Survie

Génocide des Tutsi : Radiographie d’un Tribunal

rédigé le 4 avril 2017 (mis en ligne le 26 juin 2021) - Raphaël Doridant

Dans un essai intitulé Pouvoir et génocide dans l’œuvre du Tribunal pénal international pour le Rwanda, remarquable par sa clarté, sa concision et la pertinence des questions qu’il soulève, Rafaëlle Maison dresse un bilan critique du travail du TPIR.


Professeure de droit public à l’université Paris Sud, l’auteure commence par jeter une pierre dans le jardin des historiens actuels du génocide des Tutsi en s’élevant contre leur « propension à confiner l’événement dans le champ de la sociologie ou de l’anthropologie et à concevoir la violence du génocide comme sauvagerie populaire », ce qui « laisse une curieuse impression d’occultation du politique, comme si l’histoire de l’Afrique devait continuer de relever d’abord de l’ethnologie » (p. 13-14). Elle note qu’antérieurement, la question de l’organisation politique des massacres n’avait pas été oubliée et cite en particulier le travail de l’historien Gérard Prunier dans Rwanda - Le génocide, dont la première édition en anglais date de 1995.
Ceci posé, Rafaëlle Maison annonce clairement la couleur : c’est « une double interrogation sur l’organisation politique rwandaise du génocide, d’une part, et sur une éventuelle influence française d’autre part  », qui est à l’origine de sa réflexion sur l’œuvre du TPIR (p. 17). Si elle ne prétend nullement dresser le bilan exhaustif du travail du Tribunal, les deux axes qu’elle retient lui permettent de rapporter de précieux enseignements de l’analyse de certains jugements rendus entre 1998 et 2015 par la Chambre de première instance et la Chambre d’appel, commune au TPIR et au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie.

Un pouvoir génocidaire
difficilement appréhendé

Alors que le génocide est le crime d’Etat par excellence, le TPIR a globalement échoué à « cerner et expliquer le pouvoir central » (p. 151). En effet, «  les jugements portant sur les ministres n’ont pas pris en compte la position d’autorité gouvernementale pour en dégager la responsabilité des massacres  » (p. 84), ce que permettait pourtant la jurisprudence du Tribunal militaire international de Tokyo, qui jugea les dirigeants japonais après la Seconde Guerre mondiale. A la place de cette appréhension globale de l’autorité gouvernementale, les juges mirent en avant, dans le procès Mugenzi et autres où comparaissaient plusieurs membres du gouvernement intérimaire, « un critère beaucoup plus exigeant, celui du contrôle effectif  » (p. 112) : chaque accusé disposait-il réellement d’une autorité sur les tueurs ?
Les ministres ont donc été jugés individuellement, pour les ordres qu’ils avaient donnés et pour leur éventuelle participation directe au génocide. Six sur les douze ministres inculpés ont été acquittés, car « une sorte d’excès de zèle probatoire, confinant à l’aveuglement, empêcha parfois les juges de reconnaître au gouvernement intérimaire en situation locale « l’intention de détruire » propre au crime de génocide » (p. 151).
De hauts responsables militaires (au premier chef le colonel Bagosora) et des dirigeants du MRND, le parti présidentiel, furent aussi jugés par le TPIR. Mais les juges firent preuve là encore d’une prudence interprétative étonnante au moment, par exemple, de considérer l’assassinat, les 6 - 7 avril, des personnalités politiques favorables aux accords d’Arusha (la Première ministre, plusieurs ministres, le président de la Cour constitutionnelle). Le procureur tenta de les rattacher à la préparation du génocide, ce que le Tribunal refusa (p. 71). De même qu’il refusa de reconnaître l’entente en vue de commettre le génocide lors de ce même procès Bagosora et autres. Cela n’est peut-être pas sans lien avec l’occultation des responsabilités françaises.

Les responsabilités 
françaises en filigrane

Reconnaître le coup d’Etat réalisé à travers l’assassinat des dirigeants politiques modérés et la constitution du gouvernement intérimaire, et admettre l’entente en vue de commettre le génocide aurait obligé à examiner le rôle de la France. « En effet, lors de leur procès, plusieurs ministres affirmèrent qu’ils ne pouvaient avoir participé au génocide car ils se trouvaient à l’ambassade de France » entre le 7 et le 9 avril (p. 68). Cet alibi fut reconnu par le Tribunal, sauf dans le cas de Callixte Nzabonimana, où les juges constatèrent qu’il avait pu commettre les crimes dont il était accusé tout en séjournant à l’ambassade de France. « Pour les juges donc, il était parfaitement concevable que le ministre ait perpétré des actes de génocide tout en séjournant à l’ambassade de France. Et ceci ne les conduisit nullement à s’interroger sur ce séjour. L’ambassadeur de France, Jean-Michel Marlaud, ne fut d’ailleurs jamais entendu par le Tribunal  » (p. 69). Pourtant, l’un des accusés, Justin Mugenzi, expliqua que l’ambassadeur avait réuni, le 8 avril, les futurs ministres réfugiés à l’ambassade, avant leur départ vers le ministère de la défense où les attendait le colonel Bagosora.
Pour Rafaëlle Maison, « [a]u soutien d’une accusation d’entente, il aurait probablement été nécessaire de donner un sens, dans la séquence historique du coup d’Etat, à l’assistance de l’ambassade. Si cette assistance ne procédait pas nécessairement d’une « entente en vue de commettre le génocide », elle témoignait de liens – pour le moment une communication assez étroite – entre les auteurs du coup d’Etat et la diplomatie française. Et ces liens semblaient avoir facilité le coup d’Etat par la protection accordée à ceux qui devinrent les ministres du gouvernement du 9 avril  » (p. 69).
Autre moment-clé du rôle de la France, l’opération Turquoise est à peine présente dans les jugements rendus par le TPIR. Cependant, « s’il n’a jamais été question d’enquêter sur ses objectifs, ses pratiques ou son influence » (p. 143), elle a été évoquée lors du procès Bagosora et autres, quand les témoignages de militaires français déposant à huis clos ont contribué à l’acquittement du général Gratien Kabiligi. «  Elle fut mentionnée dans l’affaire Karemera et Ngirumpatse par la chambre qui parut vouloir signaler, sans y être explicitement invitée, le rôle de l’opération française dans le déplacement massif des forces génocidaires et d’une partie de la population rwandaise vers le Zaïre voisin » (p 143). Les juges avaient estimé que les civils partisans du gouvernement intérimaire « avaient en fait la possibilité de s’enfuir librement vers la République démocratique du Congo et [que] cette voie était protégée par les Forces armées françaises de l’opération ’’Turquoise’’  » (p. 134).
Cet ouvrage remarquable à tous points de vue se termine sur le constat que le rôle tenu par le Conseil de sécurité des Nations Unies et ses membres permanents dans l’encadrement du TPIR a contribué à faire disparaître « la question lancinante de la complicité ». On se demande bien pourquoi...
Raphaël Doridant

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