Survie

Pillage : Areva au fond de la mine

rédigé le 4 avril 2015 (mis en ligne le 1er septembre 2020) - Raphaël Granvaud

Le groupe nucléaire français n’en finit pas de sombrer… tandis que ses « affaires » africaines refont surface.

Rappel préalable

2006 - 2007 : L’optimisme des dirigeants d’Areva est au plus haut. Le groupe envisage de doubler sa production d’uranium et de vendre ses réacteurs EPR à toute la planète. Il fait l’acquisition d’Uramin, une « junior » canadienne qui possède des permis miniers en Afrique du Sud, en Namibie et en Centrafrique. Le prix et les conditions de la transaction suscitent la surprise… et la stupeur quand on découvre quelques années plus tard que les gisements sont en réalité inexploitables.


Presque 5 milliards de perte en 2014 ! Les dirigeants d’Areva ont beau jeu d’accuser une période plombée par l’après Fukushima pour justifier ce déficit record. En réalité, les raisons de la mauvaise santé financière du groupe remontent à plus loin. D’abords les déboire de la construction de ses réacteurs EPR (en particulier celui de Finlande) dont les délais et les coûts n’en finissent pas d’exploser. Devant ce fiasco, les nouveaux acquéreurs ne se précipitent évidemment pas. Mais il faut aussi remonter aux « affaires » africaines d’Areva.

Uramin, scandale d’Etat

On se souvient que la junior canadienne du nom d’Uramin avait été acquise pour un montant faramineux : 1,8 milliards d’euros, alors que la négociation portait sur 300 millions quelques mois plus tôt. On a déjà rapporté ici certains aspects étranges, pour ne pas dire suspects de la transaction (Cf. Billets204, 209, 210, 216, 235, 241). Or il apparaît aujourd’hui, notamment grâce aux enquêtes de Martine Orange, de Mediapart, que de nombreuses instances (direction du groupe, autorités de tutelle - Areva est détenu à 87 % par des capitaux publics -, ministères) avaient été alertées par des sources internes (les géologues notamment) ou extérieures (banques, cabinets d’audit). C’est donc en toute connaissance de cause que l’acquisition a été pilotée par un petit cénacle au sein d’Areva, sous la direction d’Anne Lauvergeon. On sait aussi que la direction a présenté des documents expurgés aux membres de l’Agence des participations de l’État (APE), et que ceux-ci se sont volontiers laissés enfumer. Enfin Areva aurait même délibérément laissé la valeur d’Uramin enfler artificiellement à la bourse de Toronto avant d’en faire l’acquisition...

Omerta

Tout a ensuite été fait pour dissimuler le scandale. Les pertes ont été cachées le plus longtemps possible. La première dépréciation d’actifs (426 millions d’euros) n’est intervenue qu’en 2011, suivie par une seconde de 1,4 milliard quelques mois plus tard (après que Anne Lauvergeon a été éjectée de son poste de présidente), ramenant la valeur d’Uramin à zéro. A quoi il faut ajouter pour 1,25 milliard d’euros d’investissements sur les sites d’Uramin… pour rien. Aucune plainte n’a été déposée contre SRK, le cabinet d’audit - payé par Uramin - qui avait élaboré pour la vente des rapports prometteurs, mais mensongers, concernant la valeur des gisements. Et Martine Orange rapporte que quand l’affaire a surgi sur la place publique, « certains [salariés d’Areva] se sont vu offrir des préretraites ou des départs négociés avec un solide chèque et une clause très stricte de confidentialité à la clé. D’autres ont été envoyés à l’étranger, au Kazakhstan notamment. Après sa démission du directoire en mars 2012, Sébastien de Montessus [directeur des activités minières du groupe ] a pris la direction de La Mancha, une filiale d’Areva spécialisée dans les mines d’or. Il y a accueilli quelques anciens cadres d’Areva. Alors que la brigade financière s’apprêtait à mener des perquisitions au siège de cette filiale en juin, un d’entre eux a été précipitamment exfiltré hors de France, vers la Chine. Très loin des éventuelles curiosités de la justice  » (Mediapart, 04/12/14).

Un petit monde

La proximité de certains acteurs du dossier laisse également songeur et pose la question, au minimum, d’un possible délit d’initié. Les enquêteurs qui auraient voulu s’en assurer se seraient vu répondre qu’Areva n’avait plus la liste des actionnaires d’Uramin au moment de l’OPA (Médiapart, 08/12/2014). Pourtant les coïncidences sont nombreuses. On trouve à la tête d’Uramin, au moment de la vente, Samuel Jonas, important homme d’affaires ghanéen, qui siège au conseil d’administration de Vodafone aux côtés… d’Anne Lauvergeon. Au conseil d’administration d’une banque qui conseillait Uramin, on trouve aussi une administratrice indépendante d’Areva. Par ailleurs, c’est Olivier Fric, le mari de Lauvergeon, qui a transmis à Areva le CV de Daniel Wouters, recruté à la direction du pôle minier pour superviser la transaction. Plus tard, il rejoindra une société contrôlée par Stephen Dattels… fondateur d’Uramin. Par rancunière, Areva a d’ailleurs continué à faire des affaires avec ce dernier, qui paraissent tout aussi peu rentables (Hexagones, 03/03). Pour quelle raison ?

Suspicion de commissions et rétro-commissions

A ce jour, le scénario le plus convainquant pour expliquer tous ces mystères a été fourni par un journal sud africain, le Mail & Guardian. L’opération aurait en fait servi à dissimuler une gigantesque opération de corruption pour obtenir le marché de la construction des centrales nucléaires (plusieurs dizaines de milliards d’euros en perspective) qui étaient alors en discussion sous la présidence de Thabo Mbeki. Sauf que ce dernier a été contraint à la démission quelques mois plus tard et remplacé par Jacob Zuma… et la question des centrales sud-africaines n’est toujours pas tranchée. Cette version des faits est appuyée par Marc Eichinger, expert financier engagé en 2010 par l’ancien directeur Sécurité et Intelligence économique d’Areva, l’amiral d’Arbonneau. Le rapport qu’il a produit lui vaudra une plainte pour diffamation de la part de Lauvergeon en 2012, qui l’a conduit à poursuivre son enquête. Lauvergeon a discrètement retiré sa plainte l’année dernière...

Et la justice ?

« Parfaitement informé, le parquet de Paris n’a jamais voulu enquêter spontanément sur le rachat comme il pouvait pourtant le faire », relève le site d’information Hexagones (03/03). Il a fallu un signalement de la Cour des comptes pour qu’une enquête judiciaire soit ouverte pour « présentation ou publication de comptes inexacts ou infidèles », « diffusion d’informations fausses ou trompeuses », « faux et usage de faux ». A noter que si le pré-rapport de la Cour des comptes (qui venait après plusieurs autres rapports complaisants) a fuité dans la presse il y a plusieurs mois, on attend toujours la publication d’une version définitive… Une autre enquête préliminaire a été ouverte suite à la plainte de l’État centrafricain, représenté par Me William Bourdon, qui n’exclut pas de porter d’autres plaintes pour contraindre à la nomination d’un juge d’instruction. Parmi les motifs invoqués par les magistrats pour demander la levée de l’immunité du député Patrick Balkany (votée à l’unanimité du bureau de l’Assemblée nationale le 18 mars), on trouve notamment une commission qu’un autre acteur trouble du dossier, l’industriel belge Georges Forrest, lui aurait versée. Selon ce dernier, il s’agissait de rémunérer Balkany pour son aide dans une transaction minière... en Namibie, ce qui paraît peu vraisemblable. Le montant de 5 millions de dollars correspond en revanche à 10 % de la somme qu’Areva avait dû lâcher au clan Bozizé pour débloquer le dossier Uramin en Centrafrique, dossier dans lequel Balkany et Forrest avaient joué le rôle de « facilitateurs », d’où des soupçons de commission occulte dans cette affaire.

Mais pour qui travaillait Balkany ?

La présence de Balkany dans ce dossier (comme dans d’autres…) invite à s’interroger sur le rôle d’un autre personnage de première importance : Nicolas Sarkozy. On sait que Balkany a été l’un de ses émissaires occultes pour les affaires africaines, et ce avant même son élection à la tête de l’État. Une fois Sarkozy élu, le député de Levallois bénéficiera même d’un passeport diplomatique. Le calendrier de la négociation d’Uramin pendant la campagne présidentielle ne paraît pas non plus fortuit. Selon Martine Orange, un accord fixant les modalités de l’OPA – mais pas le prix ! - a été signé secrètement entre Areva et Uramin entre les deux tours de l’élection présidentielle de 2007, en quasi vacance du pouvoir. Il est difficile d’imaginer qu’une transaction de cette envergure ait pu être menée à l’abri du regard des autorités de contrôle du groupe sans le feu vert d’autres personnalités haut placées… Dans le roman à clé que lui ont inspiré les informations confidentielles auxquelles il a eu accès, le romancier et consultant en sécurité Vincent Crouzet avance qu’il y a eu un deal entre Nicolas Sarkozy (Melchior dans le roman) et Anne Lauvergeon (alias Nogaret) pour de formidables rétro-commissions, permises par le gonflement artificiel du prix d’Uramin. Espérons que les enquêteurs de la brigade financière auront les moyens de faire la lumière sur ces accusations.

Un autre gouffre

En 2009, Areva a, après moult péripéties françafricaines, aussi fait l’acquisition d’une nouvelle mine au Niger, Imouraren, présentée alors comme le gisement du siècle. Après avoir été sans cesse repoussés, les travaux de mise en exploitation viennent d’être purement et simplement arrêtés, et la quasi-totalité des travailleurs nigériens du site licenciés. Le gisement n’avait rien coûté au groupe, moyennant une « généreuse » participation de 33 % accordée à l’État du Niger dans la société d’exploitation Imouraren SA, et de non moins généreuses promesses de retombées fiscales et de créations d’emplois. Mais Areva a déjà dépensé près de 800 millions d’euros en travaux et matériels, qui ont été financés par des cessions du capital à des firmes japonaise et coréenne. A ce jour, les salariés licenciés sont toujours en lutte pour obtenir 10 mois de salaires contre 5 proposés par Areva, qui refuse de lâcher un million d’euros supplémentaire. Au regard des sommes dilapidées jusque là, on mesure la colère des travailleurs nigériens.
De son côté, le président nigérien Mahamadou Issoufou n’a pas bronché, alors qu’il avait fait du démarrage de la mine l’un de ses chevaux de bataille. Il fait semblant de croire que, comme l’affirment les dirigeants d’Areva, les travaux reprendront d’ici 2017. Mais il paraît peu vraisemblable d’assister en si peu de temps à une remontée de la demande et des cours de l’uranium telle que le site redeviendrait rentable. Au terme d’un accord secret avec Areva (révélé par l’Observatoire du nucléaire), le gouvernement nigérien avait reçu de la part de la firme publique française une « compensation » de 35 millions d’euros, affectée à l’achat d’un nouvel avion présidentiel, et l’arrêt des travaux a été entériné il y a plusieurs mois. La justice française, qui avait dans un premier temps condamné le représentant de l’Observatoire du nucléaire, vient de reconnaître en appel qu’il n’était pas diffamatoire de considérer qu’il s’agissait-là d’ « une manœuvre relevant de la corruption, peut-être juridiquement, assurément moralement ».

Qui va payer ?

Aujourd’hui, Areva est au bord de la faillite et divers scénarios sont évoqués : plan « d’économie », démantèlement et session partielle du groupe, fusion avec EDF, nouvelles privatisations d’entreprises publiques pour financer la recapitalisation… Visiblement, c’est aux salariés du groupe et aux contribuables français que les autorités politiques entendent faire payer le naufrage, et pas à ceux qui l’ont organisé...

Raphaël Granvaud

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 245 - avril 2015
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