Depuis la réélection truquée du président Pierre Nkurunziza pour un troisième mandat illégitime en
juillet 2015, le Burundi semble s’approcher progressivement du précipice. Jean François
Dupaquier,
journaliste auteur de plusieurs ouvrages sur le Burundi et le Rwanda, nous livre son analyse.
Comment appréciez-vous
la situation
politique aujourd’hui au Burundi ?
Nous voyons s’installer une situation de
pré-génocide.
Ne jouons pas les prophètes de
malheur. Un génocide n’est jamais
une « fatalité ». Il peut ne pas éclater, pour
autant que la communauté internationale
montre davantage de détermination qu’au
Rwanda avant le 7 avril 1994.
Le Burundi a connu, en 1972, ce que
vous avez nommé un début de double
génocide, d’abord contre les Tutsi (plus
de mille morts), ensuite visant l’élite
hutu (cent mille à deux cents mille
morts), et de 1993 à 2003 une guerre
civile qui a entraîné des centaines de
milliers de victimes. Les Burundais
n’auraient-ils
pas tiré des leçons de ce
passé sanglant ?
L’immense majorité des Burundais a tiré
des leçons du passé et aspire à la paix dans le
cadre des Accords d’Arusha de 2000.
Malheureusement pas les dirigeants actuels. Je
suis frappé par les similitudes avec les
prémisses du génocide des Tutsi du Rwanda
début 1994. Malgré leurs dix ans de pouvoir, il
y a chez le président Nkurunziza et ses séides
une culture du ressentiment vis-à-vis
des Tutsi.
Ils n’arrivent pas à dépasser la tragédie
familiale qu’ils ont vécue en 1972 avec
l’assassinat de leurs pères par l’armée
burundaise, alors majoritairement tutsi.
Certains rêvent à voix haute d’une revanche
sous la forme de l’extermination des Tutsi.
Vous avez des exemples ?
Un virulent discours lu à la Radiotélévision
nationale le 3 octobre 2015 par le porte-parole
du parti présidentiel a donné le signal de
propos publics désormais décomplexés. Il a
été suivi le 1er novembre par une déclaration
du président du Sénat devant les chefs de
quartiers à Bujumbura, dans des termes
délibérément calqués sur ceux des «
génocidaires » rwandais en 1994 : « Un jour on
va travailler », « Si vous entendez le signal avec
une consigne que ça doit se terminer, les
émotions et les pleurs n’auront plus de place.
C’est comme ça ! (…) préparez-vous
», etc.
Le deuxième élément très inquiétant est
l’installation d’un pouvoir parallèle, prêt à
tout, recruté dans le même Lumpenproletariat
que les miliciens rwandais Interahamwe en
leur temps et formant ici encore la « ligue de
la jeunesse » du parti présidentiel, connue
sous le nom de Imbonerakure (« les
voyants »). Ces miliciens, qui portent parfois
des uniformes de l’armée ou de la police, ont
été dotés d’armes à feu, y compris d’armes
lourdes comme des mitrailleuses. Ils agissent
de concert avec la police, toute acquise à M.
Nkurunziza.
Quel rôle joue l’armée burundaise ?
L’armée burundaise issue des Accords
d’Arusha présentait un savant équilibre entre
groupes politico-sociaux.
Lors des premières
manifestations de la société civile pour
protester contre le troisième mandat de
Nkurunziza, on avait vu des militaires
s’opposer aux exactions de la police pour
protéger la population. Depuis, le régime y a
mis bon ordre : les unités militaires
démocrates ont été éloignées de la capitale,
les gradés « suspects » font actuellement
l’objet d’un procès aux allures de sinistre
farce. La décomposition de l’armée est voulue
par le pouvoir pour affaiblir les éléments
modérés qui pourraient résister à la course à
l’abîme. Depuis septembre 2015, les
désertions s’amplifient. Des militaires
prennent le maquis par centaines avec armes
et bagages pour rejoindre la résistance des
Forces républicaines du Burundi (FOREBU).
Contrairement à ce que prétend le régime, il
n’y a pas eu, le 11 décembre dernier, d’attaque
rebelle simultanée contre trois casernes, mais
trois séditions de militaires exaspérés qui ont
tenté de piller les magasins d’armes avant de
prendre le maquis.
Quelle est la stratégie de M. Nkurunziza ?
Autre point commun avec la situation du
Rwanda dans les mois précédant le génocide
des Tutsi : le président Nkurunziza a choisi la
stratégie du chaos. Il s’agit d’instiller la peur
pour briser toute opposition. Le désordre est
créé par un pouvoir qui se dit incapable de
contrôler la situation sécuritaire. Or presque
tous les assassinats, comme les lancers de
grenades dans la capitale Bujumbura, sont le
fait de la police et des Imbonerakure. De
même les soi-disant
découvertes de caches
d’armes. Sous couvert de ce chaos,
Nkurunziza compte se débarrasser de ses
opposants réels ou supposés. Cette
atmosphère d’intimidation et d’exécutions
extrajudiciaires a forcé à l’exil quelques deux
cents à deux cent cinquante mille Burundais.
Pourquoi le président Nkurunziza refuse-t-il
la force d’interposition de 5 000
hommes proposée par l’Union africaine ?
Précisément parce que cela empêcherait sa
stratégie du chaos. Il a menacé de leur
opposer l’armée burundaise. Ce qui a
visiblement décontenancé la communauté
internationale, l’Union africaine et l’ONU.
Quel espoir pour le Burundi ?
Il reste possible d’empêcher le président
Nkurunziza de consolider son pouvoir par des
massacres encore plus massifs que
précédemment, et qui pourraient dégénérer
en génocide. Si la communauté internationale
veut vraiment l’empêcher au Burundi, à la
différence de ce qui s’est passé au Rwanda en
1994, elle en a les moyens. La première mesure
serait de rapatrier les militaires burundais
mobilisés dans des opérations de maintien de
la paix, afin de renforcer les éléments
modérés. Il faut aussi couper les vivres au
régime de Nkurunziza, dont le budget dépend
pour 51 % de l’aide internationale. Sans cette
aide, il ne peut plus tenir.
La généralisation des interdictions de
sortie du territoire et des blocages de comptes
bancaires à l’étranger des hiérarques du
régime est un autre outil. Enfin, et c’est le plus
important, la Cour pénale internationale (CPI)
doit vraiment se saisir du dossier burundais et
ouvrir une enquête officielle des chefs de
crimes de génocide, crimes de guerre et
crimes contre l’humanité. La CPI a un dossier
sous le coude, mais il manque la volonté
politique de rassembler une équipe
d’investigation et ses groupes de protection.
Cette volonté doit venir du Conseil de sécurité
des Nations Unies et être accompagnée des
moyens financiers conséquents.
Propos recueillis par Raphaël Doridant