Survie

Barkhane : chronique d’un naufrage annoncé

rédigé le 5 juin 2017 (mis en ligne le 3 juillet 2017) - Raphaël Granvaud

Les déclarations martiales du nouveau président ne suffiront pas à masquer l’échec annoncé de
la « guerre contre le terrorisme » de la France en Afrique.

Macron candidat l’avait annoncé : « Dans la politique étrangère que je conduirai, je veillerai à dé­fendre partout les intérêts stratégiques de la France, et en priorité la sécurité des Fran­çais. A cet égard, en Afrique, je mènerai une action déterminée (...) contre le terro­risme et les trafics qui menacent la stabilité de plusieurs pays. » ( JeuneAfrique.com, 14/04) Plaçant délibérément les premiers pas de son quinquennat sous le signe du mi­litarisme, Macron président en a remis une couche à l’occasion de son voyage aux forces françaises au Mali : «  l’opération Bar­khane ne s’arrêtera que le jour où il n’y
aura plus de terroristes islamistes dans la région
 », a­-t­-il assuré (AFP, 19/05). « Avec une telle annonce, on signe un bail de cent ans pour Barkhane ! », ironise l’ancien di­plomate Laurent Bigot ( Journal du Mali, 25/05)

Tableau de chasse

Depuis le lancement de l’opération en août 2014, les militaires français multiplient les opérations de « grande ampleur » à l’en­contre des « groupes armés terroristes »
(GAT) qui sévissent dans la zone sahélo­-sa­harienne. Ces dernières semaines, plusieurs
dizaines de leurs combattants ont été « neu­tralisés » au Mali, à grand renfort d’avions de chasse. Mais en dépit des « scores » affichés par l’armée française, la situation sécuritaire du Mali reste catastrophique et ne cesse d’empirer. Certes, depuis l’opération Serval, les groupes djihadistes n’administrent plus le nord du pays, mais ils se sont recomposés et restent omniprésents. Leur pouvoir de nuisance s’est même étendu au centre du pays et aux frontières du Burkina et du Ni­ger, contraignant les militaires français à ré­orienter leur action dans ces zones. En mars
dernier, les chefs militaires d’Aqmi, des Bri­gades du Macina et d’Al­Mourabitoune an­
nonçaient par vidéo leur fusion sous la houlette de Iyad Ag Ghali, chef d’Ansar Ed­dine, dans un nouveau mouvement baptisé « Groupe de soutien à l’islam et aux musul­mans ».

La Minusma que la force française est censée seconder (en réalité c’est l’in­verse), pourtant forte de presque 14 000 hommes, consacre l’essentiel de ses moyens à se protéger elle-­même plutôt que les po­pulations civiles. Entre les mines, les at­taques kamikazes, les embuscades et les tirs de mortiers sur ses campements militaires, elle reste la mission la plus dangereuse des Nations unies avec 118 casques bleus tués
depuis 2013, sans compter les victimes au sein des forces maliennes et françaises.

Des critiques de plus en plus nombreuses

Fait nouveau, depuis quelque temps, la presse française s’est montrée un peu plus critique à l’égard des résultats de la « guerre contre le terrorisme » menée par la France, sans doute lassée du « story telling » de l’an­cien ministre de la Défense, et nouveau lo­cataire du Quai d’Orsay, pour lequel la situation n’en finit pas de s’améliorer. A l’oc­casion de la visite de Macron à Gao, la parole a également été donnée aux ONG ou aux chercheurs qui ont utilement rappelé quelques éléments de compréhension de la situation. « La stratégie purement militaire demeure limitée, et il va falloir que la di­plomatie française en tire les consé­quences  », espère la FIDH (AFP, 18/05).

« Paris, comme les puissances régionales prêtent beaucoup trop d’attention à l’as­pect militaire de la lutte contre les djiha­distes, pas assez au terreau qui l’alimente », rappelle également Human Rights Watch (Lexpress.fr, 19/05). « Dans
bon nombre de villages, il semble que les djihadistes aient pris la place des acteurs
étatiques chargés de lutter contre le bandi­tisme et contre la délinquance ordinaire,
de résoudre les querelles conjugales ou fa­miliales et de favoriser la réconciliation
communautaire
 », explique Corinne Dufka, directrice de la division Afrique de l’Ouest de HRW (IRIN, 29/05). Si les djihadistes font régner la terreur, notamment à l’encontre de ceux qui collaborent avec les forces étrangères ou ne respectent pas la Charia, ils jouissent néanmoins d’une réelle implanta­tion et, toujours selon C. Dukfa, « trouvent porte ouverte à leur propagande en s’ap­puyant sur les maux qui gangrènent le Mali depuis des décennies : la mal­-gouver­nance, la faiblesse de l’État face au bandi­tisme, l’impunité » (Lexpress.fr, 19/05).

Vieilles lunes héritées des conflits coloniaux

Certes, les autorités politiques françaises se disent consciente du problème. « Les ter­roristes prospèrent sur la misère, sur la désagrégation des sociétés », a justement rappelé Macron, comme d’autres avant lui, mais la traduction politique de cette évi­dence reste nulle, et la seule réponse de­ meure militaire et sécuritaire.

Les militaires, quant à eux, font ce qu’ils croient savoir faire, recyclant les vieilles théories héritées des conflits coloniaux : « Il ne s’agit pas seulement de "taper" les GAT mais de mener une lutte anti­-insurection­nelle, de gagner les coeurs », explique au Fi­garo « un officier de la "coloniale" » (08/03). Mais ils ont beau multiplier les « ac­tions psychologiques » et les actions « civilo­-militaires » auprès des populations, les « ac­tions d’influence » auprès des élites locales, pour séparer le bon grain de l’ivraie et cou­per les djihadistes de la population, ils se re­fusent à admettre qu’ils sont perçus comme une force d’occupation. « Scènes étonnantes de militaires français qui contrôlent, inter­rogent. Certes Barkhane ne fait pas de prisonniers. Les personnes interpellées sont remises aux autorités maliennes. Mais que pensent vraiment ces Touaregs, ces Arabes de cette présence, 57 ans après l’indépen­dance ? », s’interroge un journaliste de Ouest-­France en reportage au nord du Mali (19/05). « Les djihadistes n’ont eu aucune difficulté à présenter la MINUSMA et l’inter­vention européenne comme des forces néo­coloniales, venues au secours d’un régime corrompu, alors qu’ils pillent les matières premières du pays », rapporte une journa­liste indépendante dans un reportage réalisé pour l’agence de presse de l’ONU, IRIN (29/05) « Où est la souveraineté du Mali quand c’est un président d’un pays étran­ger qui dicte au nôtre le chemin à suivre
 ?
 », s’interroge un journal malien (Inf@sept,
cité par RFI, 22/05).

Bien sûr, Macron comme ses prédéces­seurs s’en défend et assure promouvoir un
« nouveau partenariat  » d’égal à égal. Mais quand il est interrogé sur la lutte contre le terrorisme en Afrique, avant même d’avoir été élu, il lâche : « Je réunirai le plus rapi­dement possible le G5 Sahel, une instance au cœur de la problématique qui concerne tous les pays directement affectés.  » (JeuneAfrique.com, 05/05) Faut­-il rappeler que
le G5 est censé être une structure de coor­dination sous contrôle des africains au sein
de laquelle la France n’a qu’un statut d’ob­servateur ? Faut­il rappeler également que la collusion avec des régimes autoritaires ou corrompus vomis par les populations fait également le jeu des djihadistes ? Là encore, peu de changement à attendre : « Je suis très attaché à la stabilité des Etats, même quand nous sommes face à des dirigeants qui ne défendent pas nos valeurs ou peuvent être critiqués », affirmai-t­-il encore dans la même interview.

« Bavures » ordinaires

Enfin la fameuse bataille « des coeurs et des esprits » a d’autant moins de chances
d’être gagnée que les comportements des militaires français et des leurs supplétifs afri­cains sont loin d’être irréprochables. Certes, « il semble que la présence de l’armée fran­çaise a joué un rôle de modération auprès de l’armée malienne (...) Les exactions dont elle était coutumière ont diminué », estime HRW (Lexpress.fr, 19/05).

Encore que ce constat semble devoir être nuancé par un rapport de la FIDH qui estiment au contraire que « l’armée malienne se livre à de nom­breuses exactions sous couvert de lutte an­ti-terroriste, notamment dans la région du centre du Mali » (Rfi.fr, 11/05). « Il y a eu beaucoup d’arrestations, beaucoup de dis­paritions. (...) L’armée, dans la lutte contre le terrorisme, ne fait souvent pas de
discernement. Ils viennent dans un village, ils prennent tout le monde. C’est après
qu’on saura qu’effectivement il y avait des gens qui n’avaient rien à voir avec le terro­risme et le jihadisme
 », explique Moctar Ma­riko de l’association malienne de défense
des droits de l’homme.

Si la guerre menée par les forces fran­çaises semble un peu moins « sale » que
celle menée par les Etats-­Unis en Irak ou en Afghanistan, les procédés contestables
existent néanmoins, à commencer par les exécutions extra­judiciaires, mais également les « bavures ». On a déjà rapporté (Billets, n°265, février 2017), concernant la dernière en date, comment le ministère de la Dé­fense avait tenté, comme il en a l’habitude en pareille circonstance, d’étouffer l’affaire
d’un enfant de 10 ans tué par erreur par des militaires français. Pris à partie par les mé­dias lors de son dernier sommet « Afrique­ France », Hollande avait été contraint d’an­noncer que les résultats de l’enquête militaire censée avoir été ordonnée seraient connus au plus tard fin février. On attend toujours.

« Sollicités par Mediapart, le mi­nistère de la défense et l’état­-major des armées restent muets. En coulisses, dans les bureaux de la Minusma (la mission des
Nations unies au Mali) à Bamako, ou ausiège de l’ONU à New York, ils ont pourtant
donné de la voix
 », rapporte Mediapart (19/05) dans un article qui mérite d’être cité longuement :

« Persuadés que les fuites venaient de la Minusma, les diplo­mates et militaires français ont mis la pression pour que l’on retrouve les "bavards". Une enquête interne a été ouverte. "Ce n’est pas la première fois qu’on est soumis à de
telles pressions, affirme un fonctionnaire onusien en poste à Bamako ayant requis
l’anonymat. Depuis le début, la France re­fuse que la Minusma, et notamment la
DDHP [la division des droits de l’homme et de la protection – ndlr], jette un œil sur ce
qu’elle fait au Mali. C’est pourtant notre rôle." Dans le secret des réunions à huis clos, les enquêteurs de la division des droits de l’homme de la Minusma interpellent régulièrement les représentants de la force française sur des cas d’arrestations arbi­traires et de djihadistes présumés faits prisonniers par Barkhane et torturés par la
suite dans les geôles maliennes. Le dernier rapport du Conseil des droits de l’homme
de l’ONU consacré au Mali, publié en fé­vrier, soulevait ces questions : "L’expert in­
dépendant note que des allégations de détentions arbitraires et d’autres violations
des droits de l’homme commises par la force Barkhane continuent d’être rappor­tées. [...] L’une des préoccupations majeures de l’expert indépendant est le nombre croissant d’individus détenus au secret par les services de sécurité de l’État
malien et les forces internationales".
 »

Là encore, la réponse de Macron est
sans appel : « Je protégerai l’institution mi­litaire. Je la guiderai dans nos interventions. Ma confiance en vous est totale. »
(LeMonde.fr, 19/05) Une confiance aveugle,
sans doute...

Notons enfin que la liste des « dom­mages collatéraux » ne risque pas d’être
close de sitôt, la France envisageant de plus en plus sérieusement (si ça n’est pas déjà discrètement acté) de se doter de drones ar­més (la France ne dispose pour l’instant que de drones d’observation), outils dont les
Américains ont démontré qu’ils offraient
une large palette en matière de crimes de
guerre. Dernière étape en date de ce pro­cessus, la commission de Défense du Sénat
vient juste de rendre un rapport plaidant en
faveur de l’équipement de nos forces en
drones armés. Un « enjeu de souveraineté »
paraît­-il...

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 268 - juin 2017
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