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Guillaume Ancel : « il faut rechercher les éjecteurs des missiles »

rédigé le 8 septembre 2014 (mis en ligne le 12 septembre 2014) - François Graner, Guillaume Ancel, Mathieu Lopes

Le 6 avril 1994, l’avion du président rwandais est abattu par un missile, ce qui est considéré par beaucoup comme le signal de déclenchement du génocide des Tutsi. Vingt ans après, les juges français chargés de l’instruction sur cet attentat ont indiqué courant juillet 2014 qu’ils ne peuvent pas en déterminer les auteurs. Guillaume Ancel, ancien capitaine de l’armée française dans l’opération Turquoise (cf. Billets n°237, juillet-août 2014), apporte de nouveaux éléments.

Billets : Quelles sont vos compétences
sur les missiles ?

En 1989-90,
j’ai participé aux tests
opérationnels du missile antiaérien
français (Mistral), avec les meilleurs
spécialistes de l’armée de terre et les
industriels ; nous en avons tiré une
trentaine. En 1995-97,
j’ai dirigé une des
unités Mistral les plus expérimentées de
la Force d’Action Rapide. De plus,
comme j’étais aussi spécialisé dans le
guidage des frappes aériennes, j’ai
dû rechercher comment les localiser et
les neutraliser.

Je me considère comme un utilisateur
expérimenté. Ma triple compétence en
tests, utilisation pratique et neutralisation,
est rare en France. Elle est
complémentaire de la vision technique
qu’ont les experts : j’ai testé concrètement
la différence entre ce qu’annonce le
constructeur et la réalité en opérations.

Selon vous, a-t-il été difficile d’abattre l’avion ?

Selon des témoins, deux missiles sont
tirés : le deuxième fait exploser le
réservoir de l’avion, qui s’écrase. L’avion
atterrit : bas et lent, il est plus facile à
abattre qu’en plein vol. Il est 20h30, il
fait nuit : cela améliore le contraste
entre les réacteurs chauds et le ciel
froid, ce qui facilite le guidage des
missiles. En revanche, la nuit gêne les
tireurs, car les manipulations sont
délicates et demandent un éclairage.
Il faut 1 à 2 tireurs par missile,
typiquement des militaires du rang
expérimentés, de 20 à 30 ans, de grade
allant de caporal à sergent-chef.

Ce sont des gens avec une excellente vue, une
bonne maîtrise de soi (calme et rigueur)
et qui se sentent protégés. Le chef
d’équipe est un senior, entre adjudant et
capitaine. En incluant les gens pour
alerter, guetter, se protéger
d’éventuels témoins (quitte à les
éliminer), on atteint 7 à 10 personnes.
La nuit tombe à 18 h, ils ont dû
s’installer ensuite, avec les missiles et
leurs accessoires dans au moins deux
pickup
pas trop voyants. Quatre
conditions sont nécessaires :

  1. Le bon état des missiles. Un missile est fragile et se périme en un an si son système de guidage n’est pas régulièrement balayé à l’argon ou à l’azote. Cette maintenance nécessite les moyens des industries de l’armement ou des organisations militaires d’Etat. Si on l’achète à un marchand d’armes, celui-ci doit avoir accès à de tels moyens, et il faut avoir confiance en lui.
  2. L’entraînement. Quand l’avion arrive, il n’est tirable que pendant 2 à 3 minutes. Il
    faut réagir, viser, accrocher, tirer, ce qui prend une trentaine de secondes. Et de toute façon, une fois qu’on a amorcé le tir, la pile de refroidissement n’est utilisable qu’une minute. Pour savoir enchaîner cette séquence de tir dans les temps, il faut avoir fait des dizaines de tirs sur simulateur. Malheureusement, en 1994, il y avait dans les pays de l’Est beaucoup d’équipes d’anciens soldats prêts à se vendre à n’importe qui, formés au tir de missile. Il suffisait de leur fournir une formation de quelques heures au modèle précis de missile utilisé.
  3. Plusieurs reconnaissances de jour. Il faut anticiper la trajectoire de l’avion et le moment du tir. Il faut vérifier la possibilité d’accéder et de repartir, l’absence d’obstacle dans l’axe du tir, la visibilité réelle. L’endroit autour des tireurs doit être dégagé, à cause des flammes au lancement, dangereuses en cas de retour contre un obstacle.
  4. Un dispositif d’alerte fiable. Il doit identifier la bonne cible et prévenir de son arrivée avec une précision de l’ordre de la minute. C’est crucial pour épauler et tirer dans une "fenêtre de tir" qui ne dépasse pas quelques minutes, surtout de nuit où il est impossible d’évaluer les distances. L’alerte a dû venir de la tour de contrôle ou du groupe qui accueillait le président, voire de quelqu’un qui les écoutait.

Quel type de missile a été utilisé ?

On n’en est pas sûr. Des témoins ont vu
des traces lumineuses continues du sol à
l’avion. Il s’agit de missiles propulsés en
permanence, comme le Stinger américain,
ou le SAM16 du pacte de Varsovie.
Cela exclurait le Mistral, propulsé
seulement sur quelques centaines de
mètres, ce qui est une fraction des
quelques kilomètres parcourus.

Cela n’indique pas qui a tiré. Tous ces
types de missiles ont circulé. Après 1989,
les stocks de SAM16 se sont retrouvés
sur le marché international des armes, et
en 1994 plus de 50 pays en disposaient.

Que peut-on dire du lieu du tir ?

Pour abattre l’avion à l’atterrissage, on
peut se mettre près de la piste, et le tirer
par l’avant. Ou bien l’attendre de
travers et le tirer de côté ; voire de
l’arrière, quand il est déjà passé. Les
missiles disponibles en 1994 permettent
techniquement ces trois choix. Leur
guidage est optimum pour un tir 3/4
avant, qui est aussi le plus facile pour
les tireurs (l’avion apparaît presque
fixe), et évite que l’avion visé ne vienne
s’écraser sur vous ! Il faut s’assurer que
la trajectoire du missile fera plus de
500 mètres, car l’accélération au
démarrage est si puissante qu’elle
empêche le guidage.

J’ai lu avec attention l’expertise balistique
demandée par les juges français.
Techniquement, le rapport est très complet
et remarquablement argumenté. Sa force
repose sur la combinaison de multiples
expertises et facteurs : caractéristiques de
l’avion, performances des missiles de
l’époque, analyse des trajectoires de l’avion
et des missiles (et leur anticipation par les
tireurs), angles de vision, caractéristiques
de l’impact et de la chute. Il tient même
compte de la capacité des SAM16 à se
décaler de 3 mètres en avant du point le
plus chaud (qui est à la sortie du réacteur),
pour bien exploser sur l’avion lui-même
et pas dans son sillage.

Par ailleurs, cette expertise est
compatible avec la chronologie des
témoignages auditifs et visuels, et avec
mon expérience opérationnelle. Ses
détracteurs ont souligné que le pilote, ayant vu le 1er missile, a peut-être tenté
une manoeuvre d’évitement du
2ème missile en changeant brutalement de
direction, ce qui changerait considérablement
les trajectoires et l’impact. Après
un examen minutieux des hypothèses
réalistes de tir et d’évitement, je confirme
que les conclusions de l’expertise restent
pertinentes : il est extrêmement probable
que les deux missiles ont été tirés en 3/4
avant, depuis le camp militaire ou ses
abords immédiats.

Le commandant de Saint-Quentin loge dans ce camp militaire. A 20h45, il va
enquêter sur l’épave de l’avion, qui (selon un document du général Rannou, publié en partie) était équipé de deux boîtes noires. Son rapport n’a pas été publié. Quels indices peut-on espérer sur le lieu de l’épave ?

Sur les lieux de l’épave, il y a peu
d’indices immédiats à attendre, car
l’explosion du réservoir a dû éparpiller ce
qui aurait pu rester du missile. On peut
prendre des photos pour comprendre
comment s’est passée la chute. S’il y avait
des boîtes noires, l’enregistreur des
paramètres de vol révélerait une
éventuelle manœuvre d’évitement, et le
moment où le pilote a perdu le contrôle
de l’avion. L’enregistreur des voix
pourrait indiquer si le pilote a réagi au
1er missile. Il confirmerait aussi si,
comme l’indiquent des témoins, la tour de
contrôle a demandé avec insistance au
pilote "Qui est dans l’avion ?", ce qui
suggère qu’elle aurait alerté les tireurs.

Si Saint-Quentin
a été professionnel, ce
dont je ne doute pas, il a dû bien chercher
les boîtes noires. Nous nous sommes
croisés il y a peu de temps à un dîner. Je
venais de lire l’expertise. Il a opiné du
chef à ce que j’ai dit sur l’attentat : le lieu
du tir est près du camp militaire ; il ne
s’agit pas de Mistral ; l’équipe est
entraînée et équipée, avec une
reconnaissance et une alerte. Il n’a rien
contesté, mais quand on a parlé de son
arrivée sur les lieux de l’épave, il s’est
fermé comme une huître. Il en sait
manifestement beaucoup. S’il est maintenant
général et commande les forces
spéciales, c’est qu’il sait aussi se taire.

Quels indices peut-on espérer sur le lieu du tir ?

Plusieurs semaines après l’attentat, des
tubes de missiles sont apparus sans
témoignage fiable de l’origine et des
circonstances de leur découverte. C’est
une mise en scène ridicule. Le matériel
est très encombrant et repérable : les
caisses de transport, les tubes vides, les
bouchons d’extrémité, les piles/batteries
(plus celles de rechange), les poignées de
tir, et sans doute des missiles de
réserve. Une équipe entraînée emporte
tout ; sauf si les tireurs sont à moto ou à
pied, ou bien partent paniqués, auquel cas
ils laissent tout et pas seulement les tubes !

Sur le lieu du tir, la seule pièce à
conviction envisageable pour ce type de
missiles portables, c’est l’éjecteur. Il s’agit
d’un petit propulseur métallique qui, pour
éviter de brûler le tireur, éjecte hors du
tube le missile avant son allumage
proprement dit. Il tombe à quelques
dizaines de mètres devant le tireur, sans
se casser, et peut s’enfoncer dans le sol.
Pour un tireur qui veut s’éloigner
rapidement alors que le tir a attiré
l’attention, il est hors de question de le
rechercher dans l’herbe, surtout de nuit.
Les deux éjecteurs y sont peut-être
toujours depuis vingt ans. Les rechercher
au détecteur de métaux donnerait accès au
type exact des missiles et à leur numéro
de série, voire au pays fournisseur et au
contrat d’achat.

Selon vous, qui a commandité et exécuté les tirs ?

Cette opération me semble très professionnelle,
ne venant pas d’un groupuscule
hors de contrôle. C’est bien une "partie
prenante
" qui l’a planifiée, préparée et
conduite, soit avec une de ses équipes
entraînée à dessein, soit en recrutant des
mercenaires. Avec le soutien de services
secrets assez puissants pour que l’opération
ne soit pas bloquée ou éventée.

L’équipe de tir avait des complicités
fortes avec les autorités militaires
rwandaises, surtout que l’expertise
indique que le tir vient du camp militaire
ou de ses environs. Ce secteur était très
surveillé par les soldats rwandais : seuls
eux et leurs amis y avaient accès et
surtout pouvaient y stationner le temps
suffisant. Selon moi, il faut chercher les
commanditaires du côté des militaires
rwandais, des extrémistes hutu et de ceux
qui les soutiennent.

Des services secrets puissants qui
soutiennent les extrémistes hutu ? Quels
éléments pourraient, selon vous, pointer
vers une éventuelle implication française ? La mort non élucidée, peu après
l’attentat, du gendarme français qui faisait
le relais radio entre l’ambassade, l’aéroport
et le camp militaire ?

Oui, s’il a pu entendre quelque chose. Le
mutisme de Saint-Quentin
et la
disparition des boîtes noires sont aussi
troublants. Il est probable qu’un service
efficace comme la DGSE ait décelé des
préparatifs (acquisition des missiles,
préparation de l’équipe de tir,
planification de l’opération) et en ait
informé les plus hautes autorités de l’Etat
français. La suite, ou plutôt l’absence de
réaction, est du ressort soit d’une
négligence, soit d’une décision politique.

L’opposition de certains officiers français
aux accords d’Arusha pourrait les placer
parmi les personnes qui ont un motif de
demander l’autorisation de réaliser cet
attentat. Normalement, pour utiliser des
missiles, surtout pour une opération
sensible, il faut des autorisations croisées.
Dans un cas aussi particulier, j’imagine
qu’il aurait fallu vraiment qu’un
responsable politique de très haut rang le
laisse commettre, voire l’organise.

Techniquement, les forces spéciales
françaises étaient capables d’exécuter
l’attentat. L’armée française avait des
Stinger, et quelques exemplaires de
SAM16 achetés en 1989-91
(à des
officiers des pays de l’Est) pour les
comparer au Mistral.

Selon moi, cela comporterait un trop grand
risque que des Français soient vus,
reconnus et arrêtés, voire deviennent
bavards plus tard. Des mercenaires des
pays de l’Est seraient plus faciles à faire
taire et disparaître, ou à désavouer en cas
d’échec. Le scénario dont je suis
convaincu, c’est que les militaires
extrémistes hutu ont payé des SAM16 et
des mercenaires entraînés pour commettre
l’attentat depuis la zone du camp militaire.

Propos recueillis par François Graner et Mathieu Lopes, relus par Guillaume Ancel.
Sur ce thème, voir aussi son blog.

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