées à Cyangugu, comptées et enregistrées par les prévôts de la gendarmerie.

Confirmez-vous votre témoignage selon lequel l’armée française a réarmé les Forces Armées au Zaïre ?

Un jour, le lieutenant-colonel Jean-Louis Laporte, adjoint de Hogard, me dit : « Occupez ces journalistes car on a un convoi d’armes qui part vers le Zaïre, ils ne doivent pas le voir ». C’est entre le 15 et le 30 juillet (je crois me souvenir que c’est probablement après le 17 juillet, mais je n’ai pas la date exacte dans mes notes). Je suis désarçonné, car justement on désarmait les FAR ! Je parle à 20 journalistes, pendant que derrière eux passent 5 à 10 camions portant des conteneurs maritimes.

Le soir, le débriefing est houleux. Hogard m’explique en substance : «  Ancel, on a eu un débat compliqué, on a décidé de rendre les armes aux Forces Armées, car on doit leur donner un signe d’apaisement. Ils sont des dizaines de milliers et s’ils se retournent contre nous, on est dans une mauvaise situation ».

Laporte ajoute : « Et aussi, on leur paie leur solde, pour ne pas qu’ils pillent ». A ce propos, je précise que dans un témoignage récent, j’avais supposé qu’il s’agissait de dollars, car c’était la monnaie que nous utilisions en opérations sur ce théâtre ; mais cette précision n’a pas été fournie par Laporte, c’est une déduction personnelle. Ce que je voulais dire, c’est que c’était forcément en liquide.

Qu’y avait-il dans ces conteneurs ?

J’ai vu des conteneurs, pas leur contenu. Si ça avait été humanitaire, on ne m’aurait pas demandé de détourner l’attention des journalistes. Pour essayer de démentir mon témoignage, Hogard vient de faire remarquer que ça ne pouvait pas être des armes confisquées, car il n’y en avait pas tant. Effectivement, si on en a ramassé quelques centaines ou un millier par jour, ça fait au maximum une ou plusieurs dizaines de milliers d’armes.

J’ai ainsi réalisé que c’était vraisemblablement des armes livrées par la France aux Forces Armées, que la France ne voulait pas voir récupérées par le Front Patriotique. Surtout si on pouvait identifier leur provenance : non par les armes elles-mêmes, qui n’étaient probablement pas issues des stocks de l’armée française, mais par tel ou tel document oublié dans ou sur un conteneur.

C’est cohérent avec le fait qu’un ancien officier Rens [renseignement, NDLR] de Goma m’a indiqué qu’il y avait eu des "blackouts" sur l’aéroport de Goma, c’est-à-dire des évacuations partielles de l’aéroport pour pouvoir faire des déchargements discrets d’avions : certes, ça attire l’attention, mais au moins peu de personnes voient.

La conséquence est que les armes sont arrivées dans les camps de réfugiés civils, ce qui les a transformés en bases militaires. C’est le plus grave de ce qu’a fait la France pendant cette période, c’est indéfendable.

Etes-vous avec le lieutenant-colonel Hogard à Cyangugu quand des membres du Gouvernement Intérimaire y arrivent ?

Je n’étais pas un témoin oculaire, mais Hogard nous faisait un briefing de la situation chaque jour, donc j’ai été très bien informé. Selon Hogard, il a reçu l’instruction stricte de leur dire « vous êtes persona non grata, dégagez, demain, vous n’êtes plus là. » Ca a créé des tensions, les membres du Gouvernement Intérimaire ont été surpris, ils s’attendaient à plus de complaisance de la part de Turquoise.

Mon point de vue est qu’on aurait dû les arrêter, car en plus du génocide, on avait vu de nos propres yeux qu’ils provoquaient l’exode. On pouvait facilement le faire techniquement, dix légionnaires suffisaient face à ces "soldats" qui ne savaient que massacrer les civils. Or on leur dit de partir, les directives ne sont pas de les arrêter. Pour moi, c’est inacceptable.

Propos recueillis par François Graner et Mathieu Lopes, relus par Guillaume Ancel

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