Maître Safya Akorri et Me Jean Simon étaient les avocats de Survie, partie civile dans le procès intenté à Octavien Ngenzi et Tito Barahira. Ils reviennent sur huit semaines de débats lors desquels il a été aussi question du négationnisme et des responsabilités françaises.
Billets : En quoi ce procès est-il un moment important selon vous ?
Me SIMON Tout d’abord, la Cour d’Assises de Paris a réaffirmé que le génocide des Tutsi au Rwanda perpétré d’avril à juillet 1994 est une réalité incontestable : c’est un constat judiciaire non susceptible de remise en cause, avéré et reconnu au-delà de tout doute raisonnable.
Me AKORRI Ce procès a permis de juger la responsabilité de deux hommes, de se prononcer sur leur culpabilité, leur degré d’implication, leur participation à ce génocide, à cette horreur absolue qui a fait d’avril à juillet 1994, entre 800.000 et un million de victimes, et de déterminer, sur le territoire de la commune de Kabarondo (Est du Rwanda) ce qu’ils avaient fait et s’ils étaient coupables des faits qui leur étaient reprochés.
On nous oppose parfois qu’il n’y a pas eu planification. Qu’en dit ce jugement ? Qu’en a-t-on dit pendant ce procès ?
Me SIMON Dès 1990, des massacres visant les Tutsi avaient lieu au Rwanda, organisés par les autorités du pays. En 1993, la commission d’enquête internationale à laquelle participaient la FIDH et Survie a documenté les massacres en cours. Avant même la sortie de son rapport, Jean Carbonare, à l’époque président de Survie et membre de cette commission, est intervenu au journal télévisé d’Antenne 2, fin janvier 1993 : « Ce qui nous a beaucoup frappés au Rwanda, c’est à la fois l’ampleur, la systématisation, l’organisation même, de ces massacres. [...] Il y a un mécanisme qui se met en route [...] On a parlé de purification ethnique, de génocide, de crimes contre l’humanité [...] nous insistons beaucoup sur ces mots ». Génocide, le mot est prononcé. Plus d’un an avant le 7 avril 1994. Et il n’y aurait pas eu planification ?
Me AKORRI Lors du procès a été cité le bulletin du diocèse de Kibungo, qui répertorie les massacres dans les églises : ils ont éclaté dans tout le pays (sauf quelques poches de résistance d’autorités préfectorales, de bourgmestres ou de simples cultivateurs). Les églises, jusqu’alors lieux d’asile, ont servi partout de lieux de rassemblement pour faciliter les tueries. Partout milices, gendarmes et forces armées travaillaient en coordination. Partout les mêmes méthodes, les mêmes armes, au même moment. Et il n’y aurait pas eu planification ? Le procureur l’a rappelé : chaque niveau d’organisation étatique a été impliqué, et l’historienne Alison Desforges avait déjà démontré que les bourgmestres ont été un relais de mobilisation essentiel, dont le zèle a permis une organisation meurtrière efficace.
Il a été question de négationnisme jusque dans les plaidoiries, n’est-ce pas ?
Me AKORRI & Me SIMON Le négationnisme appartient au génocide. Il n’y a pas de génocide sans négationnisme. Dans le cas du génocide des Tutsi, la théorie du « double génocide » en est la forme la plus élaborée. Les accusés se sont révélés ambivalents dans leur stratégie de défense prétendant reconnaitre qu’il y avait bel et bien eu un génocide des Tutsi au Rwanda en 1994, tout en évoquant des « génocides régionaux » et ce après avoir fait citer des témoins qui ne parlaient que de violations des droits de l’Homme commises par le Front Patriotique Rwandais et le gouvernement rwandais actuel. Comme si mettre des morts en face de morts pouvait excuser ou pire justifier. Lors de son audition, l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau a d’ailleurs fait remarquer le caractère négationniste de tels propos. En tout état de cause, la période visée par ce procès était celle d’avril 1994.
Une question qui intéresse Survie. Me Simon, dans votre plaidoirie, vous avez dit que ce procès n’était pas celui de la responsabilité de l’État français ?
Me SIMON En effet, c’était celui d’Octavien Ngenzi et Tito Barahira. Mais comment ne pas rappeler les propos du professeur Audoin-Rouzeau qui, répondant à un juré, a évoqué un sujet douloureux pour lui : la « politique extraordinairement mal conduite de la France ». Il a souligné que la France n’avait pas voulu voir ce que signifiaient les massacres de Tutsi commis entre 1990 et 1994, avant le déclenchement du génocide ; qu’en février 1993, les militaires français avaient pris le commandement des Forces Armées Rwandaises (FAR) en passe d’être défaites par le FPR, en dehors de tout contrôle parlementaire et sans que la société civile en soit informée ; que la France avait évacué ses ressortissants sans évacuer les Tutsi employés par les institutions françaises, abandonnés malgré leurs supplications ; que la première semaine de l’opération Turquoise (22 juin – 22 août 1994) ne relevait pas d’une intention humanitaire mais de co-belligérance avec le gouvernement génocidaire pour empêcher la progression du (FPR) ; que la France avait laissé passer les génocidaires sans les arrêter lorsqu’ils fuyaient vers le Zaïre, avec pour conséquence l’installation aux frontières du Rwanda de camps de réfugiés et d’organisations politico-militaires qui voulaient prendre leur revanche.
Ce sont ces raisons qui ont amené Survie à soutenir les plaintes pour complicité de génocide déposées en 2005 par des rescapés tutsi contre des soldats français de l’opération Turquoise, et à se porter civile à leurs côtés. Le verdict du procès Ngenzi-Barahira est très lourd : les deux accusés sont condamnés à la réclusion à perpétuité. Ils ont été jugés en France au nom de la compétence universelle ?
Me AKORRI Je voudrais tout d’abord dire que pour les avocats que nous sommes, habitués à la défense, cette condamnation est lourde pour les accusés, même si elle est juste. Elle est lourde de sens, aussi. Effectivement, depuis la fermeture du Tribunal Pénal International pour le Rwanda, seules les juridictions nationales peuvent encore juger ce crime imprescriptible. En France s’applique une loi qui donne dans ce cas compétence à nos juges de juger sur notre sol des crimes commis par des étrangers à l’étranger. Il en va de même dans de nombreux pays, dont le Rwanda, mais comme jusqu’à présent, la Cour de Cassation refuse d’extrader vers le Rwanda les personnes accusées de génocide (contrairement au TPIR ou à la justice du Canada et de plusieurs pays européens), elle se doit de les juger.
Et maintenant ?
Me SIMON La justice française s’honore de poursuivre les génocidaires rwandais, mais en a–telle les moyens ? Au rythme des procès annoncés, on peut craindre que les témoins ne meurent avant d’entendre condamner leurs bourreaux, et même avant de pouvoir être entendus.
Propos recueillis par Laurence Dawidowicz