Survie

Centrafrique : un destin volé. Histoire d’une domination française

rédigé le 15 avril 2016 (mis en ligne le 14 avril 2020) - Mathieu Lopes

Entretien avec Yanis Thomas, membre de Survie, auteur d’un nouveau Dossier Noir qui sort aux éditions Agone le 15 avril 2016.


Pourquoi avoir écrit ce livre ?

À la base, je n’ai pas d’affinité particulière avec la Centrafrique. Mon sujet d’étude est plutôt l’armée française et ses interventions militaires en Afrique. J’ai commencé à me pencher sur ce pays en décembre 2012, au moment où la Séléka, la rébellion qui renversera peu après François Bozizé (à la tête du pays depuis 2003), lance son offensive. De fil en aiguille, et en travaillant sur les raisons de l’émergence de cette énième rébellion, je me suis plongé dans l’histoire de la colonisation et de la néo-colonisation française dans ce pays. Et ce que j’en ai lu m’a profondément révolté. D’où l’idée de rappeler au public la réalité de l’action de la France dans cette contrée. À cela s’ajoute la volonté de donner un éclairage sur les tenants et les aboutissants de la crise actuelle, et, là encore, sur la place de la France dans cette affaire.
Le livre effectue une importante remise en contexte historique de la crise actuelle. Pourquoi parler de "l’histoire d’une domination" ?
S’il s’agit d’une « histoire d’une domination », c’est parce que le but est de montrer comment la France a pesé de façon déterminante à chaque période clef de l’histoire centrafricaine contemporaine. L’approche historique me paraît essentielle car elle permet de rappeler et de cristalliser une analyse des événements. Face au flot médiatique, c’est une sorte de barrage mémoriel. D’une certaine façon, ce livre est une lutte contre l’oubli.
Ce pays est méconnu, pourtant tu as travaillé uniquement avec des sources ouvertes.
Effectivement, la Centrafrique est un pays plutôt méconnu des Français. C’est un pays peu touristique, à l’inverse de pays d’Afrique de l’Ouest comme le Sénégal. La diaspora centrafricaine en France n’est pas non plus très importante, comme peut l’être la diaspora malienne, ce qui ne concourt pas à le faire mieux connaître. Je serais tenté de dire qu’il y a un certain désintérêt pour cette région. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’informations sur ce qui s’y passe. C’est juste qu’elles n’intéressent pas grand monde. C’est un des enjeux de ce livre : éveiller la curiosité du lecteur pour un pays marginalisé mais dans lequel la France a une influence particulièrement néfaste.
Il y a eu un soudain intérêt médiatique pour la Centrafrique avant l’intervention française. Quelle était la réalité du risque de "génocide" brandi par les autorités françaises ?
C’est un classique : avant toute intervention militaire française, il est nécessaire de préparer nos concitoyens à une telle intervention. Il s’agit de gagner les cœurs et les esprits, afin de susciter l’approbation du public. Dans cette dynamique, tous les moyens sont bons. On se souvient comment George W. Bush avait construit sa propagande sur les armes de destruction massive avant d’intervenir en Irak en 2003. Dans le cas qui nous concerne, a été mise en avant l’idée d’un risque de génocide, notamment par Laurent Fabius, le ministre français des affaires étrangères, en novembre 2013. Ce qui est intéressant, c’est que celui-ci ne précise à aucun moment un génocide de qui contre qui… En réalité, il s’agit d’une situation de guerre civile, mais c’est moins vendeur que « génocide » sur le marché de l’indignation.
Il a aussi été question de "conflit inter-religieux". Qu’en était-il réellement ? Quels étaient les enjeux réels de la crise ?
À mon sens, le fait religieux n’est pas à la base du conflit. On n’est pas dans la situation du nord du Mali, avec une déstabilisation du pays par des groupes armés se réclamant d’un islam rigoriste et violent. Concrètement, la Séléka composée de Centrafricains du nord-est du pays, de Tchadiens et de Soudanais, majoritairement d’obédience musulmane, s’en prend principalement lors de sa prise du pouvoir et par la suite, aux populations du sud et de l’ouest du pays, considérées comme chrétiennes. Les milices villageoises d’autodéfense et les anciens soldats de l’armée centrafricaine restés fidèles à Bozizé, regroupés sous le terme « d’anti-balaka », qui s’opposent à la rébellion, sont aussi présentés comme chrétiens et s’attaquent principalement aux membres de la communauté musulmane. Ce qui amène à une présentation réductrice du conflit en une lutte interconfessionnelle, occultant au passage ses aspects sociaux-économiques. En réalité, les enjeux liés à la crise sont de deux ordres : politique et économique. Au niveau politique, il y a une volonté du Tchad, allié au Soudan, de renverser le régime de François Bozizé, avec, au moins, le consentement tacite de la France. Au niveau économique, se pose la question de l’exploitation des ressources naturelles présentes en Centrafrique. Le diamant bien sûr, mais aussi le bois et surtout le pétrole. En effet, le nord de la Centrafrique recèlerait des gisements d’hydrocarbures, lesquels seraient connectés aux zones pétrolifères mises en exploitation du coté tchadien de la frontière. Toute exploitation de cette ressource en Centrafrique pourrait réduire d’autant les réserves disponibles au Tchad…

Affichette hostile aux soldats tchadiens au camp de l’aéroport de Bangui. Photo CC UNHCR / S. Phelps


En quoi a consisté l’intervention française ? A-t-elle au moins fait baisser le niveau de violence ?
L’opération française Sangaris, lancée début décembre 2013 se veut une opération coup de poing, dans le style des opérations françaises historiques : le déploiement d’une poignée de parachutistes devait ramener le calme dans le pays. Or, son lancement est concomitant avec une offensive coordonnée des milices anti-balaka, fidèles à François Bozizé, le président déchu, sur Bangui le 5 décembre. La situation est particulièrement explosive. La première action de ce corps expéditionnaire français est de désarmer et de cantonner les membres de la Séléka. Ce faisant, il va donner un net avantage aux milices anti-balaka, qui vont d’autant plus s’en prendre à la communauté musulmane, assimilée à la Séléka. Donc, bien loin de diminuer, le niveau de violence va sensiblement augmenter à la suite du déploiement français. Et ce qui était prévu pour être une opération de courte durée va se transformer en un bourbier.

Quelle est la place des élections dans l’intervention française ?
Les élections ont une place centrale dans la stratégie française. Le fait de tenir des élections, en l’occurrence présidentielles et législatives, permet de faire croire à une sortie de crise. C’est pourquoi la diplomatie française a pesé de tout son poids pour que celles-ci se tiennent au plus vite, alors même que la situation du pays n’est en rien stabilisée. L’enjeu est de pouvoir claironner que la France a réussi sa mission, qu’elle a œuvré au retour à un ordre constitutionnel, que l’opération Sangaris est un succès. La situation étant annoncée comme revenue à la normale, il est désormais possible de prévoir une réduction importante des effectifs sur place, sans que cela ne soit assimilable à une débâcle. En clair, une façon de sortir du bourbier la tête haute.
Si ce n’est pas une intervention dans le cadre de l’anti-terrorisme, quelle est la typologie de cette intervention ?
L’opération Sangaris s’inscrit pleinement dans le cadre de la « nouvelle doctrine » tel qu’expliquée par Raphaël Granvaud dans son ouvrage « Que fait l’armée française en Afrique ». À l’inverse de ce qui a pu se passer pour l’opération Serval au Mali, où la France avait tordu le droit international pour pouvoir intervenir, la doctrine française habituelle a été appliquée au cas centrafricain. L’armée s’est déployée en vertu d’une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies, dans le but de soutenir une force africaine. La France a cherché à multilatéraliser son action en promouvant la mise en place d’une force européenne (qui sera au final de faible ampleur). Autant d’éléments visant à casser son image de gendarme de l’Afrique. Sur le terrain, l’armée française reste en réalité prépondérante et agit de façon totalement indépendante.
Y-a-t-il eu des manifestations d’hostilité à l’intervention française en Centrafrique ?
En effet, il y a eu à Bangui fin décembre 2013 des manifestations d’hostilité à l’égard de l’intervention française. Les membres de la communauté musulmane manifestaient pour dénoncer la partialité des troupes françaises, accusées de ne pas en faire assez pour désarmer les miliciens anti-balaka. Plus récemment, on a pu voir les troupes de Sangaris faire l’objet d’insultes suite à la révélation de viols sur de jeunes garçons du camp de réfugiés de l’aéroport de Bangui par des soldats français.
Quel a été le jeu du Tchad, principal allié de la "lutte contre le terrorisme" de la France en Afrique, dans la crise ?
Depuis le début des années 2000, le Tchad a un poids considérable dans les affaires intérieures centrafricaines. On se souvient ainsi qu’Idriss Déby avait directement appuyé le général rebelle François Bozizé en 2002-2003 dans sa lutte pour renverser le président Ange-Félix Patassé. Le Tchad avait notamment servi de base arrière à la guérilla. L’action de ce pays dans la crise actuelle est tout aussi importante. Les principaux leaders de la Séléka, à commencer par Noureddine Adam, le plus virulent d’entre eux, ont de solides connexions à N’Djaména. De nombreux éléments témoignent par ailleurs d’une forte collusion entre les forces armées tchadiennes et les soldats de cette rébellion. Le jeu du régime tchadien est donc particulièrement trouble. Pour autant, cela ne semble pas avoir perturbé la diplomatie française, qui fait de celui-ci le pilier de son dispositif militaire en Afrique. Il est effarant de voir comment la France s’appuie pour sa « guerre contre le terrorisme » en Afrique de l’Ouest sur une dictature sanglante qui contribue à déstabiliser un de ses voisins.
Propos recueillis par Mathieu Lopes

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 256 - avril 2016
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