Survie

D’une guerre à l’autre

rédigé le 5 octobre 2016 (mis en ligne le 2 février 2017) - Raphaël Granvaud

Du bilan de l’opération Harmattan en 2011 à la présence des forces spéciales et clandestines en Libye aujourd’hui, en passant par les soupçons de financement de la campagne électorale de Sarkozy en 2007, le dossier libyen s’invite à nouveau dans l’actualité française.

« Est­-ce que je regrette cette in­tervention ? La réponse est non. Qui d’ailleurs pourrait regretter la présence de M. Kadhafi à la tête de la Li­bye, un dictateur parmi les plus cruels que cette région ait connus ? », avait expliqué Sarkozy au Monde l’année dernière. S’il n’en reste qu’un à défendre l’opération militaire menée en 2011 en Libye, ce sera son princi­pal artisan. Ce faisant, Nicolas Sarkozy confirmait au passage que l’objectif était bien d’éliminer le dictateur libyen, ce que des officiels américains et anglais moins pu­dibonds ont déjà reconnu à plusieurs re­prises. Au début de l’année, Robert Gates, l’ancien secrétaire d’État à la Défense confiait par exemple au New York Times : « On a maintenu la fiction, mais je ne me rappelle pas un seul jour où nous n’ayons eu l’espoir que Kadhafi soit dans l’un des centres de commandement visés par nos frappes » (Le Figaro, 03/08). François Fillon, alors Premier ministre français, a également pris ses distances avec la « fiction », recon­naissant une « erreur d’analyse » (cf. Billets n°260, septembre 2016), et donnant même raison à Poutine quand celui­-ci a accusé la France d’avoir orchestré l’assassinat de Kadhafi : « Bref, il m’a fait toute une dé­monstration : les avions français qui bloquent la colonne de Kadhafi, les forces spéciales sur le terrain... Même si ce n’est pas nous qui avons appuyé sur la gâchette, l’honnêteté m’oblige à dire que ses argu­ments n’étaient pas tous fallacieux » (Socie­ty, mars 2015).

Financement libyen : de nouveaux indices

Si l’ex­-Président défend son bilan, c’est peut­-être aussi pour des raisons plus personnelles. Mediapart, qui enquête depuis plusieurs années sur le possible financement de la campagne de Sarkozy en 2007 par le régime de Kadhafi, vient en effet d’apporter de nouveaux éléments à l’appui de ce scéna­rio. Selon ses révélations du 27 septembre, « le juge d’instruction parisien Serge Tour­naire et les policiers de l’Office central de lutte contre la corruption (OCLCIFF) ont obtenu la communication des notes ma­nuscrites de Choukri Ghanem ». Ce dernier, qui était chef du gouvernement libyen de 2003 à 2006 et ministre du Pétrole de 2006 à 2011, détaille dans un carnet « une série de versements occultes pour au moins 6,5 mil­lions d’euros » survenus en 2007, selon le journal en ligne, pendant la lune de miel des relations Sarkozy­-Kadhafi. Choukri Ghanem ne viendra pas témoigner : un matin d’avril 2012, il a été retrouvé flottant dans le Da­nube, le lendemain de la révélation par Me­diapart du 1er document « évoquant l’accord de principe des autorités pour fi­nancer, à hauteur de 50 millions d’euros, la campagne électorale du président de l’UMP ». La police autrichienne a prudem­ment conclu à une noyade après crise car­diaque, mais cette mort est jugée « hautement suspecte » par divers services de renseignement, si l’on en croit la messagerie privée d’Hillary Clinton, alors secré­taire d’État, rendue publique aux États­Unis. Alors que Choukri Ghanem était « impliqué dans des transactions pétrolières troubles (...) beaucoup de gens pensent qu’il a été réduit au silence par des membres du ré­gime [Kadhafi] ou des mafias étrangères », selon Christopher Stevens, ambassadeur américain en Libye. Selon le journaliste li­byen Amer Albayati, qui était en contact avec lui, mais affirme ne pas avoir eu connais­sance de ce carnet, « il a pu être tué pour différentes raisons, en rapport avec des contrats pétroliers qui se sont accompagnés de malversations, ou encore en lien avec des pots­-de­-vin qui ont alimenté des politi­ciens en France, en Italie et en Angleterre » (Mediapart, 30/09).

La perfide Albion

Le 14 septembre dernier, les parlemen­taires anglais ont quant à eux publié un rapport très critique : « une intervention destinée à protéger les civils s’est transformée en une politique visant à un change­ment de régime en Libye avec des moyens militaires », expliquent-­ils pour ceux qui ne s’en étaient pas encore rendu compte. Le rapport met en cause l’action du Premier ministre britannique, David Cameron, mais également celui du président français d’alors. Interrogé par la BBC, Crispin Blunt, président (conservateur) de la commission des affaires étrangères des Communes, ré­sumait : « Nous avons été entraînés à inter­venir par l’enthousiasme des Français » alors que « d’après les indices que nous avons rassemblés, la menace envers les ci­vils de Benghazi a été largement exagé­rée ». Mais surtout, le rapport fait état de l’analyse que Sidney Blumenthal, le conseiller d’Hillary Clinton, a envoyé à la se­crétaire d’État sur la base d’échanges qu’il a eus avec des officiers de renseignement français. Pour Blumenthal, les objectifs de Sarkozy en Libye sont de cinq ordres : « Le souhait d’obtenir une plus grande part de la production de pétrole libyenne » ; celui d’« accroître l’influence française en Afrique du Nord » ; de « permettre aux ar­mées françaises de réaffirmer leur position dans le monde » ; de « répondre aux (...) projets de Kadhafi de supplanter la France en Afrique francophone » et, enfin, la volon­té d’« améliorer sa situation politique en France ». « Quatre de ces cinq facteurs cor­respondaient à l’intérêt de la France. Le cinquième représentait l’intérêt politique personnel du président Sarkozy », conclut le rapport britannique.

Le jeu des sept erreurs

Il n’est pas inintéressant de comparer cette analyse avec le travail des parlemen­taires français, censés exercer eux­-aussi un regard critique (à défaut d’un contrôle) sur les actions de l’exécutif en matière militaire. Ainsi par exemple, le dernier et volumineux rapport (n°794) de la commission des Af­faires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, consacré au « bilan des opérations extérieures » depuis 2008, co­signé par des sénateurs socialistes et Républi­cains, estime à l’inverse que le « premier objectif » était bien « d’empêcher les troupes de Kadhafi de massacrer les populations en rébellion de la ville de Benghazi ». « Légali­té internationale respectée : résolution du CSNU [Conseil de Sécurité des Nations Unis] », notent également sans rire et de manière lapidaire les rapporteurs, oubliant de s’attarder sur le mandat largement outre­ passé de cette résolution, ce que même François Fillon a reconnu : « nous sommes allés bien au­-delà » (LeMonde.fr, 21/07). Et ce n’est quand même pas de notre faute si « une fois l’opération déclen­chée, l’adversaire n’a pas mani­festé la volonté de négocier »... Ce qui est par ailleurs inexact : rappelons que les forces de l’OTAN n’avaient tenu aucun compte d’une mission diploma­tique menée par l’Union afri­caine et acceptée par Kadhafi, ce qui relativise sérieusement le re­frain diplomatique français selon lequel notre pays ne chercherait qu’à promouvoir un règlement des crises africaines par les Afri­cains eux-mêmes... Est­-ce à dire que les parlementaires français vivent dans le meilleur des mondes (militaires) possibles ? Quand même pas, et puisqu’il faut bien émettre quelques cri­tiques, ils reconnaissent quelques « dommages collaté­raux » (sic) de l’intervention : « dissémination des stocks d’armes dans le Sahel et au­-delà, au profit de groupes terro­ristes armés, désordres poli­tiques internes et implantation de groupes terroristes opérant sur ou à partir du territoire li­byen... » Mais on ne va pas chi­poter sur deux ou trois broutilles. D’ailleurs, celles-­ci ne résultent pas tant de l’interven­tion occidentale que de « l’ab­sence de projection au sol » et « de la grande réticence des di­rigeants et de l’opinion pu­blique libyenne d’accepter une opération de stabilisation post­-crise qui aurait été vécue comme une ingé­rence inacceptable ». Après plusieurs mois de bombardements, on se demande bien pourquoi...

Double jeu français

Les nouvelles autorités françaises n’ont pourtant pas renoncé à soigner les maux libyens par davantage d’ingérence. Pendant plusieurs mois, le ministère de la Défense a travaillé l’opinion publique internationale et les alliés occidentaux (USA, Grande-Bretagne et Italie) en vue d’une nouvelle inter­vention militaire dans le pays, pour lutter contre l’Organisation Etat Islamique (OEI). (cf. Billets n° 242, janvier 2015, et 253, jan­vier 2016). Devant l’hostilité des Libyens, toutes tendances confondues, à ce scénario, elles semblent s’être fait une raison, d’autant que les combattants de l’organisation terro­riste paraissent en voie d’être défaits à Syrte sans autre participations étrangères que la présence de conseillers des forces spéciales de divers pays et des bombardements amé­ricains. Au passage, selon l’ancien diplomate Patrick Hamzadeh, on apprend que « les chiffres — répétés en boucle à partir des évaluations des seuls services de renseigne­ment occidentaux — de 6 000 combattants de l’OEI à Syrte occupant un territoire de 200 km se sont une fois de plus révélés faux, les chiffres réels n’ayant probablement ja­mais dépassé les 1 500 combattants » (Orient XXI, 19/09). Fidèle au principe selon lequel on ne met pas tous ses œufs dans le même panier, la France (mais sans doute aussi les États-­Unis et la Grande­-Bretagne) appuie à la fois le gouvernement d’union nationale basé à Tripoli, de Faïez Sarraj, qu’elle a contribué à imposer via l’ONU, mais également les forces du général Haftar, lié au parlement de Tobrouk, qui lui conteste sa légitimité. Une attitude qui sus­cite la perplexité des observateurs et de cer­tains pays. « Tout cela est très obscur », juge la chercheuse Virginie Collombier qui rap­pelle : « L’Italie s’est d’ailleurs plainte ré­cemment en se demandant ouvertement : "Que font les Français ? Nous sommes tous censés soutenir le gouvernement d’Union nationale, et eux se battent aux côtés d’Haftar" » (Médiapart, 09/09). Faïez Sarraj lui-même avait dénoncé l’«  ingérence inac­ceptable » que constituait « la présence mili­taire [française] dans l’est » du pays. Forcé de reconnaître cette présence de membres des forces clandestines de la DGSE après la mort de trois d’entre eux dans un hélico­ptère des troupes d’Haftar (cf. Billets n°260, septembre 2016), le ministre de la Défense français a, le 26 juillet dernier, justifié cette présence devant les parlementaires par les impératifs de la lutte contre l’organisation Etat Islamique à Derna et à Benghazi et indi­qué que l’action militaire de la France en Li­bye consistait uniquement à « recueillir le maximum de renseignements, par diffé­rents moyens ».

Haftar rebat les cartes

Sauf que le gros des troupes de l’OEI sont à Syrte et ne sont pas combattues par Haftar, mais par des milices de la ville de Misrata. « Contrairement aux Américains et aux Britanniques, les forces spéciales fran­çaises, qu’elles relèvent des armées ou de la DGSE » ne semblent pas non plus « être en­gagées dans le secteur de Syrte. C’est-­à-dire contre Daech », note aussi le journaliste spécialisé J.­D. Merchet (L’Opinion, 20/07). En revanche, le général et aspirant dictateur vient de faire main-­basse sur les installations pétrolières du pays. « Au plan militaire », estime Patrick Hamzadeh dans Orient XXI, « les soutiens directs de l’Égypte, des Émi­rats arabes unis et de la France (...) lui ont probablement été d’une grande utilité pour lancer son offensive du 11 septembre contre les terminaux pétroliers ». Les États­-Unis et les Européens (France, Allemagne, Italie, Espagne, Royaume­-Uni) ont, après le représentant de l’ONU Martin Kobler, condamné ce coup de force dans un com­muniqué commun. Mais la France a parallè­lement, par la voix de son ministre des Affaires étrangères, appelé le gouvernement de Sarraj à se montrer plus « inclusif » vis-­à-­vis de son rival. Pas sûr que ce dernier se montre moins intransigeant, même si le gouvernement d’union fait un geste d’ou­verture : le 21 septembre, une première car­gaison de pétrole a été autorisée à quitter le pays. « En principe, celle-­ci s’est faite sous les auspices de la NOC [compagnie natio­nale pétrolière libyenne] de Tripoli que la communauté internationale tient pour re­levant de la tutelle du gouvernement d’"union nationale" de Sarraj », note le correspondant du Monde Afrique à Tunis (26/09), « Mais le terrain est occupé par Haftar, ce qui nourrit bien des incerti­tudes ». Le 27 septembre, Faïez Sarraj a été reçu à l’Elysée qui a tenu à lui renouveler le « soutien très important » de la France.

Comme la corde soutient le pendu ?

« Monsieur Alexandre » à l’Elysée ?

Alexandre Djouhri, « l’homme d’affaires, à la réputation sulfureuse et la fortune mystérieuse », comme le présentent les journalistes de l’Obs (29/09), et qui est déjà l’in­time de tant de personnalités de droite (Villepin, Sarkozy) et de grands patrons, a-­t­-il été adoubé par l’Elysée ? Il semble au moins « avoir des passerelles ou des informateurs au sein du pouvoir actuel » estime Mediapart (29/09). Les deux journaux se fondent sur des écoutes judiciaires réalisées dans le cadre d’une enquête sur le rival de Djouhri, Ziad Takieddine. Dans une discussion avec Bernard Squarcini (l’ancien patron du renseigne­ment intérieur de Nicolas Sarkozy), Djouhri revient sur l’exfiltration de Bachir Saleh, l’an­cien directeur de cabinet de Kadhafi recherché par Interpol, dont le nom venait d’apparaître sur la note révélée par Mediapart concernant le financement de la campagne électorale de Sarkozy par Kadhafi ; exfiltration que les deux amis avaient co­organisée... « D’après Djouhri, des émissaires du gouvernement français ont ainsi été envoyés à Sa­leh pour le pousser à révéler ses secrets en échange de l’abandon des poursuites judi­ciaires contre lui : "Ces enc.... [sic] du quai d’Orsay ont envoyé des mecs, et Valls est dans le coup. Pour dire à Bachir qu’ils peuvent enlever le mandat de l’Interpol s’il dit qu’il y a eu évidemment un financement." » Mais le même se flatte d’avoir obtenu un rendez­vous à l’Elysée (qui dément) et rapporte une conversation qui se serait tenue à son sujet : « Il [Hollande] a dit à table que j’étais un mec classe. Il a dit : “Il parle pas, il est fiable.” Il y avait Valls, il y avait Fabius. Et euh, il a dit que ce j’avais fait pour Bachir, je l’ai fait pour le pays. Même si politiquement il était contre, mais, lui, il a vraiment apprécié. »

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 261 - octobre 2016
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