Survie

Françafrique et globalisation

(mis en ligne le 3 octobre 2014) - Billets d’Afrique et d’ailleurs...

Thomas Noirot est un des quatre auteurs de la partie du livre consacrée aux entreprises françaises en Afrique. Il revient sur leur démarche, et sur la déclinaison françafricaine de la mondialisation, entre concurrence mondiale et transnationalisation des firmes.

Billets d’Afrique : Puisqu’il s’agit d’une actualisation de l’analyse de la Françafrique, pourquoi êtes-­vous repartis de l’époque coloniale ?

Nous repartons de faits anciens pour deux raisons : pour rappeler, bien sûr, l’héritage historique et l’ancrage particulier des entreprises françaises en Afrique francophone ; mais aussi et surtout pour insister sur la complexité de la relation public/privé. On parle souvent de l’administration coloniale au service des intérêts privés, ce qui est bien sûr vrai, mais il est important de rappeler que, symétriquement, les intérêts privés étaient aussi mobilisés au profit du projet colonial, d’un idéal de domination en quelque sorte. La période charnière des indépendances illustre cette dialectique, avec des stratégies explicites de maintien d’influence française grâce à l’emprise économique de l’ex-métropole – mais aussi par le biais des entreprises, pas uniquement des institutions publiques comme le Franc CFA, l’aide au développement et le piège de la dette. A l’heure actuelle, on retrouve les ingrédients de ce mélange dans les discours fumeux sur l’influence française, où la diplomatie se place au service « de l’emploi » (en réalité, des employeurs) mais où le rôle de maillage économique des entreprises françaises est également mis en avant comme un levier d’influence politique.

Vous revenez sur la concurrence internationale, notamment celle de la Chine, est-­ce pour dire qu’on en fait trop à ce sujet ?

Plutôt qu’on l’instrumentalise. Car en dépit des sérieuses précautions qu’il faut prendre avec les statistiques officielles, brouillées par les participations croisées et les montages financiers dans les paradis fiscaux, la baisse globale des parts de marché françaises en Afrique est avérée. Mais d’une part, les entreprises françaises sont encore en tête dans la plupart des pays du pré carré françafricain, même si la concurrence s’y est aussi développée. D’autre part, dans la mesure où le « marché » africain est devenu nettement plus important qu’il y a quinze ans, des parts relativement plus petites sont tout de même synonymes de chiffres d’affaire plus importants dans l’absolu, et il en est a fortiori de même pour les profits. Donc la concurrence n’empêche pas nécessairement les entreprises françaises de gagner en Afrique plus d’argent aujourd’hui qu’hier. Au final, le chiffon rouge de la « Chinafrique », utilisé pour caractériser une relation qui est surtout économique (alors que la Françafrique est aussi et surtout politique et militaire), est un prétexte bienvenu pour légitimer un discours désormais complètement décomplexé sur le positionnement de la France dans le pillage généralisé de l’Afrique, vu comme une opportunité pour sortir l’économie française de la crise.

N’est­-ce pas contradictoire de souligner la dénationalisation des grandes firmes tout en continuant à parler d’entreprises françaises ?

Nous insistons en effet sur la transnationalisation des entreprises, qui peut mener à une forme de « dénationalisation », dont l’archétype est par exemple l’entreprise de courtage Glencore, qui investit et désinvestit dans différents pays au gré d’une stratégie financière débarrassée de toute attache « nationale », y compris vis à vis de la Suisse où la firme a son siège. Le recours à de complexes montages financiers dans les paradis fiscaux, judiciaires et réglementaires, est essentiel à cette transnationalisation et brouille les statistiques officielles (y compris pour la Chine, d’ailleurs). Mais pour autant, toutes les entreprises ne sont pas des Glencore ! Si en France on trouve des firmes qui tendent progressivement vers ce « modèle » comme Axa, ou comme Total pour un exemple plus connu en Françafrique, il reste aussi beaucoup d’entreprises bien moins avancées dans ce processus lié à la mondialisation, notamment celles basées sur un contrôle « familial » du capital. Finalement, il nous a semblé que le meilleur moyen pour souligner à la fois ce processus (une « déclinaison françafricaine » de la mondialisation) et l’écart qu’il peut exister entre des firmes comme Total d’un côté, et d’autres comme Somdiia ou Castel à l’opposé, c’était de proposer une typologie. Celle­-ci cherche à refléter l’importance de la Françafrique dans la stratégie de la firme.

En revanche, pour des firmes que nous qualifions « d’héritières », comme Castel ou la Compagnie Fruitière, la Françafrique semble être une condition essentielle au maintien de leurs profits. Ça ne veut pas dire, hélas, qu’elles sont les seules à avoir un intérêt dans le maintien au pouvoir de régimes criminels : Total aussi, mais son existence n’en dépend pas.

Et des entreprises « emblématiques » comme Areva ou Bolloré ?

Areva est pour nous une exception, un type d’entreprise française unique : c’est en effet la seule dont les capitaux sont majoritairement publics, qui intervient en Afrique. Si elle était privatisée, comme il en était question sous Sarkozy, il nous semble qu’elle se rapprocherait du type des entreprises globalisées : la diversification de ses approvisionnements (Kazakhstan, Canada..) fait que des arbitrages sont désormais possibles, même si le Niger représente encore une source importante d’uranium pour elle. Si la situation y devenait intenable, elle pourrait donc peut­-être s’en passer ; mais pour le moment, elle a intérêt à y sécuriser ses positions.

Bolloré, icône françafricaine, c’est un peu l’entreprise en mutation : plus tout à fait une héritière (ses implantations en Afrique dépassent largement le champ d’influence française), pas encore une firme globalisée (les pays du pré carré ont encore trop de poids dans sa stratégie industrielle pour qu’elle puisse prendre le risque de s’en passer).

Cette mutation est­-elle un progrès par rapport aux formes « anciennes » de Françafrique ?

Non. Que des multinationales s’affranchissent de toute attache nationale n’est pas une bonne nouvelle, ça ne les rend que plus puissantes. Et au travers de ces différents exemples, on voit bien que cette typologie est indépendante de la capacité de nuisance pour les populations concernées : de Somdiia à Total en passant par Bolloré, toutes ces entreprises sont concernées par des scandales, de graves accusations de pollution et d’atteintes aux droits des travailleurs et des riverains, dans des pays où la corruption est reine parce qu’il y a de puissants corrupteurs. Ça, c’est hélas un invariant de la Françafrique, même si ça ne lui est pas spécifique.

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 239 - octobre 2014
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