Survie

Le juge demande à la France la levée du secret défense

rédigé le 5 novembre 2016 (mis en ligne le 20 décembre 2016) - Bruno Jaffré

L’insurrection qui a chassé Blaise Compaoré en octobre 2014 a réveillé la justice burkinabè. La revendication de vérité et de justice, à propos de l’assassinat de Thomas Sankara, portée par les insurgés, a été une des premières prises en compte par le pouvoir issu de l’insurrec­tion. Aujourd’hui, avec une demande officielle de déclassification par le juge en charge de l’instruction, les soupçons se rapprochent officiellement de la France.

Depuis une enquête a été confiée au juge d’instruction François Yaméogo. Le juge aurait déjà auditionné une centaine de personnes dont l’actuel pré­sident de l’Assemblée nationale, Salif Diallo, qui se trouvait avec Blaise Compaoré le 15 octobre 1987, jour de l’assassinat [1]. Une preuve s’il en est que le juge entend pour­ suivre son enquête en toute indépendance. Quatorze personnes ont déjà été incul­pées dont Gilbert Diendéré, ancien chef du régiment de sécurité présidentielle, véritable numéro 2 du régime de Blaise Compaoré et auteur du coup d’Etat manqué de sep­tembre 2015. Les éléments relatifs aux rela­tions entre Blaise Compaoré et Charles Tay­lor, issus du procès de Charles Taylor devant le Tribunal spécial sur la Sierre Leone auraient aussi été versés au dossier. Dans un documentaire de l’italien Silvestro Monta­naro, plusieurs compa­gnons de Charles Taylor affirment avoir été pré­sents lors de l’assassinat et avoir reçu le soutien de la France et de la CIA [2]. Si Thomas Sankara a probablement été assassi­né par des militaires burkinabè, l’hypothèse d’une entente entre plusieurs pays se pré­cise.

Le gouvernement du Burkina va-t-­il se montrer très combatif pour exiger l’extradi­tion de Blaise Compaoré ? On peut légitime­ ment en douter, d’autant plus que, de son côté, il avait annoncé sa volonté de régler les questions relatives au séjour de Blaise Com­paoré en Côte d’Ivoire par la voie diplomatique. Ainsi, la demande d’extradition concernant l’affaire Sankara lancée en mars 2016, n’a reçu jusqu’ici aucune réponse offi­cielle des autorités ivoiriennes.

Depuis plusieurs années, le « réseau in­ternational justice pour Sankara justice pour l’Afrique », dont fait partie Survie, aux côtés de nombreuses autres associations, mène campagne pour l’ouverture d’une enquête parlementaire en France sur l’assassinat de Thomas Sankara. Les députés écologistes et ceux du Front de gauche ont déposé une demande en 2011 [3].

Sépulture supposée de Thomas Sankara. Photo Lexaeus 94.
Sépulture supposée de Thomas Sankara. Photo Lexaeus 94.

Sépulture supposée de Thomas Sankara. Photo Lexaeus 94.

De nombreuses initiatives sont venues l’appuyer : un meeting à Paris, de nombreux débats publics, deux campagnes de signa­tures, conférences de presse au Burkina en France, venue de Mariam Sankara et de son avocat, Maitre Bénéwendé Sankara à l’As­semblée nationale à Paris. Il a fallu attendre près de 5 ans et plusieurs courriers de dépu­tés burkinabè pour que le président de l’as­semblée nationale française, Claude Bartolone, daigne répondre. Dans une lettre adressée aux membres du réseau internatio­nal « Justice pour Sankara justice pour l’Afrique », il justifie ainsi son refus : « une telle commission d’enquête n’aurait aucun pouvoir pour conduire des investigations dans un autre État » et « la procédure judi­ciaire désormais ouverte au Burkina » lui semble « l’instrument juridique le plus ap­proprié pour rechercher les responsables de cette affaire ». Pourtant la commission d’en­quête avait pour objectif d’enquêter en France, bien sûr, sur un éventuel complot !

Les déclarations n’ont pas manqué pour justifier ce refus. Ainsi Gilles Thibault l’ambassadeur de France au Burkina déclare dans une interview au quotidien burkinabè Sidwaya le 1er juin 2015 : « Je suis désolé mais vous êtes dans le fantasme d’un rôle que nous avons pu jouer ». Pour François Loncle, député PS et président du groupe d’Amitié France Burkina Faso à l’Assemblée nationale française, « cette commission d’en­quête (NDLR parlementaire) n’aura pas lieu. Ce n’est pas notre rôle. Le cas Sankara relève des chercheurs, des historiens et sur­ tout des Burkinabè eux­-mêmes ! » [4]. Et Mau­rice Braud, conseiller aux relations internationales du Parti socialiste d’ajouter : « La France n’est pas compétente sur le fond du dossier. Ça n’a rien à voir avec des enquêtes sur des affaires où la France était impliquée de près ou de loin. Je sais qu’on veut voir la main de la France partout. Mais on est vraiment dans autre chose. Seule la justice du Burki­na qui vient de s’en saisir peut apporter une ré­ponse aux familles en­deuillées. » [5]

C’est du Burkina que vient la réponse à toutes ces déclarations. Au­jourd’hui, « l’instrument juridique le plus appro­prié », selon Bartolone, à savoir une enquête d’un juge burkinabè, menée depuis près de deux ans, se tourne vers la France et lui demande par commission rogatoire, la levée du secret défense. Voilà qui remet les pendules à l’heure. Il est grand temps que la France se penche sur ses actions passées en Afrique, plutôt que de s’enfermer dans le déni.

[1Selon un témoignage recueilli par Ludo Martens auteur de Thomas Sankara, Blaise Compaoré et la révolution burkinabè, édition EPO, 1989, 332 pages.

[2Ombre Africaine diffusé le 13 janvier 2013 sur la RAI3. Les retranscriptions des parties concernant le soutien français et américain sont disponibles à http://thomassankara.net/?p=794

[3Voir la proposition de résolution n°3527 tendant à la création d’une commission d’enquête relative à la recherche de la vérité dans l’assassinat de Thomas Sankara, disponible sur le site de l’Assemblée natio­nale.

[4Propos rapportés dans un article du Monde Afrique, "Y­ aura­-t­-il une enquête française sur la mort de San­kara ?" 30/06/2015

[5Idem

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 262 - novembre 2016
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