Survie

RÉPRESSION COLONIALE GUADELOUPE mai 1967

rédigé le 1er septembre 2023 (mis en ligne le 2 janvier 2024) - Stéphanie Quimbre

En mai 1967, en Guadeloupe, un mouvement de grève est réprimé dans le sang par les forces de l’ordre françaises. Bilan officiel : huit morts en trois jours. Et un long travail d’effacement mémoriel.

Des travaux ont été produits, bien sûr, mais ils restent largement confidentiels aujourd’hui encore. Il faut attendre 2014 pour qu’une commission officielle soit nommée, présidée par l’historien Benjamin Stora, pour travailler sur ces événements. Le rapport de la commission est implacable : « massacre ». Le mot est posé. Remise en cause du nombre officiel de morts, largement sous-estimé, et toujours inconnu à ce jour ; volonté délibérée établie de tuer de la part de l’État français. Mais de reconnaissance officielle, toujours pas. Le livre Guadeloupe, mai 67, massacrer et laisser mourir, publié aux éditions Libertalia, sous la direction d’Elsa Dorlin, revient enfin sur ce scandale d’État. En un remarquable travail de regards croisés : celui de l’historien Jean-Pierre Sainton, du sociologue Mathieu Rigouste et de la philosophe Elsa Dorlin, se répondant les un·e·s aux autres. Ce court essai vient éclairer les faits : en moins de deux cents pages, c’est un système de gouvernance coloniale qui se fait jour.

Gouvernance coloniale

Il revient à l’historien Jean-Pierre Sainton de présenter les événements, et le contexte structurel que Sainton analyse triple : une grave crise sociale qui traverse les années 60, une montée de l’autonomisme sous l’influence du GONG (Groupe d’organisation nationale de la Guadeloupe), dont Pierre Sainton, son père, était l’un des membres fondateurs et dirigeants, et « le pouvoir colonial lui-même » qui, suite à la départementalisation, se croit à l’abri de toute revendication. Deux « étincelles » accélèrent les choses : l’ouragan Inez en 1966 qui laisse l’île exsangue, et surtout l’agression raciste d’un travailleur noir handicapé par un blanc fortuné, protégé par la Police. Des affrontements éclatent après cette agression. Ils sont analysés par le pouvoir sous le prisme de l’anticommunisme, de la figure de l’ennemi intérieur agitateur et du racisme anti-Blancs. Ils se doublent de manifestations de travailleurs et travailleuses. Des propos racistes sont tenus lors des négociations, rapportés à la foule qui s’affronte aux forces de l’ordre. Des coups de feu sont tirés, des « meneurs » abattus et le massacre est organisé. Des renforts de police, déjà demandés, déjà en place, quadrillent le territoire, abattent, torturent, enlèvent, font disparaître des dizaines de personnes. Les témoignages rapportent une rare violence, rappelant sans ambiguïté les récits des témoins du 17 octobre 1961. Comme à Paris, nombre de corps disparaissent, nombre de familles ne revoient jamais les leurs. Nous ne saurons jamais avec certitude combien ont péri. Jean-Pierre Sainton place l’enjeu ailleurs. Il conclut : « La question qui se pose vraiment est plus l’aveu, ou la reconnaissance, d’un crime d’État commis à l’encontre de la population civile de la Guadeloupe que du nombre des morts. Mai 67 n’ayant pas été un « dérapage » circonstanciel, « une faute » commise par quelques fonctionnaires, mais bien l’aboutissement d’une volonté exprimée dans toute la chaîne de responsabilité de L’État, du département au plus haut niveau gouvernemental, de régler de façon radicale toute velléité de séparatisme par une leçon durable, elle touche au fondement de la relation politique. »

Un préfet exemplaire

Mathieu Rigouste fait sienne cette dernière phrase de Sainton, en mettant en lumière la figure du préfet de Guadeloupe de l’époque : Pierre Bolotte. Une carrière exemplaire de maintien de l’ordre, une trajectoire qui dit le continuum spatio-temporel colonial. Qu’on s’imagine : entré dans le corps préfectoral en 44, formé sur le terrain en Indochine, muté à sa demande en Algérie en 54, en poste à Alger de 56 à 58, un passage par la Réunion, la Guadeloupe à partir de 65. Un massacre plus tard, le voilà propulsé premier préfet de Seine Saint Denis en 69, où il reste, de funeste mémoire, le créateur de la première BAC de France. Biberonné à la doctrine de la guerre révolutionnaire (DGR) depuis l’Indochine, il gardera cette grille de lecture à chacune de ses nominations, et en appliquera systématiquement les méthodes mortifères. A partir d’archives de Bolotte, non publiées et inédites pour la plupart, Mathieu Rigouste nous livre dans le détail la version du préfet, et l’exégèse du sociologue, des événements de mai 67. On y retrouve les préjugés racistes, toute la doctrine anti-communiste de l’époque, tout le travail de renversement des valeurs et de la violence qui, sous la plume de Bolotte, justifient le massacre organisé de dizaines de personnes : « on ne parla plus d’activistes, d’indépendance, pendant plus de vingt années », se félicite le préfet. Et puisque ça marche en Algérie et en Guadeloupe, allons harceler les quartiers populaires de Seine Saint Denis ! Ainsi, comme le dit Mathieu Rigouste : « Le bain de sang versé en "Mé 67" n’est ni une "bavure" ni une dérive, mais l’aboutissement d’une politique, la mise en œuvre d’un système technique, un massacre d’État ». De quoi donner matière à penser sur la « gestion » des quartiers populaires en France lors des derniers soulèvements de l’été 2023. Elsa Dorlin conclut ce brillant essai en explicitant son sous-titre « massacrer et laisser mourir ». Étant peu férue de philosophie, je ne me lancerai pas dans une reformulation hasardeuse de la démonstration d’Elsa Dorlin. Je vous engage à lire cette dernière partie qui, au-delà des concepts de biopouvoir et de thanatopolitique de Foucault, replace le racisme au centre de tout exercice du pouvoir capitaliste, et sa conséquence sur la gestion des corps racisés
Dense, facile à lire, éclairant, ce court essai est un grand livre historique et politique.
Au cours de la rédaction de ce numéro de Billets d’Afrique, l’historien Jean-Pierre Sainton est mort brutalement à la fin du mois d’août. Ses ami·e·s, consœurs et confrères, lecteurs et lectrices lui ont rendu de poignants hommages. Iels saluaient le travail, l’engagement et la chaleur de l’homme. Qu’il lui soit à nouveau rendu hommage ici.
Stéphanie Quimbre

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 330 - septembre 2023
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