Survie

Niger : « Les autorités ne veulent pas qu’on parle des exactions sur le terrain »

rédigé le 7 juillet 2015 (mis en ligne le 1er septembre 2015) - Danyel Dubreuil, Moussa Tchangari

Le Niger connaît un inquiétant durcissement sécuritaire sous couvert de lutte contre le terrorisme. Entretien avec le militant Moussa Tchangari, de l’ONG Alternative Espaces Citoyens, arrêté et détenu 10 jours en garde à vue après un rapport critique sur l’évacuation forcée de populations des îles du lac Tchad dans le cadre de la lutte contre Boko Haram.

Le contexte

Moussa Tchangari est l’un des principaux animateurs des mouvements de défense des droits humains au Niger depuis plus de 20 ans. Porteur d’une parole très critique des pouvoirs politiques successifs au Niger, très impliqué dans les Forums Sociaux mondiaux qu’il suit depuis le début, il est un des représentants au Niger de cette pensée altermondialiste. Proche de Survie depuis des années, il a aussi beaucoup travaillé sur l’indépendance confisquée du Niger en 1960 et sur les mouvements indépendantistes de cette période.

Avec Alternative Espaces Citoyens, il se préoccupe ces derniers mois des graves violations des droits humains commises au nom de la « lutte contre le terrorisme », et en particulier lors des opérations contre les groupes armés se revendiquant de Boko Haram. La zone du Lac Tchad est particulièrement touchée car elle sert de « zone de repli » pour Boko Haram qui pratique des raids de pillage dans des villages de la partie du Niger frontalière avec le nord du Nigeria, pour y prendre les récoltes et le bétail. Cette zone est donc régulièrement au cœur des opérations menées par les armées nigérienne, tchadienne et camerounaise.

Billets : Bonjour Moussa Tchangari, est­ ce que vous pouvez nous rappeler ce sur quoi travaillait Alternative Espaces Citoyens (AEC) ces derniers mois ainsi que les conditions de votre arrestation ?

J’ai été arrêté le 18 mai 2015 aux environs de 13h par le service central de lutte contre le terrorisme où je m’étais rendu pour apporter de la nourriture à des chefs de village de la région de Diffa, qui avaient été eux­-mêmes arrêtés. Le directeur du service central m’a fait savoir que mon arrestation faisait suite à une interview que j’avais donnée à RFI et au cours de laquelle j’avais dénoncé l’arrestation de ces chefs de village accusés de refus de collaborer avec les forces de défense et de sécurité.

Au fil des interrogatoires, j’ai compris que mon arrestation était plutôt liée au travail de veille citoyenne que mène notre association dans la région de Diffa, où les autorités avaient pris des mesures particulièrement dures dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Dans ce cadre, l’association Alternative Espaces Citoyens, dont je suis le Secrétaire général, avait publié un premier rapport sur les conséquences socio­-économiques de l’état d’urgence décrété suite aux attaques de février dernier, puis un second rapport sur le déplacement forcé des populations des îles du lac Tchad au début du mois de mai.

C’est donc ce travail de suivi des impacts de la lutte contre le terrorisme sur la situation des droits humains qui ne plaît pas aux autorités en place ; car nos rapports ont dénoncé les mesures prises par les autorités, en particulier le déplacement forcé des populations, comme une violation très grave et inédite des droits humains au Niger.

On sait que pendant les guerres des milliers de personnes se déplacent, mais elles le font d’elles mêmes, poussées par les menaces engendrées par les affrontements. Mais dans ce cas précis, il s’agit de déplacements sous la menace d’un État qui dit à sa propre population « vous avez quelques jours pour quitter la zone, après quoi vous serez considérés comme des cibles ».

Suite à cet ultimatum, rien n’avait été prévu pour accueillir ces populations ?

Les gens ont été poussés à quitter leur lieu d’habitation, abandonnant parfois leurs biens, y compris leur cheptel. Beaucoup ont dû marcher sur des longues distances, sous la chaleur, la peur au ventre ; quelques personnes sont même mortes au cours de leur déplacement.

Lorsque ces personnes arrivent finalement quelque part, elles constatent que rien n’est prévu pour les assister. Les autorités n’ont pas traité ces personnes comme des citoyens, elles ont violé leurs droits les plus élémentaires. Ce qui s’est passé est vraiment très grave.

C’est la dénonciation de ces faits qui vous vaut une arrestation pour complicité de terrorisme et une garde à vue de dix jours (le maximum légal), aujourd’hui encore vous restez poursuivi. Pour quelles raisons ?

Les charges initiales ont été abandonnées, au profit de nouvelles accusations d’ « atteintes à la défense nationale et actes visant à démoraliser l’armée ». Beaucoup de partenaires d’AEC, beaucoup de chancelleries (dont la France) et une large partie de l’opinion nationale se sont mobilisées pour exiger ma libération.

Après ma libération, il y a eu des manifestations dans la rue pour exiger la fin du harcèlement dont sont victimes les défenseurs des droits de l’Homme, puisque je ne suis pas le seul dans ce cas. D’une certaine manière ma détention m’a permis de savoir quelles étaient les autres personnes arrêtées, de les interroger aussi, de voir quels étaient leurs problèmes. Beaucoup sont détenues arbitrairement, parfois battues et torturées avant même d’être emmenées en détention, je l’ai vu de mes yeux.

Le gouvernement nous reproche de ne pas parler des violations de Boko Haram, comme si Boko Haram était signataire d’un quelconque traité international, comme si c’était un gouvernement. Nous disons que les autorités nigériennes sont tenues de respecter le droit international humanitaire et les textes qu’elles ont signés ; bien entendu, ce n’est pas pour autant que nous nions les crimes et violations commis par Boko Haram, qui est un groupe terroriste, dont on sait qu’il ne se préoccupe point des droits humains.

Les autorités nigériennes ne veulent pas qu’on parle des exactions commises sur le terrain par certains éléments des forces de défense et de sécurité ; car, pour elles, cela pourrait les démoraliser et saper les actions de lutte contre le terrorisme. Le discours officiel travaille en permanence à une normalisation des exactions pour l’opinion publique nationale et internationale, et s’en prend aux voix qui s’y opposent.

Plus généralement quels sont les impacts sur les populations de la guerre contre le terrorisme menée par le Niger et soutenue par la France et les États­-Unis ?

La guerre contre le terrorisme a des conséquences multiples. D’abord sur le plan économique, les activités dans la région de Diffa sont très ralenties, et même pour certaines complètement arrêtées puisque le gouvernement a pris des mesures pour les interdire temporairement comme par exemple le commerce du poivron et du poisson qui est vital pour cette partie du pays. Or, cette partie du Niger était déjà durablement affaiblie à cause des conséquences du conflit qui s’éternise au nord­est du Nigeria.

D’une manière générale, le pays dans son ensemble paye un très lourd tribut à la guerre contre le terrorisme. Le budget de la Défense ne fait qu’augmenter sans pour autant que du point de vue de la sûreté du pays nous n’ayons plus de résultats. Ces augmentations des budgets militaires se font automatiquement au détriment des secteurs sociaux tels que l’éducation et la santé.

En dehors de cela, il faut dire aussi que cette situation sécuritaire très dégradée a ouvert la porte à l’installation au Niger de bases militaires étrangères, notamment françaises et américaines ; ce qui, à notre avis, est une remise en cause de la souveraineté du pays.

La France a placé le Niger au centre de son dispositif de renseignement pour l’opération Barkhane. Quel regard est­-ce que vous portez sur ce renouveau de l’alliance franco­-nigérienne ?

Je ne sais pas si on peut parler d’alliance, ce que je vois est un retour en force de l’impérialisme français au Niger comme cela fait longtemps qu’on ne l’avait pas vu. La situation concerne d’ailleurs tous les pays du Sahel, on pourrait presque dire que les groupes terroristes ont beaucoup aidé la France à obtenir des nouvelles bases militaires un peu partout, comme au Mali, au Burkina, au Niger, ce qui lui a permis de lancer l’opération Barkhane qui concerne l’ensemble de la zone.

D’un point de vue militaire, on peut dire que les groupes terroristes ont aidé la France à reprendre pied sur l’ensemble de la bande sahélo­-saharienne qui commençait à lui échapper.

A moins d’un an de la prochaine élection présidentielle, et après que vous avez organisé une grande manifestation contre les dérives autoritaires du pouvoir, comment voyez­-vous les choses ?

C’est bien sûr très difficile de dire ce qu’il va se passer. Mais les élections sont prévues et c’est une opportunité pour tout le monde. Pour l’opposition, c’est une opportunité pour essayer de provoquer l’alternance, on peut aussi voir émerger des candidats indépendants. Le régime en place va aussi tout faire pour remporter ces élections, mais aujourd’hui on ne peut pas dire ce qu’il va se passer.

Le contexte de lutte contre le terrorisme ne doit pas empêcher que les élections se tiennent. Au Nigeria par exemple ils ont fait des élections acceptables.

Selon moi cela devrait même être une source de motivation supplémentaire pour organiser ces élections et la plus grosse erreur serait de douter de l’intérêt de faire ces élections. Le contexte est très difficile mais ça doit au contraire pousser les autorités à faire la meilleure élection possible.

Propos recueillis le 28/06/2015 par Danyel Dubreuil

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 248 - juillet-août 2015
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