Un procès en diffamation, c’est comme une campagne électorale ou un entretien d’embauche : certains prennent parfois des libertés avec la réalité, en pariant implicitement sur le fait que personne ne fera l’effort ou ne trouvera le temps de vérifier les affirmations – et sur tout pas les juges, débordés de travail, dans une institution judiciaire dépourvue de moyens.
[NDRL : cet article a été publié dans un dossier avec le compte-rendu de l’audience du procès en appel de Bolloré contre Bastamag, à lire ici : "Bolloré, un type formidable qui n’exploite pas les Noirs"]
Comme dans ses questions aux prévenus et lors de sa plaidoirie, l’avocat de Bolloré a fustigé un article « truffé d’erreurs » et le « travail de cochon » de la journaliste Nadia Djabali (qu’il a, à force peut-être d’avoir du mal à se souvenir de son nom, fini par désigner « la pigiste » comme pour mieux la dégrader), nous ne résistons pas à l’envie de recouper quelques unes de ses propres affirmations.
La plus grossière, évidemment, lorsqu’il évoque la condamnation en 2010 de « Benoît Collombat, qui est un des rédacteurs en chef de France Inter » (ce journaliste de la rédaction sera heureux d’apprendre une telle promotion) pour les passages de son reportage de 2009 au Cameroun « sur le rail, sur le port de Douala et sur les plantations ». Pas de chance, car l’avocat de Bastamag a dénoncé ce « mensonge » de son confrère dans sa plaidoirie, le jugement de 2010 [1] rejette l’accusation de diffamation pour la partie de son reportage dédiée aux plantations de la Socapalm – ces mêmes plantations dont parle l’article incriminé de Basta. Me Comte est aussi revenu sur une argutie de son confrère, qui avait expliqué au début de sa plaidoirie, presque la main sur le cœur, qu’il avait été « obligé » de faire appel contre les deux blogueurs amateurs : en faisant appel du juge ment concernant Bastamag, Rue89 et la blogueuse Dominique Martin-Ferrari, coupables à ses yeux d’une faute professionnelle, cela l’amenait automatiquement à poursuivre les blogueurs, « par effet dévolutif de l’appel ». « N’y voyez ni la main de Vincent Bolloré, ni la froideur de Me Baratelli. Ni vous ni moi ni pouvons rien, c’est la loi, c’est au Palais Bourbon que ça se passe ». Une interprétation de la loi que Me Comte a dit ne pas comprendre et contredite (« si ! On pouvait se désister ») en accusant Me Baratelli d’avoir voulu se cacher derrière « un mensonge », car « c’était possible, c’est juste qu’on avait été condamné à verser [une indemnité] » à l’un des prévenus pour procédure abusive, et qu’il n’était pas question de laisser passer ça.
D’autres approximations sont passées
plus inaperçues. Par exemple lorsque Me Baratelli s’est étranglé que le rédacteur en chef
de Bastamag, Ivan du Roy, ait fait à l’au
dience le parallèle entre la participation importante de Bolloré dans la holding Socfin
(38,75%) et l’idée communément admise
que « le groupe Bolloré contrôle le groupe
Vivendi », maison mère de Canal+ : « Mais
les mots ont un sens ! (...) C’est rigoureuse
ment inexact. (...) Bolloré a acquis 5, puis
10, puis 15 et aujourd’hui 15,4 % du groupe
Vivendi. (...) Vincent Bolloré a été élu président du Conseil de surveillance du groupe
Vivendi ». Un chiffre à virgule, ça impressionne, ça fait rigoureux.. même si on ne sait
pas d’où il vient. Alors citons-en deux autres :
le dernier rapport d’activité de Bolloré
évoque, comme le site web du groupe, une
participation de 14,4 % au capital de Vivendi
fin 2015 ; le site de Vivendi parle de 20,66 %
de capital à la mi-octobre. Dans tous les cas,
pas sûr que la démonstration de la différence
d’influence avec celle au sein de Socfin soit si
éclatante. Surtout, quand en fin de plaidoirie,
Baratelli évoque un Bolloré « propriétaire de
Havas, de Direct Matin, aujourd’hui de Canal + ». Mais comme il le disait pour railler
les journalistes, « l’erreur est humaine ».
L’arbre qui
cache la plantation
Autre affirmation un peu trop hâtive :
« Nous n’avons aucune activité, bien que
nous ayons 58 000 salariés et que nous
soyons présents dans 155 pays, qui se rap
porte aux plantations de caoutchouc ! (...)
Avezvous vu sur le site internet de Bolloré
quelque chose [à ce sujet] ? » Il se trouve que
le rapport d’activités 2011 du groupe (le dernier disponible lors de la publication de cette
article par Bastamag) expliquait, p. 35 : « Le
Groupe Bolloré est aussi directement présent
dans le secteur des plantations au Cameroun, où sa filiale SAFA Cameroun exploite
une plantation de près de 9 000 hectares de
palmiers à huile et d’hévéas. » En quoi le fait
que ça ne soit plus le cas aujourd’hui,
puisque Bolloré a récemment cédé la Safacam (à une filiale de la Socfin !), devrait lui
permettre de réécrire un article de 2012 ? De
même, insistant sur le fait que son client
n’avait pas son mot à dire sur la gestion des
filiales de la Socfin, comme la Liberia Agricultural Company (LAC) épinglée dans l’article
de Bastamag, il s’est risqué à un « Bolloré ignorait l’existence de la LAC ! (...) Entendez juste ce genre de choses ! ». Mais est-il entendable qu’en étant administrateur de
Socfin (une fonction rémunérée), Vincent
Bolloré ignore l’existence d’une filiale libérienne que mentionnent les rapports d’activité de son groupe ? Par exemple, en 2011
donc avant cet article (p.35) : « En Afrique,
[Socfin] possède également de nombreuses
implantations dans différents pays (...). Il est
également présent au Nigeria et au Liberia ».
Et puisque les mots ont un sens, on peut
aussi s’interroger quand Me Baratelli affirme
un peu plus tard que « le groupe Bolloré
n’exploite aucun hectare de plantation de
par le monde ! » et que la production agricole ne fait pas partie des « quatre métiers »
du groupe. Car le rapport d’activités 2015,
publié en avril dernier, le rappelle (p.37) :
« Le Groupe Bolloré possède également trois
fermes aux États-Unis représentant près de 3
000 hectares. Un nouvel investissement est
prévu pour transformer les cultures actuelles (soja, coton,...) en oliveraies d’ici
deux ans. Enfin, le Groupe est aussi actionnaire et exploitant de domaines viticoles
dans le sud de la France, en zone d’appellation "Côtes de Provence", dont le cru classé
Domaine de La Croix et le Domaine de la
Bastide Blanche. Ces domaines représentent
une superficie totale de 242 hectares, dont
116 hectares de droits viticoles qui produisent plus de 600 000 bouteilles par an. »
Bon, tout est question de savoir ce qu’on appelle « plantation » ou « métier » : à ce stade
de sa plaidoirie, Me Baratelli devait être focalisé sur les activités africaines de Bolloré – les seules à entraîner autant de poursuites en
justice de journalistes et d’associations.
[1] . Le jugement est disponible sur le site internet de Survie