Le vendredi 21 octobre à 13 heures, le train Camrail reliant Yaoundé à Douala a déraillé en arrivant à Eseka. Le bilan réel des morts (officiellement 76) ne sera probablement jamais établi. Il pourrait s’élever à plusieurs centaines de victimes. On compte plus de cinq cents blessés.
Une telle catastrophe était prévisible. Un ensemble de circonstances l’ont rendue inéluctable. L’effondrement d’un pont a d’abord rendu l’axe routier Yaoundé-Douala impraticable, alors que la plupart du transport de voyageurs se fait par autocars, en raison de l’insuffisance de la liaison ferroviaire : un seul train par jour, extrême lenteur, nombreuses pannes. Le ministre camerounais des Transports a donc demandé à Camrail d’ajouter des wagons, au départ de Yaoundé, au train venant de Ngaoundéré, au nord du Cameroun, pour gagner Douala. Sept - certains disent huit - wagons ont donc été ajoutés au train qui en comptait déjà neuf. Selon des informations révélées par des cheminots, ces wagons supplémentaires, de fabrication chinoise, ne comportaient pas de système de freinage adapté. Entre Yaoundé et Douala, il y a une forte déclivité. En descendant la colline avant Eseka, à 200 km de Yaoundé, le train a pris de la vitesse. Sur la voie, de faible écartement, restée aux normes coloniales du XIXème siècle, cela a provoqué le déraillement d’abord des sept wagons de queue, dont quatre sont tombés dans un ravin, puis de huit des neuf autres.
Les riverains ont secouru les blessés et se sont occupés des corps des morts, tant bien que mal. Les premiers secours publics ne sont arrivés que vers 18 heures, soit cinq heures après l’accident. L’hôpital d’Eseka, dépourvu de médicaments, n’était pas en état d’accueillir les blessés qu’il a fallu évacuer vers Douala et Yaoundé. Plusieurs jours après la catastrophe, les secours n’ont toujours pas pu extraire tous les cadavres des quatre wagons enfoncés dans un marécage au fond du ravin. Ils risquent donc d’y rester abandonnés avec les épaves que l’État camerounais s’est révélé incapable d’évacuer.
L’ensemble de ces circonstances dévoile crûment l’état dans lequel se trouve le Cameroun en 2016. Déshérence et vétusté de "l’axe lourd" routier qui relie les deux villes principales du Cameroun, Douala, officiellement deux millions d’habitants et Yaoundé presque autant. Pourtant cet "axe lourd" est sillonné quotidiennement par un trafic intense, multiples cars et minibus de transports en commun, innombrables grumiers drainant le bois, première richesse du Cameroun, vers le port de Douala, poids lourds et voitures particulières. Les accidents mortels, sur lesquels on ne dispose d’aucune statistique fiable, sont quasi quotidiens au point qu’on appelle cette voie "la route de la mort", chacun ayant de ses proches ou connaissances qui y ont perdu la vie. Le chemin de fer quant à lui est au diapason : tortillard antédiluvien, équipé de matériels désuets achetés au rabais, il a été privatisé en 1999, dans la vague des Plans d’Ajustements Structurels imposés par le FMI. C’est le groupe Bolloré qui en a obtenu la concession. Alors que la société publique Régifercam, bien que minée par la corruption et en déficit chronique, fournissait encore dans les années 1990 un service voyageurs décent, depuis la privatisation les exigences de bénéfices du libéralisme ont réduit presque totalement ce service au profit du trafic marchandises bien plus rentable. L’acheminement des matériaux pour la construction de l’oléoduc Doba-Kribi dans les années 2000, puis le transport des équipements lourds pour les interventions de l’armée française au Tchad et en Centrafrique, avec l’évacuation des matières premières vers le port de Douala, ont certes dégradé l’antique infrastructure coloniale on ne compte plus les déraillements récurrents qui affectent le tronçon Yaoundé-Ngaoundéré mais ont suffit à assurer des bénéfices substantiels, ce qui permet notamment à Bolloré de faire joujou avec ses médias en France. Le service voyageurs est devenu un appendice négligeable. Il y a belle lurette qu’on ne va plus de Yaoundé à Douala qu’en autocar.
Ce tableau est celui du "développement" en Afrique francophone, c’est-à-dire développement colossal des fortunes accumulées par une classe dirigeante compradore, avide, servile, irresponsable, incompétente et nuisible, développement concomitant - l’un ne va pas sans l’autre - des bénéfices des multinationales exploitant le pays matière presque exclusive de la croissance du PIB tant vantée , absence criante ou délabrement des infrastructures, qui témoignent jusqu’à l’obscénité des quelques sous jetés à une population mendiante ; le tout sous la paternelle sollicitude de la France, bien sûr.