Initiée sous le prétexte d’éviter un « bain de sang », cautionnée par la CEDEAO et validée a posteriori par l’ONU, officiellement soucieuse de « neutralité », l’opération Licorne en Côte d’Ivoire était censée illustrer l’exemplarité des nouvellesmodalités d’intervention de l’armée française en Afrique. Les événements sanglants de novembre 2004 ont pourtant confirmé une solide tradition françafricaine : diplomatie parallèle, coups tordus et crimes impunis.
DOSSIER Du bombardement de Bouaké au massacre de l’hôtel Ivoire : 10 ans de mensonges et d’impunité
Début novembre 2004, l’armée
ivoirienne lance une offensive sur
le nord du pays, sous le contrôle
depuis deux ans d’une rébellion qui,
malgré de multiples négociations ayant
débouché sur son entrée au gouvernement,
refuse tout désarmement.Au cours de cette
offensive, essentiellement aérienne, neuf
soldats français de la force Licorne et un
civil américain trouvent la mort dans un
bombardement. Dès lors, c’est l’escalade :
neutralisation des moyens militaires
aériens ivoiriens et occupation de
l’aéroport d’Abidjan par l’armée française,
importantes manifestations contre l’armée
française et exactions contre des expatriés.
La prise de contrôle d’Abidjan par la force
Licorne fera, en l’espace de quatre jours,
plusieurs dizaines de morts parmi les civils
ivoiriens. Les affrontements les plus
importants ont eu lieu à l’aéroport
d’Abidjan, devant la base militaire
française de Port-Bouët,
au niveau des
ponts qui enjambent la lagune Ébrié,
autour de l’hôtel Ivoire, mais aussi dans
l’intérieur du pays, notamment à Duékoué.
Opération « dignité »
Le 4 novembre 2004, l’armée ivoirienne
déclenche l’opération Dignité, de
reconquête militaire de la partie nord du
pays, occupée depuis la tentative de coup
d’État ratée de septembre 2002 par les
rebelles des Forces Nouvelles, et
sanctuarisée par la « zone de confiance »
instaurée par la force française qui sépare
les belligérants. Pendant deux jours, ni les
troupes françaises ni celles de l’ONU,
chargées de faire respecter le cessez-le-feu,
ne réagissent aux bombardements des
positions rebelles à Bouaké et Korhogo.
Le
Secrétaire général des Nations unies se
déclare seulement préoccupé de la
situation.
Selon des « responsables
militaires français », « l’attaque aérienne
a pris les troupes françaises par
surprise » (Le Monde, 05/11/2004). En réalité, le président Gbagbo a précédemment averti son homologue
français, les services français surveillent
depuis le 2 novembre les préparatifs du
camp loyaliste et le 3, les militaires
français présents à Bouaké sont prévenus
d’une offensive aérienne qui visera
exclusivement les Forces Nouvelles.
Un bombardement mystérieux
Le 6 novembre, l’un des deux avions
Sukhoï ivoiriens bombarde un
campement français à Bouaké, faisant
une quarantaine de blessés et dix morts,
neuf soldats français et un civil
américain. Paris ordonne alors la
destruction immédiate de la flotte
aérienne ivoirienne puis la prise de
contrôle d’Abidjan par les militaires
français. En réaction, les « jeunes
patriotes » favorables au président
Gbagbo organisent une campagne
d’intimidation des ressortissants français,
lesquels sont rapidement évacués, et la
population, craignant un coup d’État
contre Gbagbo, manifeste contre ce
déploiement militaire français. Ces
manifestations hostiles, mais désarmées,
sont violemment réprimées par les soldats
de Licorne.
A ce jour, on ne sait toujours
pas avec certitude qui a ordonné et pour
quelle raison le bombardement de Bouaké
à l’origine de cette chaîne d’événements.
Une seule chose est aujourd’hui
particulièrement limpide : depuis le
départ, les autorités françaises font
obstacle à la vérité.
« Jetés là comme des bêtes »
En conclusion d’un hommage national
dans la cour des Invalides, le président
Chirac promet aux neuf victimes
françaises du bombardement : « nous ne
vous oublierons pas ». « Nous leur
devons respect et gratitude », vient-il
d’expliquer. Pourtant en 2005, l’une des
mères d’un soldat décédé, découvre que
les dépouilles de deux militaires ont été
interverties dans les cercueils : « jetés
dans les sacs plastique tels qu’ils avaient
été trouvés sur le terrain : couverts de
sang, de poussière, vêtements déchirés,
sans être lavés ni habillés. "Jetés là
comme des bêtes", dira un témoin »
(SlateAfrique, 26/11/2012).
Si les soldats
français décédés ont été mis en bière à la
va-vite,
l’enquête, elle, traîne en
longueur. Le Tribunal aux armées de
Paris (TAP) n’a été saisi que deux mois
après les assassinats, au lieu des quelques
jours habituels. L’autopsie, obligatoire
dans ces circonstances, n’a pas été
réalisée et la France a refusé
l’exhumation des corps demandée par la
justice ivoirienne en janvier 2007.
Des mercenaires indésirables
Plus surprenant encore, c’est avec l’aval
des autorités françaises que les mercenaires qui ont procédé au
bombardement ont pu s’enfuir. Arrêtés,
non pas sur l’aéroport de Yamoussoukro,
mais plus tard à Abidjan, quinze
mercenaires slaves sont retenus quatre
jours par les forces spéciales françaises,
officiellement sans être interrogés, puis
exfiltrés dans un minibus à destination du
Togo, pour être réceptionnés par Robert
Montoya. C’est en effet cet ex-gendarme
de la cellule antiterroriste de l’Elysée,
reconverti dans la sécurité privée, qui a
fourni au président Gbagbo avions de
chasse et mercenaires slaves.
Manque de
chance, ces derniers sont arrêtés à la
frontière togolaise et le ministre de
l’Intérieur togolais, François Boko,
prévient les autorités françaises par voie
diplomatique normale et via les
correspondants de la DGSE (Direction
Générale de la Sécurité Extérieure).
Retenus pendant une dizaine de jours, ils
sont finalement expulsés à la demande
des autorités françaises.
Michèle Alliot-Marie,
alors ministre de la Défense a à
plusieurs reprises justifié cette inaction
devant la presse ou la justice. Elle affirme
notamment qu’un membre de son cabinet
lui a indiqué « qu’il n’y avait pas de base
juridique puisque pas de mandat d’arrêt
international » pour procéder à une
extradition des mercenaires. Interrogé à
son tour, « le conseiller juridique en
poste en 2004 au ministère de la Défense
a déclaré sous serment que non
seulement, il n’avait pas été consulté,
mais que s’il l’avait été, il n’aurait
certainement pas donné cette réponse »
(SlateAfrique, 5/12/2012), car plusieurs
bases juridiques existaient bel et bien.
La
ministre a également expliqué qu’on ne
pouvait savoir si les pilotes responsables
du bombardement de Bouaké faisaient
partie des mercenaires arrêtés. Or ces
derniers, Yuri Suschkin et Boris Smahin,
ont été parfaitement identifiés par les
services secrets français, qui ont filmé et
photographié 24h/24h les préparatifs de
l’offensive ivoirienne, comme l’attestent
les notes des services secrets
déclassifiées depuis. Et la photocopie de
leur passeport a été transmise aux
autorités françaises par le ministre
togolais… Ce n’est que quinze mois
après les faits que des mandats d’arrêt ont
été lancés contre des mercenaires qui
sont depuis portés disparus.
Les victimes oubliées
A l’époque des faits, seul le drame des soldats décédés
puis des expatriés évacués préoccupe les médias
français. Dès l’annonce de la destruction de la flotte
ivoirienne, on l’a dit, les jeunes patriotes, proches du pouvoir,
s’en prennent aux ressortissants français présents en Côte
d’Ivoire, ce qui était prévisible et conduit à organiser leur
regroupement pour un éventuel rapatriement.
A la Une du
Monde (14/11/2004), on évoque « des scènes de terreur et
d’horreur. Des blessés, des disparus, des corps blancs
décapités à la machette, des femmes violées ». Ces dernières se
compteraient par « dizaines », selon les sources militaires. En
réalité, trois plaintes pour viols seront enregistrées à Paris et
aucune mort française n’est à déplorer. Mais les vrais
massacres sont passés sous silence : ceux commis par les
militaires français contre des civils ivoiriens désarmés entre le
6 et le 9 novembre.
Propagande mensongère en Une du quotidien Le Monde, 14 novembre 2004. Rien, en revanche, sur les victimes de l’armée française.
L’après-midi
du 6 novembre, l’armée française lance
simultanément deux opérations : la destruction des moyens
aériens de l’armée ivoirienne et la prise de l’aéroport
international d’Abidjan. Près de Yamoussoukro, un cameraman
de la télévision ivoirienne est blessé par balle alors qu’il filmait
les représailles d’un hélicoptère français. À Abidjan, face aux
protestations du colonel de Revel, qui commande la base
militaire française et craint des vengeances à l’encontre des
ressortissants français, le général Poncet réplique « je veux des
morts ivoiriens » des
propos rapportés et confirmés lors du
procès dans l’affaire Mahé (du nom de cet Ivoirien étouffé dans
un blindé français, cf. Billets n°235, mai 2014). Il y en aura,
par dizaines !
Dans un livre récent, De Phnom Penh à Abidjan
(l’Harmattan, 2014), l’ambassadeur Gildas Le Lidec (en poste à
Abidjan à l’époque) raconte les regrets que le général Poncet
lui a confiés plus tard : « ne pas avoir obtenu l’autorisation de
Paris de bombarder le palais présidentiel pour régler le sort
de Laurent Gbagbo ». Le Lidec ajoute, en allusion à
l’intervention française qui mettra fin à la crise post-électorale
de 2011 : « La manoeuvre fut conduite sept ans plus tard ! ».
Ignorant ce qui s’est passé plus tôt à Bouaké et répondant aux
appels des jeunes patriotes à défendre le pays face aux
opérations de l’armée française, les Ivoiriens descendent
massivement dans les rues. Un lycée français est incendié.
Dans la nuit du 6 au 7 novembre, des milliers de manifestants
ivoiriens veulent traverser les ponts menant à l’aéroport et à la
base française voisine. Pour empêcher le franchissement des
ponts, les appareils du 6e RHC (régiment d’hélicoptères de
combat) de Nancy effectuent des tirs « sélectifs » (en quatre
jours, le 6e RHC tirera plus de mille obus de 20mm et
8 missiles HOT). Ceux qui passent les ponts se heurtent aux
barrages et aux chars des soldats français. Ces derniers tirent à
balles réelles et à la grenade, selon un rapport de l’ONG
Amnesty International. Les abords du camp français sont
protégés par des mines. Licorne ne maîtrisera l’aéroport que
tard dans la nuit, « en dépit de l’opposition d’une partie de la
population » écrit le colonel de Revel, qui évoque une « action
face à des non-combattants ».
Le lendemain, tandis que
l’armée française a pris le contrôle d’Abidjan, le président de
l’Assemblée nationale Mamadou Koulibaly dénonce sur
France Inter plus de 30 morts et 100 blessés par l’armée
française. À Paris, on entretient le flou. Le général Bentegeat
ne parle d’abord que de « pillards » puis reconnaît qu’on a
« peut-être blessé ou même tué quelques personnes » (Point de
presse, 7 novembre 2004). Quelques jours plus tard, la ministre
de la Défense minimise : « Il y a sans doute eu quelques
victimes ; nous ne le savons pas avec précision, car lorsque les
choses se passent la nuit, il est extrêmement difficile de savoir
ce qui se passe » (RFI, 10/11/2004). Selon un officier cité par
Libération, les militaires français auraient tiré « d’abord dans
l’eau, puis sur le pont, puis à proximité des manifestants »
(Libération, 1/12/2004). Le colonel Aussawy évoque « des
ricochets » : « un certain nombre de choses peuvent faire qu’il
puisse y avoir des victimes » (Canal+, 30/11/2004).
Mensonges en série
Les autres éléments du dossier suscitent
tout autant de déclarations contradictoires
et évolutives des autorités politiques et
militaires françaises. Ainsi le général
Bentegeat, ancien chef d’état-major
des
armées, affirme ne pas avoir participé à
un Conseil restreint de défense à l’Élysée,
normalement organisé en cas de crise.
Concernant la décision de détruire la
flotte ivoirienne, c’est, selon les sources,
tantôt Chirac, tantôt le chef d’état-major
des armées, tantôt le général Poncet lui-même
– à la tête de Licorne – qui en
aurait donné l’ordre. Quant aux boites
noires des deux avions ivoiriens
incriminés, personne n’aurait reçu
instruction de s’en préoccuper…
Plus rocambolesque encore, le récit de
l’arrivée en renfort des blindés français à
Abidjan depuis le nord du pays. Selon les
dépositions, sous serment, de Michèle
Alliot-Marie,
ceux-ci
devaient protéger la
résidence de France. Pour le colonel
Destremau, qui commandait la colonne, il
s’agissait de sécuriser l’Hôtel Ivoire – qui
avait servi la veille de lieu de
regroupement des expatriés français.
Pourtant, c’est devant la résidence du
président Ggagbo que les blindés vont se
retrouver. Une « erreur d’orientation »
selon Destremeau, d’abord imputée à un
problème de GPS, puis à un mystérieux
« guide » venu rejoindre les blindés en
hélicoptère, et dont la présence est
confirmée par le général Poncet
(JeuneAfrique.com, 12/11/2013).
Après
avoir stationné deux heures devant la
résidence présidentielle, la colonne aurait
retrouvé son chemin. Selon le carnet de
route du régiment de Bouaké, elle aurait en
réalité rejoint le camp militaire français
avant de retourner à quelques centaines de
mètres de la résidence de Gbagbo, devant
l’Hôtel Ivoire. Selon les comptes-rendus
de l’armée française, le mystérieux guide
pourrait être le général ivoirien Mathias
Doué, chef d’état major de Gbagbo,
limogé dans les jours qui suivront
(SlateAfrique, 5/12/2012).
L’ambassadeur
de France au Burkina, Francis Blondet,
reconnaîtra ultérieurement que le coup
d’État était une option « à portée de
main » mais qui a finalement « été
repoussée. (...) Pour certains, c’était une
façon de se courber, de se mettre à genoux
devant M. Gbagbo », précise-t-il
dans le
quotidien burkinabè Sidwaya
(28/02/2006), en allusion à ceux, côté
français, qui n’auraient pas digéré que le
coup d’État ne soit pas conduit à son terme.
Tentative de coup d’État ?
Devant la justice, certains officiers
s’interrogent ouvertement sur les
invraisemblances du dossier. Le général
Poncet lui-même,
qui commandait la
force Licorne, et qui affirme déplorer
qu’on lui ait ordonné de laisser filer les
mercenaires responsables de la mort de
ses soldats, évoque la possibilité d’une « bavure manipulée » (Médiapart, 09/11/2011). Dans le même temps, il est
mis en cause par Michèle Alliot-Marie
dans l’affaire Firmin Mahé, du nom de
cet Ivoirien assassiné par des soldats
français. Un « rideau de fumée » selon
l’avocat des militaires français partie
civile, Me Balan, qui remarque que
l’affaire « était connue depuis longtemps
par les autorités militaires et politiques »
et qu’elle n’a été révélée que le jour où
Le Monde traitait pour la première fois
sérieusement de l’affaire de Bouaké.
En 2010, Michèle Alliot -Marie est explicitement interrogée par la juge Michon sur l’hypothèse d’une manipulation :
« Un témoin affirme que
l’attaque du camp français est le résultat
d’une manoeuvre élyséenne, mise en place
par la "cellule Afrique", et dans laquelle
vous êtes directement impliquée, visant à
faire "sauter" le président Gbagbo. Cette
manoeuvre consistait à fournir à l’armée
de l’air ivoirienne une fausse information
sur l’objectif à bombarder (..) Le but
poursuivi par l’Élysée était de faire
commettre une erreur monumentale aux
forces loyalistes, afin de déstabiliser le
régime et de faire sauter le président
Gbagbo, que les Français voulaient
remplacer, peut-être
par un général
ivoirien réfugié à Paris (...), secrètement
ramené en Côte d’Ivoire par Transall, et
se trouvant dans l’un des blindés du
convoi qui s’est rendu jusqu’à la porte du
palais ».
Réponse de la ministre :
« Cela me paraît du pur délire ».
Le général
Malaussène, ancien adjoint de Poncet à la
tête de l’opération Licorne, ne cache pas
non plus ses certitudes : « Je pense qu’il y
avait un projet politique qui était celui de
mettre Ouattara en place et de dégommer Gbagbo (…) Je pense que la mouvance
Gbagbo est tombée dans un piège »
(Jeune Afrique, 12/11/2013). Une
conviction aujourd’hui partagée par
l’avocat des familles des militaires
décédés. Sans doute le piège n’allait-il
pas jusqu’à prévoir le sacrifice des
soldats français, comme l’affirme
SlateAfrique (26/11/2012) : « D’après le
scénario prévu, les Sukhoï de Gbagbo
auraient dû atteindre un local vide et
justement fermé ce jour-là
pour
"inventaire". Il n’était pas prévu que des
soldats iraient s’abriter derrière ».
« Une cellule d’infirmation » au ministère de la Défense
Au sujet de l’attitude des médias
français, le journaliste Paul Moreira
écrit que « toutes les rédactions
nationales avaient eu très vite en leur
possession les images explicites de la
télé ivoirienne » sur la tuerie de l’hôtel
Ivoire, « les journalistes français
présents sur place avaient bel et bien
enquêté ». Pourtant, en novembre
2004, seuls iTélé et Canal+ les
diffusèrent. La raison ? « une cellule
de communication de crise a été créée
au ministère de la Défense (…). À
chaque coup de fil, les spin doctors
infirment. Une cellule d’infirmation, en
quelque sorte, qui réussira à faire
valoir son point de vue jusqu’au tout
dernier moment ». Sur RFI
(29/07/2007), Moreira ajoute « on a
prouvé que le gouvernement mentait.
Dans un pays anglo-saxon,
la ministre
aurait été obligée de démissionner.
Nous sommes en France, où le
mensonge ne coûte rien sur le plan
politique ».
Raids blindés sur Abidjan
Le 7 novembre, trois colonnes blindées
de Licorne en provenance de Bouaké,
Man et Korhogo, en zone rebelle,
descendent pour renforcer le contrôle
d’Abidjan. D’après le témoignage du
sergent Douady, les ordres sont clairs :
« ouverture du feu sur toute personne qui
nous empêcherait de passer, civil ou
militaire ». À chaque village ou presque,
les convois sont ralentis par des barrages
de l’armée ivoirienne ou par des
manifestations. À Duékoué, Antoine
Massé, un journaliste ivoirien qui couvre
une manifestation visant à bloquer
l’avancée des soldats français partis de
Man, est tué comme trois militaires, un
policier, un douanier et deux autres civils.
On ne connaît pas le bilan de ces passages
en force à la mitrailleuse.
« On ne tue pas des soldats français impunément »
Les 8 et 9 novembre, après l’escale
« involontaire », devant la résidence
présidentielle de Laurent Gbagbo, la
colonne blindée venue de Bouaké
occupe l’Hôtel Ivoire, sous prétexte de
protéger les ressortissants français qui
ont pourtant déjà été évacués. Avant de
se retirer, ils ouvrent à nouveau le feu
sur la foule des manifestants.
L’état-major
français commence par affirmer
que les manifestants ont tiré les
premiers coups de feu (Le Monde,
10/11/2004), tandis que la ministre de
la Défense parle d’échanges de tirs
entre les gendarmes ivoiriens et les
civils (Conférence de presse,
10/11/2004). Le 13 novembre, le
général Poncet ne reconnaît que des tirs
de sommation en riposte à des tirs
venant de la foule et du haut de l’hôtel
Ivoire (pourtant occupé par les forces
françaises…). Le général Bentegeat
accuse à son tour la gendarmerie
ivoirienne d’avoir « cherché à se saisir
à un moment de nos soldats pour les
envoyer dans la foule », obligeant les
soldats français à « ouvrir le feu après
des tirs de sommation » (Canal+,
8/02/2005). Selon la ministre de la
Défense, les militaires auraient de toute
façon « toujours réagi dans le cadre
des règles », c’est-à-dire
« après des
tirs de sommation et des tirs de
dissuasion » et uniquement « en état de
totale légitime défense » face à une
foule « qui était armée, armée de
kalachnikov, armée de fusils à pompe,
armée de pistolets » (France 3,
1/12/2004).
Le 10 décembre 2004, le
colonel Destremau affirme cette fois
dans Libération que l’ensemble de ses
hommes n’aurait fait que des tirs
d’intimidation et que « seuls les
hommes des COS, et non les tireurs
d’élite du 6e, auraient visé certains
manifestants avec leurs armes non-létales », faisant référence au
Commandement des Opérations
Spéciales et à des snipers de l’armée
française en position au 6ème étage de
l’hôtel. En réalité, le Premier ministre
Jean-Pierre
Raffarin avait expliqué sur
France 2 au lendemain de la fusillade,
balayant la demande d’enquête du
président Gbagbo sur le bombardement
de Bouaké : « on ne tue pas des soldats
français sans que la riposte soit
immédiate. (…) On ne tue pas des
soldats français impunément ».
Des tirs en rafales
Si la version officielle est contrainte
d’évoluer, elle reste toujours éloignée de
la réalité, attestée par différents
témoignages, mais surtout par les images
tournées sur place (celles de Canal+ et
celles des télévisions ivoiriennes). Le
journaliste Paul Moreira les commente
dans son livre Les Nouvelles censures
(Robert Laffont, 2007) :
« À 15 heures,
les manifestants sont à moins de deux
mètres des blindés français. Certains
jeunes s’amusent, par défi, à aller
toucher le canon des chars. Ils sont
acclamés. À la suite d’un mouvement de
foule plus important que la caméra ne
parvient pas à capter, l’ordre de tirer est
donné. En une minute, les soldats
français brûlent 2000 cartouches. De
l’autre côté du dispositif, en surplomb
d’un bâtiment, les caméras de télévision
ivoirienne filment la scène. Des soldats,
bien campés sur leurs jambes, tirent en
rafales. Certains audessus
des têtes,
d’autres à tir tendu, le fusil au niveau de
la poitrine. Ils tirent sans même la
protection de leurs véhicules blindés, qui
sont rangés en rempart juste derrière
eux… Apparemment les soldats savent
qu’ils ne risquent pas de riposte. Quand
les tirs cessent les caméras ivoiriennes
continuent d’enregistrer : les victimes, la
terreur, la chair entamée par les balles,
une main arrachée, les os brisés par le
métal. “Qu’estce
qu’on a fait à la
France ?”, hurle un homme. Une image
choque particulièrement : un corps sans
tête. La boîte crânienne a explosé et la
cervelle s’est répandue autour d’elle. Ça
ne peut pas être une balle de fusil
d’assaut FAMAS. Le calibre est trop
mince. Un seul type de munitions est
capable de faire autant de dégât : la 12,7
millimètres. De celles qui équipent
certains fusils de snipers ».
Les douilles
de ces tireurs d’élite seront effectivement
retrouvées dans les chambres de l’hôtel
Ivoire après le départ des militaires. Dans
la précipitation du départ, les militaires
français ont aussi oublié à l’hôtel Ivoire
un ordinateur, comprenant des fiches sur
les personnalités civiles et militaires
ivoiriennes ou françaises, recensant
notamment celles qui seraient prêtes à
participer ou à soutenir un coup d’État…
(Canal+, 8/02/2005).
« Une défiance à notre armée »
Les autorités ivoiriennes parlent de
57 morts et 2200 blessés pour toute la
durée des événements, ordre de grandeur
corroboré par la Croix Rouge. « Outrance
et désinformation », selon la ministre de la Défense française. Le 30 novembre
2004, quelques heures avant la diffusion
d’un reportage sur Canal + qui montrera
les images des fusillades françaises, les
autorités françaises admettent une
« vingtaine d’Ivoiriens civils et
militaires » tués et plaident « la légitime
défense élargie » face à des « foules
armées » et dans une « situation insurrectionnelle » (Libération, 1/12/2004).
Le
terme d’« insurrection » paraît singulièrement
inapproprié, les manifestants ne
cherchant pas à renverser, mais au
contraire à défendre le pouvoir ivoirien en
place. À moins que l’ancienne métropole
se considère toujours comme l’autorité
légitime…
Le même jour, la Ligue
française des droits de l’homme (LDH) et
la Fédération Internationale des Ligues
des droits de l’homme (FIDH) demandent
à la France « de faire toute la lumière sur
les raisons pour lesquelles ses forces
d’intervention ont détruit l’ensemble des
moyens militaires d’un pays souverain
avec lequel elle n’est pas en guerre » et
« d’ouvrir dans les plus brefs délais une
enquête sur le comportement inadmissible
de ses forces armées et de poursuivre les
coupables de la sanglante répression
menée à Abidjan », notamment par le
biais d’une commission d’enquête
parlementaire. Cette dernière sera refusée
par Michèle Alliot-Marie
avec un
argument imparable : ce serait « une
défiance à notre armée » !… Le colonel
Destremeau s’est pourtant déclaré prêt à
témoigner devant une telle commission :
« pour l’honneur de mes soldats, qui se
sont remarquablement bien comportés
devant l’Ivoire, et parce que nous sommes
en démocratie » (Libération, 10/02/2004).
Pour une enquête internationale
La FIDH demande aussi au Conseil de
sécurité, dans un communiqué du
30/11/2004, « de saisir la Cour pénale
internationale (CPI) sur l’ensemble des
crimes perpétrés en Côte d’ivoire depuis
la tentative de coup d’Etat du
19 septembre 2002 » et « de mettre
immédiatement en place une Commission
internationale d’enquête indépendante
chargée de faire la lumière sur l’ensemble
des violences commises en Côte d’Ivoire
depuis le 4 novembre [2004] ».
Mais le
Conseil de sécurité se contente bien
entendu de couvrir l’action de la France.
La menace de saisir la CPI est un temps
agitée par un conseiller du président
Gbagbo et le président de l’Assemblée
nationale ivoirienne, Mamadou
Koulibaly, mais sans lendemain. Des
rapports sont néanmoins publiés : celui
d’Amnesty International, qui documente
toutes les violences, y compris celles des
militaires français, et celui d’une
expertise balistique fournie par l’Afrique
du Sud, tout aussi accablant.
Expertise sud-africaine et arrogance de l’Élysée
Dès le 9 décembre 2004, Thabo Mbeki arrive à Abidjan pour
mener une médiation de l’Union africaine. En guise de geste de
bonne volonté, il obtient de Laurent Gbagbo qu’Alassane
Ouattara pourra se présenter à la prochaine élection
présidentielle. Les deux présidents s’entendent et, dans le cadre
d’une assistance fournie par l’État sud-africain,
des experts
effectuent une « enquête sur les fusillades survenues en Côte
d’Ivoire en novembre 2004 ».
Dès lors, la diplomatie française
va torpiller la médiation de Mbeki. En janvier 2005, au cours
d’une conférence de presse à Dakar avec son homologue
sénégalais, Jacques Chirac critique vertement la médiation
sudafricaine,
concluant ironiquement qu’« il faut que Thabo
Mbeki s’immerge dans l’Afrique de l’Ouest pour comprendre sa
psychologie et son âme ».
Quelques mois plus tard, tandis que
la presse annonce la suspension de cette médiation, la
présidence sud-africaine
publie un communiqué (21/09/2005)
qui dément « les articles, apparemment basés sur les agences
de presse françaises, selon lesquels l’Union africaine et le
Conseil de sécurité ont décidé de demander au président
Mbeki d’arrêter la médiation de paix en Côte d’Ivoire. Il est
clair qu’il y a des forces décidées à perpétuer la
déstabilisation de la région. Il est en effet regrettable qu’une
part des médias français se soit prêtée à une telle campagne de
désinformation ». L’Agence France Presse (AFP) répercute
aussitôt le démenti, en omettant toutefois la mise en cause de la
France et de ses organes de presse.
Malgré tout, le rapport de
l’enquête sud-africaine
est rendu en janvier 2006 à la Côte
d’Ivoire. Dans la foulée, la presse annonce (26/01/2006) la
publication de mandats d’arrêt internationaux à l’encontre du
général Poncet et du colonel Destremeau. Entre temps, l’affaire
Mahé a éclaté et Poncet a été démis de ses fonctions. Mais
surtout, l’ambassadeur de France, André Janier, rencontre
Laurent Gbagbo le 27 janvier. Il en ressort deux éléments qui
ressemblent fort à un marchandage. Après un communiqué du
gouvernement ivoirien, il n’est plus question de mandats d’arrêt
internationaux mais tout au plus de commissions rogatoires. Ce
qui ressemble fort à une contrepartie est annoncé par
l’ambassadeur à la sortie de l’entrevue : malgré l’arrivée à
échéance du mandat des députés ivoiriens et la déclaration du
Groupe de travail international qui permet à la France d’exercer
des pressions sur la Côte d’Ivoire, l’Assemblée nationale
ivoirienne n’est pas dissoute.
Ce n’est qu’en 2011, après les nouveaux affrontements consécutifs à la tenue d’élections bâclées et organisées alors que le nord du pays était toujours contrôlé par
des chefs de guerre pro-Ouattara, que les juges de la troisième chambre préliminaire de la CPI ont autorisé le
Procureur à ouvrir une enquête sur les
événements consécutifs à l’élection
présidentielle ivoirienne de 2010. Mais
les juges ont également demandé que leur
soit transmise « toute information
supplémentaire à sa disposition sur des
crimes qui pourraient relever
potentiellement de la compétence de la
Cour et qui auraient été commis entre
2002 et 2010 ».
Mais à ce jour, ni l’action
des militaires français en 2004, ni même
les crimes commis par les partisans
d’Alassane Ouattara sous la rébellion de
2002 à 2011, ne semblent susciter un
intérêt débordant…
Une justice empêchée
En France, la justice a été officiellement
saisie de l’affaire du bombardement de
Bouaké dès le 10 novembre 2004, pour
l’ouverture d’une enquête de flagrance, et
les premières plaintes ont été enregistrées
à partir du 1er décembre. A ce jour, plus
d’une quarantaine de personnes se sont
constituées partie civile. L’affaire relevait
alors du Tribunal aux armées de Paris
(TAP).
Si les juges Brigitte Raynaud et
Florence Michon font preuve d’une
remarquable détermination pour parvenir
à la vérité, le procureur et le ministère de
la Défense se sont en revanche illustré
par une politique d’obstruction
systématique tout aussi remarquable. Le
parquet du Tribunal aux armées de Paris
s’est ainsi longtemps opposé à la
demande d’un mandat d’arrêt contre les
pilotes des Sukhoï au prétexte que leur
identité ne serait pas avérée. Au moment
de jeter l’éponge, la juge Raynaud
écrivait à la ministre de la Défense
Michèle AlliotMarie
pour expliquer sa
démission du TAP :
« Aucun concours
spontané ne m’a été fourni par les
services qui dépendent de votre autorité
(…). Aucun renseignement ne m’a été
fourni sur les raisons pour lesquelles les
mercenaires et leurs complices, identifiés
comme auteurs de ce crime avaient été
libérés sur instruction ou avec le
consentement des autorités françaises ».
Devant la caméra de France 3 (« Pièces à
conviction », 2/3/2007), la juge ajoute
« On ne les retrouvera jamais. Ou peut-être
morts ». Alors qu’il s’agit d’une
affaire dans laquelle les soldats français
sont victimes et non accusés, la
magistrate s’est aussi vu
systématiquement opposer le secret défense
sur les documents qu’elle
souhaitait voir examinés. Seules quelques
pièces parmi les moins sensibles ont été
déclassifiées, et de manière partielle. Pour
la première fois, le ministère a même
refusé la déclassification d’un document
contre l’avis favorable de la Commission
consultative du secret de la défense
nationale, qui doit systématiquement se
prononcer sur une telle demande mais
sans pouvoir de décision, qui reste entre
les mains du ministre de la Défense. Les
autorités françaises n’ont pas non plus
donné suite aux commissions rogatoires
adressées par des magistrats ivoiriens.
Quant à Robert Montoya, fournisseur des
mercenaires, il aurait, selon La Lettre du
continent (31/08/2006), bénéficié de la
promesse de l’Élysée de ne pas être
inquiété par la justice pour « vente
illégale de matériel militaire soumis à
autorisation » en contrepartie de son
silence dans cette affaire…
En 2011, le Tribunal aux armées ayant
disparu, l’affaire a été confiée au
Tribunal de grande instance de Paris. Aux
dernières nouvelles, l’instruction est
toujours en cours, dans les mains de la
juge Sabine Khéris.
Enfin en novembre 2012, une plainte a
été déposée par deux rescapés du
bombardement de Bouaké contre Michèle
Alliot-Marie pour « faux témoignage sous
serment » et « complicité d’assassinat »
devant la commission des requêtes de la
Cour de justice de la République,
juridiction politico-judiciaire,
composée
très majoritairement de parlementaires,
devant laquelle sont jugés (et
généralement blanchis) les ministres pour
des faits survenus pendant l’exercice de
leurs fonctions. Mais en avril 2013, en
dépit des mensonges à répétition de
Michèle Alliot-Marie,
la plainte a été
classée sans suite…
Règlements à l’amiable
Début 2010, le cabinet d’avocats canadien
Heenan Blaikie, agissant au nom de l’État
ivoirien (alors encore présidé par Gbagbo)
et des victimes de l’hôtel Ivoire, avait
transmis à l’Élysée une proposition de
règlement amiable. Elle avait été
transmise à Alliot-Marie,
devenue Garde
des sceaux. Quelques mois plus tard, il
était question de mettre sur pied un comité
franco-ivoirien
ad hoc. Mais depuis la
crise de 2010, l’éviction de Gbagbo et
l’installation d’Alassane Ouattara, le
dossier semble tombé aux oubliettes.
Ainsi, malgré les demandes ivoiriennes,
malgré les demandes des organisations de
défense des droits humains (FIDH, LDH
et Amnesty International), malgré quatre
demandes de commission d’enquête
parlementaire (deux ont été déposées le
01/12/2004, les deux autres les 26/10/2005
et 12/07/2011), les autorités françaises
sont finalement restées sourdes aux
demandes d’éclaircissements sur
l’intervention française en Côte d’Ivoire.
En juillet dernier, après la visite officielle
du président français en Côte d’Ivoire, la
Lettre du Continent note, parmi « les
dossiers que Hollande a zappés », la mort
des neufs soldats français à Bouaké, dont
on « commémorera le 6 novembre le
10e anniversaire » et fait passer un
message intriguant : « Selon nos sources,
François Hollande serait disposé à
étudier toute demande émanant des
familles de ces soldats [morts à Bouaké],
voire de leur avocat Jean Balan ».
On ignore la suite.
DOSSIER Du bombardement de Bouaké au massacre de l’hôtel Ivoire : 10 ans de mensonges et d’impunité