Guillaume Ancel est un ancien militaire français. Il était capitaine quand il a été envoyé au Rwanda dès le début de l’opération Turquoise. Il est récemment sorti de sa réserve en publiant un livre, Vents sombres sur le lac Kivu, puis un blog et des entretiens. Pour Billets d’Afrique, il revient, entre autres, sur la confusion entretenue par les autorités françaises sur les buts de la mission confiée aux militaires ; sur le fait que le 29 juin 1994, quand des rescapés tutsi sont tués à Bisesero, son unité est opérationnelle et aurait pu intervenir, mais qu’on ne lui en donne pas la mission, l’envoyant plutôt combattre le Front Patriotique Rwandais ; sur la fourniture d’armes par la France à l’armée rwandaise, qui participe au génocide ; sur le fait qu’il était techniquement possible d’arrêter des membres du gouvernement responsable du génocide, mais que les ordres reçus ont été de les faire partir.
Billets : La convention internationale pour la prévention et la répression du crime de génocide impose, si on a connaissance d’un
génocide et si on est capable d’intervenir,
de stopper les actes et d’arrêter les auteurs.
Quand vous avez été envoyé au Rwanda,
fin juin 1994, le génocide des Tutsi est
presque achevé. Il était bien connu des
décideurs français. Selon le général
Lafourcade, son ordre d’opération du 25
juin 1994 se réfèrait à « un génocide
perpétré par certaines unités rwandaises et
par des miliciens hutus à l’encontre de la
minorité tutsi ». Aviez-vous
entendu évoquer
ce génocide, et l’obligation qui en découle ?
Non. Je m’en serais souvenu, car je
revenais du Cambodge, où on parlait de
génocide tous les matins. A cette époque,
en Afrique on avait tendance à facilement
utiliser le mot de génocide. Je me
souviens bien que dans l’opération
Turquoise on parle de « massacres de
grande ampleur » et pas de génocide
(bien que Juppé ait utilisé ce mot
auparavant).
Il y avait aussi une confusion totale sur
les auteurs des massacres. On ne parle
pas du rôle qu’y joue le Gouvernement
Intérimaire : on l’appelait « gouvernement
rwandais », et je croyais que c’était la
suite légitime du gouvernement
Habyarimana, tout aussi légitime, qu’on
avait soutenu auparavant. Pendant ces
vingt ans écoulés, j’ai cru en effet que les
autorités françaises ne connaissaient pas
les responsabilités du Gouvernement
Intérimaire et de ses Forces Armées qui
massacrent systématiquement les civils
tutsi. Ce n’est que récemment que j’ai
appris que la DGSE a bien informé le
gouvernement français, semaine après
semaine, et que déjà début mai 1994 ils
recommandent, pour ne pas être accusés
de complicité de génocide, de se
désolidariser de ce Gouvernement
Intérimaire.
Quelles explications vous a-t-on
fournies
à votre départ ?
Un officier est responsable de ses actions
et des ordres qu’il donne, donc il doit
savoir le contexte de sa mission.
Normalement, avant toute opération, on a
toujours un briefing par le ministère des
Affaires Etrangères, avec des
explications poussées sur le contexte.
Cette mission au Rwanda, on a bien senti
sur place qu’elle était complexe et
ambigue : pourquoi donc est-ce
la seule
mission où je n’ai pas eu de briefing ?
Il y a nécessairement dû avoir une
décision politique de haut niveau de ne
pas nous briefer. Sinon c’est clair qu’on
aurait refusé d’aller combattre le Front
Patriotique (qui arrêtait le génocide) et
qu’on aurait arrêté les Forces Armées
(qui y participaient). Ne serait-ce
que parce qu’on aurait eu peur de se retrouver
ensuite devant un Tribunal Pénal
International.
Or j’ai reçu successivement deux ordres
d’opération (tous deux annulés avant
d’être réalisés) : le 22 juin, d’aller vers
Kigali ; le 30 juin, d’aller stopper par la
force le Front Patriotique à l’Est de la
forêt de Nyungwe. Cela donnait un
message de soutien de fait aux Forces
Armées et au Gouvernement Intérimaire.
Comment s’est passé votre départ au
Rwanda ?
Je suis alerté le 22 juin 1994, pour un
départ dans la demi-heure.
L’ordre est de
réaliser un raid sur Kigali, ce qui justifie
ma présence, puisque ma spécialité est
d’aller près du front pour désigner aux
avions les cibles des frappes aériennes.
Je pars d’Istres le 23 juin, mais les
pilotes ukrainiens font grève pour leur
salaire. Dans l’improvisation, nous
arrivons en Boeing 747 au Gabon le
24 juin, puis en Hercule à Goma le
25 juin au soir. L’aéroport est quasiment
vide.
Comment commence votre mission ?
A Goma, l’ordre d’opération est annulé.
Curieusement, un officier vient le
reprendre à chacun, individuellement, en
vérifiant que personne ne garde la
moindre feuille. Notre matériel a été
dispersé, il est arrivé en Centrafrique et
au Tchad ; il faut trois jours pour le
rassembler. Nous arrivons à Bukavu le
28 juin, en fin d’après-midi.
On peut
considérer que notre unité, la compagnie
de combat du 2°REI, est alors disponible
dès le 29 matin. Je ne sais pas aux
ordres de quel état-major
elle est à ce
moment-là,
puisque l’Etat-Major
Tactique "Sierra", du lieutenant-colonel
Hogard, n’est pas encore arrivé. L’unité
est en état, opérationnelle (il ne lui
manque que ses munitions de mortier de
81).
Du 27 au 30 juin, à Bisesero, des rescapés
tutsi sont massacrés alors que des soldats
français stationnent à 5 km de là. Ils
n’interviennent pas, ce que le général
Lafourcade et d’autres justifient de
différentes façons. Par exemple : « nous
n’avions pas assez d’hommes », ou bien
« on ne pouvait pas envoyer les soldats
pour qu’ils se retrouvent nez a nez avec le
FPR, car alors, ç’aurait été une catastrophe
diplomatique mondiale ». Pensez-vous
que vous auriez pu intervenir à Bisesero avant
le 30 juin ?
Techniquement, notre unité aurait pu
intervenir à Bisesero, mais elle n’en a
pas la mission, et n’a pas connaissance
de cette situation. Nous avons très peu
d’échanges avec les forces spéciales (le
COS) dont l’Etat-Major
est pourtant juste
à côté de nous, sur cet aéroport de
Bukavu. Le 29 juin, notre unité n’a
aucune mission, et attend en se
réservant. Le 30 juin, elle reçoit la
mission de stopper le Front Patriotique à
l’Est de la forêt de Nyungwe, sur la seule
route d’accès à la forêt.
Vous avez témoigné que vous avez failli
combattre le FPR...
Le 1er juillet au matin, juste avant le lever
du soleil, donc vers 5h30, tout est prêt : les
hommes sur place, les avions en l’air au-dessus
du lac Kivu, n’attendent que mon
signal. Je monte dans l’hélico qui décolle
au lever du soleil. Mon hélico a déjà
décollé quand un officier de l’EtatMajor
du COS vient nous faire atterrir en urgence
et annule toute l’opération. Cela veut dire
qu’il y a eu un ordre politique, de très haut
niveau, qui a dû être donné au dernier
moment (vers 5h du matin à Paris, puisque
l’heure française est la même que l’heure
rwandaise). Il a donc dû résulter d’un long
débat nocturne, suscité par une des (rares)
personnes qui à Paris sont informées de
cette opération.
Un des pilotes d’avion, que je ne
connaissais pas, est venu récemment me
confirmer tout ceci, avec de nombreux
détails précis. Il ajoute qu’un contrôleur
aérien lui a dit que l’ordre d’annulation
serait venu du PC Jupiter, donc de
l’Elysée, et non de l’Etat-Major
(COIA) comme il se devrait, ou à la rigueur du PC
Turquoise. Cela confirmerait qu’il y a eu
un débat politique au plus haut niveau. Il
faudrait vérifier cette information, trouver
quels sont les acteurs du débat, savoir
quels arguments ont fait pencher la
décision. On verrait alors qui a décidé de
quoi dans Turquoise, et avec quelles
intentions.
Que faites-vous alors, début juillet ?
La mission devient une mission
humanitaire. Moi, qui suis chargé de
guider les frappes aériennes, je ne peux
plus y jouer de rôle. Pour m’occuper
utilement, j’extrais des rescapés, environ
100 à 150 entre le 1er juillet et le 5 août.
On avait les moyens de neutraliser ou
d’arrêter les Forces Armées et le
Gouvernement Intérimaire. Or,
délibérément, on ne fait rien contre eux.
Pourtant, ce sont eux qui déclenchent
l’exode : les réfugiés que j’interroge au
passage de la frontière à Bukavu ne parlent
pas du Front Patriotique, et expliquent
bien que des hommes en armes leur ont dit
de partir.
Quand rejoignez-vous le lieutenant-colonel Hogard ?
Hogard demande en vain du renfort en
France et, le 10 juillet, je suis détaché
auprès de lui. Je vois passer les réfugiés
avec leurs armes et on ne les désarme pas
(contrairement à ce que j’avais fait
auparavant au Cambodge). Je taraude
Hogard pour qu’il obtienne l’ordre de
désarmer. Vers le 12 juillet (peut-être
le 11
ou le 13), Hogard obtient cet ordre, puis
met en place des checkpoints
de
désarmement à la forêt de Nyungwe et à la
frontière de Bukavu. Les armes sont
amenées à Cyangugu, comptées et
enregistrées par les prévôts de la
gendarmerie.
Confirmez-vous
votre témoignage selon
lequel l’armée française a réarmé les Forces
Armées au Zaïre ?
Un jour, le lieutenant-colonel
Jean-Louis
Laporte, adjoint de Hogard, me dit :
« Occupez ces journalistes car on a un
convoi d’armes qui part vers le Zaïre, ils
ne doivent pas le voir ». C’est entre le 15 et
le 30 juillet (je crois me souvenir que c’est
probablement après le 17 juillet, mais je
n’ai pas la date exacte dans mes notes).
Je suis désarçonné, car justement on
désarmait les FAR ! Je parle à
20 journalistes, pendant que derrière eux
passent 5 à 10 camions portant des
conteneurs maritimes.
Le soir, le débriefing est houleux. Hogard
m’explique en substance : « Ancel, on a eu
un débat compliqué, on a décidé de rendre
les armes aux Forces Armées, car on doit
leur donner un signe d’apaisement. Ils
sont des dizaines de milliers et s’ils se
retournent contre nous, on est dans une
mauvaise situation ».
Laporte ajoute : « Et aussi, on leur paie
leur solde, pour ne pas qu’ils pillent ». A
ce propos, je précise que dans un
témoignage récent, j’avais supposé qu’il
s’agissait de dollars, car c’était la monnaie
que nous utilisions en opérations sur ce
théâtre ; mais cette précision n’a pas été
fournie par Laporte, c’est une déduction
personnelle. Ce que je voulais dire, c’est
que c’était forcément en liquide.
Qu’y avait-il
dans ces conteneurs ?
J’ai vu des conteneurs, pas leur contenu. Si
ça avait été humanitaire, on ne m’aurait pas
demandé de détourner l’attention des
journalistes. Pour essayer de démentir
mon témoignage, Hogard vient de faire
remarquer que ça ne pouvait pas être des
armes confisquées, car il n’y en avait pas
tant. Effectivement, si on en a ramassé
quelques centaines ou un millier par jour,
ça fait au maximum une ou plusieurs
dizaines de milliers d’armes.
J’ai ainsi réalisé que c’était
vraisemblablement des armes livrées par
la France aux Forces Armées, que la
France ne voulait pas voir récupérées par
le Front Patriotique. Surtout si on pouvait
identifier leur provenance : non par les
armes elles-mêmes,
qui n’étaient
probablement pas issues des stocks de
l’armée française, mais par tel ou tel
document oublié dans ou sur un conteneur.
C’est cohérent avec le fait qu’un ancien
officier Rens [renseignement, NDLR] de
Goma m’a indiqué qu’il y avait eu des
"blackouts"
sur l’aéroport de Goma, c’est-à-dire
des évacuations partielles de
l’aéroport pour pouvoir faire des
déchargements discrets d’avions : certes,
ça attire l’attention, mais au moins peu de
personnes voient.
La conséquence est que les armes sont
arrivées dans les camps de réfugiés civils,
ce qui les a transformés en bases
militaires. C’est le plus grave de ce qu’a
fait la France pendant cette période, c’est
indéfendable.
Etes-vous avec le lieutenant-colonel
Hogard à Cyangugu quand des membres du
Gouvernement Intérimaire y arrivent ?
Je n’étais pas un témoin oculaire, mais
Hogard nous faisait un briefing de la
situation chaque jour, donc j’ai été très
bien informé. Selon Hogard, il a reçu
l’instruction stricte de leur dire « vous êtes
persona non grata, dégagez, demain, vous
n’êtes plus là. » Ca a créé des tensions, les
membres du Gouvernement Intérimaire
ont été surpris, ils s’attendaient à plus de
complaisance de la part de Turquoise.
Mon point de vue est qu’on aurait dû les
arrêter, car en plus du génocide, on avait
vu de nos propres yeux qu’ils provoquaient
l’exode. On pouvait facilement le faire
techniquement, dix légionnaires
suffisaient face à ces "soldats" qui ne
savaient que massacrer les civils. Or on
leur dit de partir, les directives ne sont pas
de les arrêter. Pour moi, c’est inacceptable.
Propos recueillis par François Graner et Mathieu Lopes, relus par Guillaume Ancel