Depuis l’indépendance, la France entretient des relations fortes avec le Tchad, d’un
régime à l’autre, qui se caractérisent par leur dimension militaire et font de ce pays l’un
des piliers de la Françafrique.
Lorsque Hissène Habré prend le
pouvoir en 1982, le Tchad est en
proie depuis 1979 aux différentes
factions rebelles du Frolinat qui se
caractérisent par la complexité des jeux
d’alliances et des soutiens étrangers. Face
à une autre rébellion, le GUNT de
Goukouni Weddeye soutenu par la Libye,
Habré apparaît comme un rempart aux
velléités d’expansion et d’hégémonie du
voisin libyen Mouammar Kadhafi. Malgré
ses responsabilités dans l’assassinat du
commandant Pierre Galopin (membre du
SDECE et chargé de négociations) en
1975 et dans l’enlèvement de Françoise
Claustre (anthropologue française retenue
en otages pendant 3 ans), la France appuie
l’accession au pouvoir de Habré.
Un régime autoritaire et fortement
répressif est mis en place. La sinistre
DDS, police politique sous le contrôle
direct du président, fait régner la terreur :
arrestations arbitraires, tortures,
disparitions… La Piscine, ancienne
piscine utilisée par des expatriés
transformée en prison, cristallise la terreur
qui règne. Un rien suffit aux arrestations :
une supposition, un lien de parenté … De
1982 à 1990, de nombreux massacres
ethniques ont lieu. La région du Sud, où se
mettent en place des Codos, des groupes
rebelles pour se défendre contre le régime,
est d’abord visée. De 1982 à 1985, la
répression y est particulièrement forte,
avec en 1984, « septembre noir », une
période de massacres particulièrement
intenses. Au gré des alliances et
dissidences, ce seront ensuite les Hadjeray
puis les Zaghawas qui seront la cible de
ces exactions.
Le rapport de la commission d’enquête
mise en place en 1992 sur les crimes
commis par le régime Habré estime à 40
000 le nombre des victimes. Pourtant,
pendant cette période, la France maintient
et augmente son aide, livre des armes et
développe sa coopération militaire.
Surtout, elle intervient militairement à
deux reprises pour repousser l’avancée
libyenne et être force de dissuasion avec
les opérations Manta (1983-84)
puis
Epervier en 1986. L’objectif d’empêcher
l’avancée libyenne et de maintenir
l’espace territorial est atteint dès 1987
mais l’opération se poursuit jusqu’à se
fondre en 2014 dans le dispositif
Barkhane (Cf. Billets n°238, septembre
2014). A ceci s’ajoute le maintien de la
coopération militaire avec notamment le
volet formation. Un témoin a d’ailleurs
confirmé aux Chambres africaines
extraordinaires que des agents de la DGSE
fréquentaient régulièrement la DDS
(Jeune Afrique, 20/07). Par sa proximité
avec le régime de Habré, la France ne
pouvait ignorer les crimes commis.
En 1990, alors que l’opération Epervier
est restée en place depuis 4 ans malgré la
fin du conflit avec la Libye, Habré devient
encombrant, maintenant que le jeu
régional se définit différemment (retour de
la Libye, chute du Soudan…). Sur une
proposition de la DGSE, et plus
particulièrement de Paul Fontbonne, avec
qui Déby a eu l’occasion de tisser des liens
lors de sa formation à l’école de guerre,
Déby apparaît comme le nouvel homme
fort. L’opération Epervier se recentre sur
des objectifs de protection des
ressortissants et laisse libre l’entrée dans
Ndjamena. S’il est présenté comme une
figure d’un renouveau, Déby a été le chef
des forces armées en 19831985,
période
de massacres dans le Sud, et maintient
dans leurs postes nombre de
fonctionnaires officiant sous Habré. La
terrible DDS est remplacée par l’ANS.
Déby enfile un costume démocratique en
organisant une conférence nationale,
largement soutenue par la France, pendant
que ses troupes sèment la terreur et tuent,
principalement dans le Sud. Dès le début
des années 1990 et jusqu’à aujourd’hui,
les rapports d’ONG (Amnesty, FIDH…)
signalent régulièrement les graves
violations des droits de l’Homme au
Tchad. Le Mémorandum sur la crise
politique réalisé par des groupes tchadiens
en 1999 établit une liste d’exactions et de
crimes commis pendant la première
décennie du règne de Déby. Celle-ci
pourrait largement être complétée par la
décennie suivante : disparitions, tortures
et arrestations arbitraires restent le fait de
ce régime.
Sauvé une première fois par l’armée
française en 2006, l’appui militaire
français permet à Déby de se maintenir en
2008, alors que l’opposant Ibni Oumar
Mahamat Saleh disparaît après son
arrestation. La justice tchadienne a
prononcé un non-lieu
sur cette affaire et la
demande de commission d’enquête
parlementaire déposée en France piétine.
On peut citer récemment l’arrestation
arbitraire de Djeralar Miankeol,
responsable de l’association
Ngaoubourandi, dénonçant
l’expropriation de leurs terres des
agriculteurs au Tchad en juin dernier et de
Nadjo Kaïna (président de l’UNET, Union
nationale des étudiants du Tchad) arrêté en
août 2015 pour trouble à l’ordre public et
usage de faux, et dont le procès a été
reporté pour manque de preuves mais dont
la détention est maintenue sur fond de
grogne estudiantine depuis plusieurs
semaines.
La relégitimation sur la scène
internationale par le biais de l’intervention
au Mali et de la « lutte contre le
terrorisme » renforce la violence du
régime. Déby fait régner la terreur mais
excelle dans les jeux d’alliances et
d’image. C’est peut-être
dans ce domaine
qu’il réalise le mieux la fameuse « vitrine
de l’Afrique » qui lui tient tant à cœur.
Le maintien de l’opération Epervier de
Habré à Déby, alors que les objectifs
initiaux n’étaient plus d’actualité, en dit
long sur la continuité du soutien de la
France d’un régime à l’autre et questionne
cette alliance militaire. La proximité
militaire avec le Tchad s’enracine dans
l’Histoire. Ndjaména fut le point de
départ de la colonne Leclerc lors de la
seconde guerre mondiale, le Tchad a aussi
un imaginaire colonial et guerrier fort.
Il n’existe pas d’accords de défense, mais
en 1976 des accords de coopération
militaire technique sont signés. Ils
concernent l’aide au reformatage de
l’armée, l’appui logistique, le soutien à la
santé et le renseignement, avec des
coopérants militaires servant sous
uniforme tchadien. Aujourd’hui, cette
coopération s’oriente vers le
renforcement des capacités et s’articule
sur deux axes majeurs : la réorganisation
de l’armée et le soutien institutionnel à la
gendarmerie.
Mais l’armée tchadienne demeure une
armée protéiforme composée de militaires
de formation et d’ex-rebelles
intégrés au
fil des mesures de réconciliation. Armée
clanique, elle est redoutée pour sa
violence. En plus de l’absence d’uniforme
commun, sa structure reste peu lisible
malgré les réorganisations, et le pays a
jusque très récemment été épinglé pour la
présence d’enfants soldats dans ses
troupes. C’est le sinistre bilan de
décennies de coopération militaire, dont
la formation est fortement orientée sur le
maintien de l’ordre, et inspirée par les
doctrines de la guerre anti-subversive,
ou
guerre psychologique.
Dans un rapport publié en avril par le
CCFD-Terre
Solidaire, le politologue
Roland Marchal analyse « l’impasse
intellectuelle » dans laquelle se trouve la
coopération militaire : « la réforme de
l’armée aurait dû devenir le pilier de leur
politique car c’est seulement celle-ci
accomplie qu’un processus démocratique
digne de ce nom aurait une chance de
réussite. Or les Français sans se
désintéresser du problème n’iront jamais
jusqu’au bout de cette logique. Même au
début des années Déby, lorsque la
situation est politiquement tendue entre
Ndjamena et Paris, le débat porte plus
sur une réduction du nombre de
combattants (et le retour au Soudan
d’une bonne partie d’entre eux) que sur
une institutionnalisation de l’armée à
laquelle le nouveau Président n’a
absolument pas intérêt puisqu’il cesserait
alors d’être l’homme providentiel et
indispensable, seul capable de contrôler
ces fauteurs de trouble. Il y a là une
(fausse) naïveté et surtout un pari
dangereux maintenu jusqu’aujourd’hui
qui signifie que sans Déby il n’y a plus de
paix civile au Tchad et qu’avec lui
l’armée ne sera jamais une véritable
institution ».
Aujourd’hui, le Tchad est l’un des
principaux alliés de la France, comme en
témoigne l’implantation du centre de
commandement de l’opération Barkhane
à Ndjaména, devenue le point d’ancrage
du redéploiement de l’armée française en
Afrique. Les intérêts français continuent
ainsi de cautionner un régime violent,
quelles qu’en soit les conséquences pour
la population.