Survie

Attentat du 6 avril 1994 au Rwanda : la participation française est-elle plausible ?

(mis en ligne le 7 janvier 2015) - François Graner

L’avion du président rwandais a été abattu par un missile. Les enquêtes judiciaires n’ont pas identifié les auteurs de cet attentat (cf. Billets n°241, décembre 2014). Est-il concevable que la France y ait participé ? Guillaume Ancel est un ancien officier qui connaît tout particulièrement les missiles sol-air portables et leur utilisation en opération. Il y a quelques mois (cf. Billets n°238, septembre 2014), il avait déjà apporté quelques réponses au cours d’un entretien avec François Graner, auteur de Le sabre et la machette [1]. Tous deux reviennent sur ce point pour le développer.

Rappel préalable

A partir de 1990, pour soutenir le président rwandais hutu Habyarimana face aux
rebelles du Front Patriotique Rwandais en majorité tutsis, l’armée française aide
discrètement et fait grossir l’armée rwandaise. En 1993, un accord de paix impose le
départ des troupes françaises et prévoit des institutions de transition intégrant le Front
Patriotique. Certains officiers français le déplorent, ainsi que les extrémistes hutus.
Le 29 mars 1994, Habyarimana assure qu’il va appliquer l’accord. Le 3 avril, il
annonce qu’il se rendra à un sommet international sur ce sujet. Le 6 avril au soir, de
retour du sommet, son avion est abattu par un missile sol-air
portable en atterrissant à Kigali, la capitale. Il est tué avec ses passagers. Les extrémistes hutus prennent le pouvoir et déclenchent le génocide des Tutsis.

François Graner : L’une des hypothèses,
basée sur des témoignages collectés à
l’époque par des enquêteurs belges, est
que les tireurs seraient des soldats français.
Est-ce plausible ? [NDW : par la suite les propos en gras sont ceux de François Graner, les autres ceux de Guillaume Ancel].

Guillaume Ancel : A priori, non. Que des
décideurs français écartent un président
en Afrique, ce ne serait pas une première.
Mais qu’ils recourent à des soldats
français, c’est risquer que l’un d’eux parle
ou soit reconnu. Il aurait été plus sûr de
recruter des mercenaires compétents, par
exemple des pays de l’Est.

Pourtant, le 1er Régiment Parachutiste
d’Infanterie de Marine (1er RPIMa), unité
des forces spéciales françaises chargée de
missions sensibles, a déjà participé au
renversement de Bokassa en Centrafrique.
Le 6 avril 1994, il a des membres à Kigali
et d’autres au Burundi tout proche :
auraient-ils pu réaliser cet attentat ?

C’est vrai qu’ils auraient eu des atouts.
Ils connaissaient le Rwanda. Ils
pouvaient y circuler librement, faire
avant le tir les reconnaissances
indispensables, et justifier leur présence
si jamais on les voyait. Ils étaient en
bons termes avec les militaires
rwandais, qui pouvaient les aider. Cela
expliquerait que les tireurs n’aient pas
été arrêtés, alors que le tir de ces
missiles de nuit était repérable à des
kilomètres à la ronde.

Si la décision avait été prise peu de jours
avant, auraient-ils
pu agir en urgence ?

Un tel ordre, qui n’aurait pu venir que
d’une très haute autorité militaire avec le
feu vert de l’Elysée, aurait été techniquement
exécutable. L’urgence pourrait
justifier qu’on recoure au 1er RPIMa, car
sa compétence clé est la réactivité. Il
n’avait pas d’équipe entraînée de façon
régulière aux missiles sol-air
portables,
mais ses soldats sont très polyvalents.
Avec 48 h d’entraînement intensif, surtout
s’ils savaient tirer des missiles plus
simples comme les antichar,
ils auraient
pu "traiter" ce cas facile du 6 avril 1994 :
un avion lent et bas, visé depuis une
position adaptée.

Comment cela se serait-il passé, concrètement ?

La France aurait fourni les missiles ;
outre ses propres Mistral, elle disposait
de Stinger américains et SAM16
russes.

Un spécialiste les aurait vérifiés, et aurait
formé les tireurs à l’enchaînement précis
de la séquence de tir. Il suffisait d’un
simulateur basique, qui a la taille et la
forme d’un missile mais pas de
propulseur.

Débris de l’avion, à Kigali, treize ans après l’attentat. © Pierre Jamagne

Les sources belges évoquent un adjudant
du 1er RPIMa surnommé « Régis », un
sergent-chef
du 1er RPIMa de 28 ans
surnommé « Etienne », et peut-être
un
troisième Français. Est-ce
vraisemblable ?

Tout à fait. Comme je l’ai dit (cf. Billets
n°238, septembre 2014), il fallait au moins un tireur par missile, typiquement
de 20 à 30 ans, soit dans l’armée un
grade entre caporal et sergent-chef ; ainsi qu’un senior entre adjudant et
capitaine pour commander. Et quelques
accompagnants non spécialisés, pas
nécessairement informés de leur mission
exacte.

S’il existe des indices des auteurs de
l’attentat, c’est l’armée française qui les
détient. Les seuls à avoir pu enquêter
immédiatement sur l’épave de l’avion, et
prélever des pièces, sont le commandant
Grégoire de Saint-Quentin et ses hommes. Leur rapport a été envoyé à l’Etat-major,
mais jamais publié.

L’actuel général de Saint-Quentin ne révélera rien, sauf s’il en reçoit l’ordre.

Le chef de cabinet militaire du ministre
de la Défense de l’époque confirme par
écrit la présence dans l’avion des deux
« boîtes noires » habituelles. Et la veuve
de Habyarimana affirme que « des
militaires français ont découvert la
boîte noire
 ».

Il y a un élément troublant. Des autorités
françaises ont fait croire qu’il n’y avait
pas de boîtes noires dans l’avion. Elles
ont aussi relayé une manipulation à
propos de l’identification des missiles. Si
elles n’ont rien à cacher sur le sujet,
pourquoi ont-elles
ainsi essayé
d’intoxiquer l’enquête ?

Autre élément troublant : deux gendarmes
français, Didot et Maïer, sont assassinés
deux jours après l’attentat
. Leurs corps
sont retrouvés dans le jardin de Didot.
D’après ses collègues, Didot relayait la
radio entre l’ambassade, l’aéroport et le
camp militaire de Kanombe. Leur mort
n’a pas été élucidée : peut-elle
être liée à
l’attentat ?

Pour faire un relais, il suffit de connecter
des récepteurs et des émetteurs, pas
besoin d’être spécialiste ni de rester à
côté. On peut se demander si Didot
n’avait pas un rôle plus important.

Selon des témoins, Didot réalisait des
écoutes. L’ex-capitaine
Paul Barril vient
d’affirmer que dans ce but Didot utilisait
un scanner et notait tout dans un carnet.

Didot aurait pu entendre des communications
essentielles de l’équipe de tir,
qui était située à Kanombe. En effet
celle-ci devait annoncer qu’elle était prête et en retour recevoir l’alerte de
l’approche de l’avion, ainsi que la
confirmation de l’ordre de tirer, puis le
signal que l’avion est à portée de tir
(impossible à déterminer de nuit par les
tireurs). L’équipe devait enfin signaler
son départ en précisant sa direction. Si
le matériel d’écoute a été détruit ou
emporté, ce pourrait être un signe clair
du mobile de l’assassinat, surtout si son
carnet a disparu.

La maison de Didot a été saccagée et le
matériel intégralement détruit. En outre,
leurs certificats de décès ont été
grossièrement falsifiés. Leurs familles (de
même que celles de l’équipage français de
l’avion) ont subi des pressions des autorités
françaises pour renoncer à chercher ce
qui s’était passé.

C’est compatible avec une exécution
ciblée destinée à effacer toute trace
compromettante sur les conditions de
l’attentat. Cependant, de nombreux
responsables politiques auraient dû être
au courant.

Est-ce évident ? Le 1er RPIMa était déjà
intervenu au Rwanda sans que les ministres
le sachent, si l’on en croit son chef le colonel
Tauzin. Ce dernier raconte dans un livre
qu’en février 1993, le colonel Michaud,
chef du Centre opérationnel des armées,
lui avait transmis l’ordre d’intervenir
secrètement pour arrêter le Front
Patriotique Rwandais, en précisant que
seuls le président Mitterrand avec son
conseiller militaire (le général Quesnot)
et le chef d’état-major des armées (l’amiral Lanxade) étaient dans la confidence.

En avril 1994, malgré la cohabitation,
l’Elysée aurait pu donner le feu vert à
l’attentat sans prévenir les ministres.
D’après une source journalistique,
l’Elysée avait prévu d’envoyer immédiatement
après l’attentat une intervention
militaire lourde (donc visible et
nécessitant l’accord du Premier ministre) ;
elle aurait été bloquée in extremis,
notamment par Dominique de Villepin
[alors directeur de cabinet du ministre des
Affaires étrangères Alain Juppé, NDLR]
qui estimait que le Rwanda « était trop
bordélique et qu’il ne fallait pas y mettre
les pieds
 ». Elle a été remplacée par une
opération strictement limitée à l’évacuation
des ressortissants français.

Comme d’autres officiers français, Tauzin
mentionne ce scénario d’une intervention
militaire française prévue par l’Elysée
mais bloquée par des ministres. Pour la
justifier, il explique que si on l’avait
laissé soutenir l’armée rwandaise, il
aurait empêché les massacres.

De ce point de vue, l’Elysée aurait pu
faire exécuter l’attentat sans avoir
l’intention de provoquer de massacres.
Cependant, les extrémistes hutus ont
rapidement déclenché le génocide des
Tutsis. La France a continué à favoriser
ces extrémistes y compris pendant et
après le génocide. Je l’ai constaté sur le
terrain en juin-juillet
1994 durant
l’opération Turquoise (cf. Billets n°237,
juillet-août 2014)
.

En résumé, un scénario avec des
décideurs à l’Elysée et des tireurs du
1er RPIMa [voir encadré] est compatible
avec ce qui est connu publiquement à
ce jour sur les motifs, les armes, les
compétences, les présences sur place, et
les dissimulations des traces. Qu’en
pensez-vous ?

En l’absence de preuves contraires, je
ne vois plus de raison d’exclure une
participation française, à un degré plus
ou moins grand, en soutien aux
extrémistes hutus. Je trouve que cette
hypothèse est techniquement cohérente,
et crédible : elle mérite d’être étudiée
au même titre que les autres. Mais
seuls des juges peuvent passer de
l’hypothèse et des indices à la
reconstitution de faits.

Entretien réalisé par François Graner, relu par Guillaume Ancel.

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 242 - janvier 2015
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