La France a enfin trouvé un client pour l’avion de chasse de Dassault : l’Egypte... dont le régime est aujourd’hui décrit comme l’un des plus répressifs de la planète.
Petit rappel
Après 30 ans au pouvoir, le dictateur Hosni Moubarak fut contraint à la démission en février 2011 par un vaste mouvement populaire, auquel se sont opportunément ralliés les généraux. Le candidat des Frères Musulmans, Mohamed Morsi, fut élu à la première élection présidentielle qui suivit, en juin 2012. Après avoir modifié la
Constitution par référendum et commencé à gouverner par décrets, il fut contesté par la rue dès janvier 2013, un prétexte qu’utilisa le maréchal Abdel Fattah Al-Sissi pour le renverser en juillet au nom de l’union nationale. Un an plus tard, en juillet 2014, Al Sissi remportait l’élection présidentielle avec 96% des voix...
En Egypte, les manifestations célébrant les quatre ans de la
révolution et la chute de Moubarak
ont été durement réprimées : le
24 janvier, la poétesse et militante
révolutionnaire Shaima al-Sabagh était
abattue d’un tir dans le dos alors qu’elle
participait à une marche pacifique pour
commémorer les victimes de la place
Tahrir. Entre le 23 et le 26 janvier, « les
autorités égyptiennes ont tenté de
dissimuler la mort d’au moins
27 personnes » affirme Amnesty
international (01/02), tandis qu’« au
moins 500 manifestants parmi lesquels
deux personnes handicapées et des
enfants et passants sont actuellement
incarcérés dans des centres de détention
non officiels à travers le pays ». Des
chiffres qui viennent s’ajouter à un bilan
déjà lourd depuis un an et demi :
massacre de 700 partisans de Morsi
lorsque l’armée a repris le pouvoir,
15000 emprisonnés de diverses
obédiences et 1500 condamnés à mort par
une justice d’abattage. Amnesty International comme Human Rights Watch ont
alors appelé les autorités françaises à
« opposer un veto à d’éventuelles ventes
d’armement à l’Égypte » en raison de
cette répression « sans précédent depuis
trente ans » (Reuters, 13/02).
C’est le lendemain de cette déclaration
qu’ont été officialisées les négociations en
cours avec ce régime sanguinaire, pour un
contrat évalué à 5,2 milliards d’euros,
portant sur la vente de 24 Rafale de
Dassault Aviation, d’une frégate FREMM
fabriquée par le groupe DCNS, mais aussi
de divers missiles et autres gadgets
militaires. L’été dernier, l’Egypte avait
déjà signé l’achat de quatre corvettes
Gowind de DCNS pour un milliard
d’euros. On comprend mieux l’empressement de François Hollande à être l’un des
premiers dirigeants européens à accueillir
le président Al-Sissi il y a quelques
semaines (Cf. Billets n°242, janvier 2015).
On a d’ailleurs eu confirmation, depuis,
que les négociations accélérées ont été
suivies, de part et d’autre, au plus haut
niveau, et notamment grâce à l’action de
Jean-Yves Le Drian, et aux bonnes
relations que ce dernier entretient avec les
autorités égyptiennes. Notre ministre de la
Défense semble décidément s’être fait une
spécialité des relations privilégiées avec
les régimes les plus criminels. Il a
d’ailleurs rendu hommage au président
égyptien, « élu démocratiquement »
(Reuters, 17/02), ce qui semble valoir
absolution pour les crimes du régime
militaire, pour lequel les oppositions les
plus diverses relèvent du « terrorisme ».
Le timide soutien à la révolution
égyptienne de 2011, comme la demande
du président français d’un « arrêt immédiat
de la répression » en août 2013 après les
premiers massacres, ont fait long feu.
Du point de vue diplomatique, la France
ne fait qu’emboîter le pas aux Etats Unis,
qui, après avoir officiellement suspendu
leur coopération financière
(essentiellement destinée à l’armée), ont
rapidement renoué les liens début 2014.
« C’est un tournant dans notre relation
bilatérale » a affirmé Le Drian à l’occasion
de la signature du contrat (16/02). En
réalité, c’est surtout une continuation
directe des « relations très étroites » que le
président Moubarak entretenait avec le
président Sarkozy (selon une déclaration
du quai d’Orsay d’avril 2007). Des
relations qui n’étaient pas moins amicales
sous Chirac ou Mitterrand, et
revendiquées par bien d’autres membres
de la classe politique française. C’est qu’à
l’ombre du régime militaire, les intérêts
économiques français ont depuis
longtemps trouvé une terre accueillante
(Cf. Billets n°158, mai 2007). Concernant
les équipements militaires, si les Etats
Unis restent le premier fournisseur de
l’Egypte, cette dernière n’est pas
mécontente de diversifier ses
« partenaires » et la vente du Rafale n’est
pas pour autant une première. « L’Egypte
est une cliente déjà ancienne de
l’aéronautique militaire française : elle
avait acquis des Mirage-3 après la guerre
des six jours (1967), puis avait été en 1981
le premier acheteur étranger du Mirage
2000, réputé lui aussi invendable à
l’époque » (Blog Défense en ligne, 13/02).
D’autre part, les avions de chasse français
présentent l’avantage de pouvoir être
utilisés sans restriction par le régime,
contrairement à ceux vendus par les Etats
Unis, qui imposent des conditions
d’utilisation à l’Egypte (Le Canard
Enchaîné, 25/02).
Après une longue série d’échecs pour
exporter le Rafale, ce contrat paraît en
effet inespéré, pour ne pas dire
miraculeux, aux yeux de l’industrie
militaire et de l’État français, et explique
les conditions avantageuses consenties.
Ainsi « la Coface, donc la France,
garantira 100 % de l’emprunt bancaire à
des taux acceptables, similaires à ceux
pratiqués pour un pays européen », a
détaillé, vendredi 13 février, le ministère
de la Défense (LeMonde.fr, 16/02). Un
emprunt qui couvre près de la moitié du montant final, et bien entendu contracté
auprès d’un pool de banques françaises. La
France a également accepté une livraison
accélérée voulue par l’Egypte pour les
trois premiers avions fournis ainsi que
pour la frégate : les appareils seront
prélevés sur le contingent initialement
destiné à l’armée française. Mais ce qui
pourrait paraître ici une faveur est en
réalité un soulagement : pour que Dassault
puisse maintenir la chaîne de production,
l’État s’est engagé sur des acquisitions
annuelles qui risquaient de plomber le
budget de la loi de programmation
militaire si aucun autre acheteur n’était
trouvé. Enfin, ce contrat vient consolider
la place de la France sur le podium des
principaux exportateurs d’armes, avec
l’espoir de dépasser les 10 milliards
d’euros de prises de contrats en 2015,
contre 8,065 milliards en 2014, qui était
déjà une année faste.
Face aux critiques des ONG et de quelques
(rares) personnalités politiques, les
autorités françaises ont invoqué d’une part
la sacro-sainte « stabilité » et d’autre part
les impératifs de la guerre contre le
terrorisme : « l’essentiel c’est d’avoir un
grand pays comme l’Egypte stabilisé pour
assurer demain la stabilité globale de la
zone », a par exemple expliqué Le Drian
(Libération.fr, 16/02). On sait qu’il n’y a
pas plus stable qu’un régime autoritaire...
jusqu’à sa chute. « Ces équipements
permettront à l’Égypte d’accroître sa
sécurité et de jouer tout son rôle au
service de la stabilité régionale », a
renchéri Hollande. C’est bien entendu de la
Libye qu’il s’agit, où les armées française
et égyptienne ont des vues convergentes
sur la méthode à appliquer pour éradiquer
l’organisation « Etat islamique ». En
représailles au meurtre de 21 chrétiens
coptes, l’armée égyptienne a d’ailleurs
bombardé des positions de l’État
islamique en Libye le jour même de la
signature du contrat avec la France, qui a
approuvé l’opération. Peu importe que
celle-ci ait occasionné au passage des
victimes civiles, dont un enfant. « Non
seulement ces politiques ne résolvent rien,
ne protègent pas les populations, mais
elles créent les conditions de la
radicalisation des victimes de ces
représailles, et favorisent le recrutement
des groupes armés », a déploré Amnesty
International à l’occasion de la publication
de son rapport annuel (L’Express.fr,
25/02). La « stabilité » et le terrorisme ont
donc de beaux jours devant eux.