Du bilan de l’opération Harmattan en 2011 à la présence des forces spéciales et clandestines en Libye aujourd’hui, en passant par les soupçons de financement de la campagne électorale de Sarkozy en 2007, le dossier libyen s’invite à nouveau dans l’actualité française.
« Est-ce que je regrette cette intervention ? La réponse est non. Qui d’ailleurs pourrait regretter la présence de M. Kadhafi à la tête de la Libye, un dictateur parmi les plus cruels que cette région ait connus ? », avait expliqué Sarkozy au Monde l’année dernière. S’il n’en reste qu’un à défendre l’opération militaire menée en 2011 en Libye, ce sera son principal artisan. Ce faisant, Nicolas Sarkozy confirmait au passage que l’objectif était bien d’éliminer le dictateur libyen, ce que des officiels américains et anglais moins pudibonds ont déjà reconnu à plusieurs reprises. Au début de l’année, Robert Gates, l’ancien secrétaire d’État à la Défense confiait par exemple au New York Times : « On a maintenu la fiction, mais je ne me rappelle pas un seul jour où nous n’ayons eu l’espoir que Kadhafi soit dans l’un des centres de commandement visés par nos frappes » (Le Figaro, 03/08). François Fillon, alors Premier ministre français, a également pris ses distances avec la « fiction », reconnaissant une « erreur d’analyse » (cf. Billets n°260, septembre 2016), et donnant même raison à Poutine quand celui-ci a accusé la France d’avoir orchestré l’assassinat de Kadhafi : « Bref, il m’a fait toute une démonstration : les avions français qui bloquent la colonne de Kadhafi, les forces spéciales sur le terrain... Même si ce n’est pas nous qui avons appuyé sur la gâchette, l’honnêteté m’oblige à dire que ses arguments n’étaient pas tous fallacieux » (Society, mars 2015).
Si l’ex-Président défend son bilan, c’est peut-être aussi pour des raisons plus personnelles. Mediapart, qui enquête depuis plusieurs années sur le possible financement de la campagne de Sarkozy en 2007 par le régime de Kadhafi, vient en effet d’apporter de nouveaux éléments à l’appui de ce scénario. Selon ses révélations du 27 septembre, « le juge d’instruction parisien Serge Tournaire et les policiers de l’Office central de lutte contre la corruption (OCLCIFF) ont obtenu la communication des notes manuscrites de Choukri Ghanem ». Ce dernier, qui était chef du gouvernement libyen de 2003 à 2006 et ministre du Pétrole de 2006 à 2011, détaille dans un carnet « une série de versements occultes pour au moins 6,5 millions d’euros » survenus en 2007, selon le journal en ligne, pendant la lune de miel des relations Sarkozy-Kadhafi. Choukri Ghanem ne viendra pas témoigner : un matin d’avril 2012, il a été retrouvé flottant dans le Danube, le lendemain de la révélation par Mediapart du 1er document « évoquant l’accord de principe des autorités pour financer, à hauteur de 50 millions d’euros, la campagne électorale du président de l’UMP ». La police autrichienne a prudemment conclu à une noyade après crise cardiaque, mais cette mort est jugée « hautement suspecte » par divers services de renseignement, si l’on en croit la messagerie privée d’Hillary Clinton, alors secrétaire d’État, rendue publique aux ÉtatsUnis. Alors que Choukri Ghanem était « impliqué dans des transactions pétrolières troubles (...) beaucoup de gens pensent qu’il a été réduit au silence par des membres du régime [Kadhafi] ou des mafias étrangères », selon Christopher Stevens, ambassadeur américain en Libye. Selon le journaliste libyen Amer Albayati, qui était en contact avec lui, mais affirme ne pas avoir eu connaissance de ce carnet, « il a pu être tué pour différentes raisons, en rapport avec des contrats pétroliers qui se sont accompagnés de malversations, ou encore en lien avec des pots-de-vin qui ont alimenté des politiciens en France, en Italie et en Angleterre » (Mediapart, 30/09).
Le 14 septembre dernier, les parlementaires anglais ont quant à eux publié un rapport très critique : « une intervention destinée à protéger les civils s’est transformée en une politique visant à un changement de régime en Libye avec des moyens militaires », expliquent-ils pour ceux qui ne s’en étaient pas encore rendu compte. Le rapport met en cause l’action du Premier ministre britannique, David Cameron, mais également celui du président français d’alors. Interrogé par la BBC, Crispin Blunt, président (conservateur) de la commission des affaires étrangères des Communes, résumait : « Nous avons été entraînés à intervenir par l’enthousiasme des Français » alors que « d’après les indices que nous avons rassemblés, la menace envers les civils de Benghazi a été largement exagérée ». Mais surtout, le rapport fait état de l’analyse que Sidney Blumenthal, le conseiller d’Hillary Clinton, a envoyé à la secrétaire d’État sur la base d’échanges qu’il a eus avec des officiers de renseignement français. Pour Blumenthal, les objectifs de Sarkozy en Libye sont de cinq ordres : « Le souhait d’obtenir une plus grande part de la production de pétrole libyenne » ; celui d’« accroître l’influence française en Afrique du Nord » ; de « permettre aux armées françaises de réaffirmer leur position dans le monde » ; de « répondre aux (...) projets de Kadhafi de supplanter la France en Afrique francophone » et, enfin, la volonté d’« améliorer sa situation politique en France ». « Quatre de ces cinq facteurs correspondaient à l’intérêt de la France. Le cinquième représentait l’intérêt politique personnel du président Sarkozy », conclut le rapport britannique.
Il n’est pas inintéressant de comparer cette analyse avec le travail des parlementaires français, censés exercer eux-aussi un regard critique (à défaut d’un contrôle) sur les actions de l’exécutif en matière militaire. Ainsi par exemple, le dernier et volumineux rapport (n°794) de la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, consacré au « bilan des opérations extérieures » depuis 2008, cosigné par des sénateurs socialistes et Républicains, estime à l’inverse que le « premier objectif » était bien « d’empêcher les troupes de Kadhafi de massacrer les populations en rébellion de la ville de Benghazi ». « Légalité internationale respectée : résolution du CSNU [Conseil de Sécurité des Nations Unis] », notent également sans rire et de manière lapidaire les rapporteurs, oubliant de s’attarder sur le mandat largement outre passé de cette résolution, ce que même François Fillon a reconnu : « nous sommes allés bien au-delà » (LeMonde.fr, 21/07). Et ce n’est quand même pas de notre faute si « une fois l’opération déclenchée, l’adversaire n’a pas manifesté la volonté de négocier »... Ce qui est par ailleurs inexact : rappelons que les forces de l’OTAN n’avaient tenu aucun compte d’une mission diplomatique menée par l’Union africaine et acceptée par Kadhafi, ce qui relativise sérieusement le refrain diplomatique français selon lequel notre pays ne chercherait qu’à promouvoir un règlement des crises africaines par les Africains eux-mêmes... Est-ce à dire que les parlementaires français vivent dans le meilleur des mondes (militaires) possibles ? Quand même pas, et puisqu’il faut bien émettre quelques critiques, ils reconnaissent quelques « dommages collatéraux » (sic) de l’intervention : « dissémination des stocks d’armes dans le Sahel et au-delà, au profit de groupes terroristes armés, désordres politiques internes et implantation de groupes terroristes opérant sur ou à partir du territoire libyen... » Mais on ne va pas chipoter sur deux ou trois broutilles. D’ailleurs, celles-ci ne résultent pas tant de l’intervention occidentale que de « l’absence de projection au sol » et « de la grande réticence des dirigeants et de l’opinion publique libyenne d’accepter une opération de stabilisation post-crise qui aurait été vécue comme une ingérence inacceptable ». Après plusieurs mois de bombardements, on se demande bien pourquoi...
Les nouvelles autorités françaises n’ont pourtant pas renoncé à soigner les maux libyens par davantage d’ingérence. Pendant plusieurs mois, le ministère de la Défense a travaillé l’opinion publique internationale et les alliés occidentaux (USA, Grande-Bretagne et Italie) en vue d’une nouvelle intervention militaire dans le pays, pour lutter contre l’Organisation Etat Islamique (OEI). (cf. Billets n° 242, janvier 2015, et 253, janvier 2016). Devant l’hostilité des Libyens, toutes tendances confondues, à ce scénario, elles semblent s’être fait une raison, d’autant que les combattants de l’organisation terroriste paraissent en voie d’être défaits à Syrte sans autre participations étrangères que la présence de conseillers des forces spéciales de divers pays et des bombardements américains. Au passage, selon l’ancien diplomate Patrick Hamzadeh, on apprend que « les chiffres — répétés en boucle à partir des évaluations des seuls services de renseignement occidentaux — de 6 000 combattants de l’OEI à Syrte occupant un territoire de 200 km se sont une fois de plus révélés faux, les chiffres réels n’ayant probablement jamais dépassé les 1 500 combattants » (Orient XXI, 19/09). Fidèle au principe selon lequel on ne met pas tous ses œufs dans le même panier, la France (mais sans doute aussi les États-Unis et la Grande-Bretagne) appuie à la fois le gouvernement d’union nationale basé à Tripoli, de Faïez Sarraj, qu’elle a contribué à imposer via l’ONU, mais également les forces du général Haftar, lié au parlement de Tobrouk, qui lui conteste sa légitimité. Une attitude qui suscite la perplexité des observateurs et de certains pays. « Tout cela est très obscur », juge la chercheuse Virginie Collombier qui rappelle : « L’Italie s’est d’ailleurs plainte récemment en se demandant ouvertement : "Que font les Français ? Nous sommes tous censés soutenir le gouvernement d’Union nationale, et eux se battent aux côtés d’Haftar" » (Médiapart, 09/09). Faïez Sarraj lui-même avait dénoncé l’« ingérence inacceptable » que constituait « la présence militaire [française] dans l’est » du pays. Forcé de reconnaître cette présence de membres des forces clandestines de la DGSE après la mort de trois d’entre eux dans un hélicoptère des troupes d’Haftar (cf. Billets n°260, septembre 2016), le ministre de la Défense français a, le 26 juillet dernier, justifié cette présence devant les parlementaires par les impératifs de la lutte contre l’organisation Etat Islamique à Derna et à Benghazi et indiqué que l’action militaire de la France en Libye consistait uniquement à « recueillir le maximum de renseignements, par différents moyens ».
Sauf que le gros des troupes de l’OEI sont à Syrte et ne sont pas combattues par Haftar, mais par des milices de la ville de Misrata. « Contrairement aux Américains et aux Britanniques, les forces spéciales françaises, qu’elles relèvent des armées ou de la DGSE » ne semblent pas non plus « être engagées dans le secteur de Syrte. C’est-à-dire contre Daech », note aussi le journaliste spécialisé J.D. Merchet (L’Opinion, 20/07). En revanche, le général et aspirant dictateur vient de faire main-basse sur les installations pétrolières du pays. « Au plan militaire », estime Patrick Hamzadeh dans Orient XXI, « les soutiens directs de l’Égypte, des Émirats arabes unis et de la France (...) lui ont probablement été d’une grande utilité pour lancer son offensive du 11 septembre contre les terminaux pétroliers ». Les États-Unis et les Européens (France, Allemagne, Italie, Espagne, Royaume-Uni) ont, après le représentant de l’ONU Martin Kobler, condamné ce coup de force dans un communiqué commun. Mais la France a parallèlement, par la voix de son ministre des Affaires étrangères, appelé le gouvernement de Sarraj à se montrer plus « inclusif » vis-à-vis de son rival. Pas sûr que ce dernier se montre moins intransigeant, même si le gouvernement d’union fait un geste d’ouverture : le 21 septembre, une première cargaison de pétrole a été autorisée à quitter le pays. « En principe, celle-ci s’est faite sous les auspices de la NOC [compagnie nationale pétrolière libyenne] de Tripoli que la communauté internationale tient pour relevant de la tutelle du gouvernement d’"union nationale" de Sarraj », note le correspondant du Monde Afrique à Tunis (26/09), « Mais le terrain est occupé par Haftar, ce qui nourrit bien des incertitudes ». Le 27 septembre, Faïez Sarraj a été reçu à l’Elysée qui a tenu à lui renouveler le « soutien très important » de la France.
Comme la corde soutient le pendu ?
« Monsieur Alexandre » à l’Elysée ?
Alexandre Djouhri, « l’homme d’affaires, à la réputation sulfureuse et la fortune mystérieuse », comme le présentent les journalistes de l’Obs (29/09), et qui est déjà l’intime de tant de personnalités de droite (Villepin, Sarkozy) et de grands patrons, a-t-il été adoubé par l’Elysée ? Il semble au moins « avoir des passerelles ou des informateurs au sein du pouvoir actuel » estime Mediapart (29/09). Les deux journaux se fondent sur des écoutes judiciaires réalisées dans le cadre d’une enquête sur le rival de Djouhri, Ziad Takieddine. Dans une discussion avec Bernard Squarcini (l’ancien patron du renseignement intérieur de Nicolas Sarkozy), Djouhri revient sur l’exfiltration de Bachir Saleh, l’ancien directeur de cabinet de Kadhafi recherché par Interpol, dont le nom venait d’apparaître sur la note révélée par Mediapart concernant le financement de la campagne électorale de Sarkozy par Kadhafi ; exfiltration que les deux amis avaient coorganisée... « D’après Djouhri, des émissaires du gouvernement français ont ainsi été envoyés à Saleh pour le pousser à révéler ses secrets en échange de l’abandon des poursuites judiciaires contre lui : "Ces enc.... [sic] du quai d’Orsay ont envoyé des mecs, et Valls est dans le coup. Pour dire à Bachir qu’ils peuvent enlever le mandat de l’Interpol s’il dit qu’il y a eu évidemment un financement." » Mais le même se flatte d’avoir obtenu un rendezvous à l’Elysée (qui dément) et rapporte une conversation qui se serait tenue à son sujet : « Il [Hollande] a dit à table que j’étais un mec classe. Il a dit : “Il parle pas, il est fiable.” Il y avait Valls, il y avait Fabius. Et euh, il a dit que ce j’avais fait pour Bachir, je l’ai fait pour le pays. Même si politiquement il était contre, mais, lui, il a vraiment apprécié. »