L’accusation portée contre le Front Patriotique Rwandais d’avoir commis l’attentat du 6 avril 1994, signal de déclenchement du génocide des Tutsi, constitue une pièce maîtresse du discours négationniste, comme du discours de légitimation de la politique menée au Rwanda par les autorités françaises. Dans ce contexte, l’instruction conduite par les juges Trévidic et Poux revêt une importance cruciale.
L’attribution de l’attentat au FPR permet de renverser les rôles : « si le FPR a commis l’attentat, alors il est responsable du déclenchement du génocide perpétré en réaction à l’assassinat du président Habyarimana ». Les extrémistes hutu, soutenus par les autorités françaises, se trouveraient ainsi exonérés de leurs responsabilités dans l’extermination d’un million de Tutsi et le massacre de milliers de Hutu opposés au génocide. La « colère spontanée » de la population hutu se livrant à des « représailles » pourrait continuer à être invoquée pour masquer la planification du génocide. Quant aux dirigeants français, ils n’auraient pas fait le mauvais choix en soutenant jusqu’au bout leurs alliés contre les « Khmers noirs » du FPR, décrits comme prêts à provoquer la mort des Tutsi de l’intérieur pour parvenir au pouvoir.
Cette fable négationniste repose sur un montage consistant à faire croire qu’un commando FPR infiltré a abattu l’avion du président Habyarimana depuis la colline de Masaka. Ce scénario a été réduit à néant par deux expertises balistiques qui retiennent comme lieu de départ des missiles le camp militaire de Kanombe, cantonnement en 1994 d’unités d’élite des Forces armées rwandaises. Il s’agit d’une expertise britannique remise en 2009 à la commission Mutsinzi, chargée par les autorités rwandaises de faire la lumière sur l’attentat, et d’une expertise française rendue publique en janvier 2012 et confirmée par la cour d’appel de Paris en mars 2013.
Ces expertises ont été étayées par les témoignages de trois médecins militaires belges et d’un officier français résidant au camp de Kanombe. L’officier français, Grégoire de Saint-Quentin, alors chef de bataillon, et aujourd’hui général commandant les forces spéciales, a indiqué aux juges qu’il avait entendu « les deux départs de coups assez rapprochés », estimant la distance à « entre 500 et 1000 mètres » de sa résidence : « C’était suffisamment proche pour que je croie qu’on attaquait le camp ». Il ne subsiste donc aujourd’hui aucun doute sur le fait que les missiles ont été tirés depuis le camp militaire de Kanombe, ce qui disculpe le FPR de Paul Kagame.
Les deux magistrats en charge de l’instruction, Poux et Trévidic, avaient, début juillet, annoncé leur intention de clore ce dossier, laissant trois mois aux parties civiles pour demander d’éventuels nouveaux actes d’instruction. Deux jours avant le délai imparti, Émile Gafirita, un témoin supposé repéré par Pierre Péan, s’est manifesté. Selon l’historien Bernard Lugan, il s’agirait d’ « un des trois membres du FPR qui transportèrent depuis l’Ouganda jusqu’à Kigali les missiles qui abattirent l’avion du président Habyarimana ». On peut penser qu’à l’instar de Jean-Pierre Micombero, interviewé par Péan au printemps dans Marianne, Gafirita aurait lui aussi certifié, au mépris des faits, que l’attentat a été ordonné par Paul Kagame et que les missiles ayant abattu le Falcon présidentiel ont été tirés par un commando du FPR depuis Masaka.
Le 13 novembre dernier, alors qu’il venait d’être averti de sa convocation par les juges, Gafirita a été enlevé à Nairobi, au Kenya. Immédiatement attribué au gouvernement rwandais par Bernard Lugan et par le colonel Michel Robardey, ancien coopérant militaire au Rwanda, cet enlèvement a été interprété par eux comme une « preuve » supplémentaire que Paul Kagame fait taire les anciens membres du FPR susceptibles de témoigner contre lui dans le dossier de l’attentat. Hubert Védrine avait déjà utilisé ce raisonnement devant la commission de la Défense de l’Assemblée nationale en affirmant que le chef de l’État rwandais fait éliminer ceux de ses opposants qui l’accusent d’avoir fait abattre l’avion du président Habyarimana. Pourtant, on voit mal ce que le pouvoir rwandais aurait eu à craindre d’un témoin qui allait reprendre à son compte un scénario aujourd’hui invraisemblable. Souhaitons que la police kényane retrouve rapidement Émile Gafirita, que celui-ci puisse faire sa déposition et que les juges la rangent soigneusement dans le dossier d’instruction sans y prêter plus de cas.
Car les résultats de l’expertise balistique ouvrent d’autres pistes quant aux commanditaires et aux auteurs de l’attentat. La première est celle d’extrémistes hutu, dont des militaires conduits par Bagosora, assistés de mercenaires (français ?) pour tirer les missiles. La question est alors de savoir si Paris était informé et a laissé faire. Mais on ne peut exclure une deuxième piste, celle d’une participation de militaires français qui auraient, sur ordre, tiré sur le Falcon présidentiel. Ce serait une explication possible de l’attitude des autorités de notre pays qui ont, depuis 1994, orchestré une série de manipulations concernant l’attentat, et persisté à diffuser une version falsifiée des événements visant à accuser le FPR (cf. « Manipulations françaises autour d’un attentat », Billets n°234, avril 2014 ; disponible en ligne). A moins que ce faisant, elles n’aient simplement voulu « couvrir » les vrais coupables qu’elles connaissent.
Seule l’instruction menée par les juges Trévidic et Poux peut permettre la manifestation de la vérité. Un premier pas est pratiquement accompli puisque l’on s’achemine selon toute évidence vers un non-lieu pour les suspects rwandais que le juge Bruguière voulait, lui, faire arrêter, et dont certains sont des proches de Paul Kagame. Une telle décision contribuerait à empêcher la renaissance constante du discours négationniste à partir de faux témoignages sur l’attentat.