Faisant écho aux déclarations du ministre français de la Défense, les chefs d’État africains associés au dispositif antiterroriste Barkhane multiplient les appels à une nouvelle intervention occidentale en Libye.
Les 15 et 16 décembre, s’est tenu à Dakar le premier « forum international sur la paix et la sécurité en Afrique ». Présenté comme une co-réalisation franco-sénégalaise, il avait en fait été décidé lors du sommet de l’Elysée, l’année précédente, et son organisation a été impulsée et largement financée par le ministère de la Défense français (et par des entreprises françaises). Conçu comme un espace informel de discussion et non comme une instance décisionnelle, il a réuni plus de 300 participants issus de divers horizons (diplomates, militaires, « chercheurs », politiques, responsables d’ONG...). Cette affluence a été présentée comme un succès, même si l’assistance est restée essentiellement francophone, les poids lourds anglophones du continent s’étant abstenus de participer. L’Algérie avait également boycotté le sommet. Enfin, même si le commissaire pour la paix et la sécurité de l’Union africaine (UA), Smaïl Chergui, était finalement présent, on sait que cette initiative a suscité une très forte hostilité au sein de l’UA où l’on reproche à la France de marcher sur ses plates-bandes.
Si plusieurs ateliers étaient proposés, déclinant sous différentes formes la question de la sécurité, c’est, selon les observateurs présents, la question du terrorisme qui a très largement dominé les débats et les interventions en plénière. Côté français, le forum a été à nouveau présenté comme une contribution à l’autonomisation des armées africaines. « Il faut que les Africains se rendent compte que l’appropriation de leur sécurité par eux-mêmes suppose la collaboration », a ainsi expliqué le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian (France 24, 16/12). Il faut bien sûr comprendre ces propos confits de paternalisme à la lumière des préoccupations actuelles des militaires français. Quand on parle d’« appropriation par l’Afrique de ses propres enjeux de sécurité » ou qu’on explique que « l’ambition est de créer une culture sécuritaire commune en Afrique » (Interview de Le Drian à Jeune Afrique, 14/12), il s’agit avant tout de faire épouser les conception françaises en la matière, et d’obtenir une coopération destinée à renforcer le dispositif Barkhane de lutte contre le terrorisme dans la zone sahélienne. « Ce forum doit nous apporter une doctrine », explique à ce sujet un proche du ministre français de la Défense (JeuneAfrique.com, 16/12). Et ça tombe bien ! Car l’armée française justement n’est pas avare en la matière et dispose d’un prêt-à-penser directement issu de son expérience coloniale et qu’elle n’a cessé de vouloir perfectionner et partager. Ainsi, selon la journaliste du Monde, les militaires français insistent sur la nécessité de « couper les populations de ces groupes armés par des stratégies de contre-insurrection » (17/12). Action psychologique sur les populations, encadrement civilo-militaire pour gagner « les cœurs et les esprits », priorité donnée au renseignement par tous les moyens pour « neutraliser » l’ennemi intérieur, on a vu de l’Algérie au Rwanda, en passant par le Cameroun, le résultat de ces brillantes « stratégies de contre-insurrection ».
Interrogé sur les dérives qui peuvent découler de la « guerre contre le terrorisme », le congrès américain venant de confirmer dans un rapport les pratiques criminelles de la CIA, Le Drian se contente de répondre : « C’est pas dans notre doctrine. (…) C’est pas dans les pratiques de l’armée française » (RFI, « Internationales », 14/12). Un tel déni de la réalité historique ne peut qu’inquiéter sur les méthodes inavouées d’une guerre qu’il annonce « implacable ». Pour autant l’approche exclusivement militaro-sécuritaire de la France et des Etats-Unis suscite des réticences. Si l’on en croit l’envoyé spécial de Jeune Afrique (17/12) au forum de Dakar « la grande majorité des intervenants, notamment africains, ont souhaité mettre l’accent sur la prévention ». Ainsi, l’envoyée spéciale de l’ONU pour le Sahel, l’Éthiopienne Hiroute Gebre Selassie a rappelé que « la hausse des dépenses sécuritaires [les budgets militaires africains ont augmenté en moyenne de 8 % en 2013] se fait au détriment des besoins sociaux. C’est pourtant la précarité des développements sociaux qui pousse les jeunes à rejoindre les groupes armés. La situation de la jeunesse s’est aggravée. C’est l’une des causes profondes de l’instabilité dans le Sahel ». C’est d’autant plus vrai quand les espaces de contestation sont verrouillés par des régimes autoritaires et prédateurs, par exemple ceux dont les officiers français affectionnent particulièrement les dirigeants à la poigne de fer. Interrogé par Jeune Afrique (16/12) sur le cas du CongoB et surtout sur celui du Tchad, principal allié de la France dans la lutte contre le terrorisme, Le Drian explique ainsi qu’« il faut trouver un équilibre entre l’objectif démocratique et la nécessité sécuritaire (...). Même si la priorité est aujourd’hui sécuritaire ». Les leçons de la récente insurrection populaire au Burkina Faso n’ont définitivement pas été tirées.
L’opération Barkhane
Officiellement lancée en août 2014, l’opération Barkhane a remplacé l’opération Serval et l’opération Epervier au Tchad. Il s’agit en réalité d’une réorganisation profonde du dispositif militaire français en Afrique, préparée depuis plusieurs mois et officialisant l’entrée de la France dans la « guerre contre le terrorisme ». Plus de 3000 hommes sont déployés sur 5 pays (Tchad, Mali, Burkina Faso, Niger, Mauritanie), se jouant des frontières et des autorités concernées (Cf. Billets n°238, septembre 2014).
Si les conceptions françaises ont pu être bousculées dans les ateliers du forum, cela a été complètement occulté dans les médias par le show final où trois des quatre présidents présents (le Malien Ibrahim Boubakar Keita, le Sénégalais Macky Sall et le Tchadien Idriss Déby Itno) ont réclamé une nouvelle guerre occidentale en Libye. Les propos du dictateur tchadien notamment ont fait couler beaucoup d’encre : « La destruction de la Libye : mon frère [Macky Sall] disait que c’était le travail inachevé. Non, le travail a été achevé, l’objectif recherché étant l’assassinat de Kadhafi et pas autre chose », a-t-il asséné avant d’appeler les pyromanes à venir jouer les pompiers : « La solution c’est entre les mains de l’OTAN. Qui a créé le désordre n’a qu’à aller ramener le l’ordre » (Dans un lapsus révélateur, il avait déclaré d’abord « ramener le désordre »…). Les commentateurs se sont généralement amusés de l’impertinence de l’orateur, qui s’exprimait devant deux ministres français de la Défense, l’actuel et le précédent. Mais on était bien loin d’un crime de lèse-majesté. D’une part les équipes du parti socialiste ne s’estiment pas comptables des conséquences de l’intervention voulue par Sarkozy en Libye, même s’ils l’avaient soutenue. D’autre part les déclarations de Déby ne font qu’apporter de l’eau au moulin de Le Drian sur la nécessité d’une nouvelle opération en Libye dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme ». Le chef d’état-major français, l’amiral Edouard Guillaud, l’a évoquée pour la première fois publiquement il y a tout juste un an et, depuis septembre, Le Drian ne manque pas une occasion d’y revenir puisque « à l’état-major de l’armée française, nombreux sont ceux qui pensent qu’il faudra bien "y aller" un jour » (JeuneAfrique.com, 23/12). Mais il en précise les modalités : « La Libye est un pays souverain. La réponse doit être internationale. Il ne faut pas rajouter du chaos au chaos » (interview à Jeune Afrique, 14/12). La France cherche donc à constituer une coalition qui paraisse la plus légitime possible et facilite l’obtention d’un mandat de l’ONU. Il faut également ménager l’armée algérienne, pour l’instant hostile à une telle intervention, et sur le territoire de laquelle les groupes visés pourraient se replier en cas d’attaque.
Quelques jours après le forum de Dakar, les dirigeants du G5 Sahel (regroupement des 5 pays concernés par l’opération Barkhane, au sein duquel la France a un statut « d’observateur ») ont remis le couvert à l’issue d’une rencontre en Mauritanie. Le 19 décembre, le président mauritanien a ainsi rendu public un communiqué par lequel le G5 lançait un appel « au Conseil de sécurité des Nations unies pour la mise en place, en accord avec l’Union africaine, d’une force internationale pour neutraliser les groupes armés, aider à la réconciliation nationale et mettre en place des institutions démocratiques stables » en Libye. Jouant sur la confusion des casquettes, c’est en tant que président en exercice de l’Union Africaine que l’appel du G5 a été lancé par Abdel Aziz, abusant certains journalistes. Ainsi LeMonde.fr (19/12) titrait que c’est « en accord avec l’Union africaine » qu’était lancé cet appel, alors que l’UA en était simplement destinataire et qu’on ne savait même pas sous quelle forme elle avait été officiellement saisie. Même imprécision concernant « les responsables libyens » qui auraient « exprimé leur accord avec cette demande » selon le président mauritanien, ce qui mériterait pour le moins d’être précisé compte-tenu de la confusion politique qui règne dans le pays...
Cet appel du G5, après les déclarations de clôture du forum de Dakar, s’inscrit dans le cadre d’une préparation diplomatique et médiatique menée par la France qui n’est pas sans rappeler celle qui avait précédé l’opération Serval au Mali. Une nouvelle intervention sera d’autant plus facilement acceptée par les opinions publiques et les autres chancelleries qu’elle apparaîtra comme « une demande africaine ». Mais concernant la mise en œuvre, d’autres soutiens que les pays africains sont nécessaires, même si certains, comme l’Egypte, disposent de réels moyens militaires. Engagée sur plusieurs théâtres d’opération et fonctionnant à flux tendu (notamment pour les moyens aériens), l’armée française peut difficilement envisager de mener seule cette nouvelle intervention. Les réticences des autres pays européens à suivre la France dans ses expéditions africaines ne semblent pas avoir été dépassées. Restent donc les Etats-Unis, que la situation en Libye ne laisse pas indifférents, qui avaient participé au renversement de Kadhafi, et qui continuent, après le soutien apporté à l’opération Serval au Mali, à épauler le dispositif antiterroriste français au Sahel. Si l’on en croit le Canard Enchaîné (17/12) (ou plutôt les informations de la Direction du renseignement militaire auxquelles Claude Angeli fait référence), le secrétaire d’État John Kerry aurait réclamé, lors d’une réunion confidentielle de la commission des Affaires étrangères du Sénat, « une certaine flexibilité dans l’emploi des forces armées », notamment « au cas où le groupe Etat islamique commencerait à se manifester en Libye ». Or « l’État islamique est à nos portes » dramatise le président nigérien Mahamadou Issoufou (Jeune Afrique, 28/12). Des milices libyennes se réclament en effet désormais de l’État islamique qui aurait, selon les militaires américains, ouvert des camps d’entraînement à l’est du pays. A l’occasion d’une nouvelle visite aux troupes françaises de Barkhane, pour le réveillon du 31 décembre, Le Drian a à nouveau appelé la « communauté internationale » à la mobilisation.
Le cycle infernal des interventions militaires étrangères qui, de l’Irak à l’Afghanistan, alimentent le chaos et les groupes religieux extrémistes plus qu’elles ne les réduisent, semble donc avoir de beaux jours devant lui…